Shots et pop-corns

Les shots du Comptoir – Avril 2019

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels le temps de quelques chapitres.

La steppe et les moutons [1]

4176YBH1XFL._SX210_L’un des rares auteurs mongols connus hors de son pays, Galsan Tschinag nous offre dans ce petit livre un superbe récit autobiographique qui ravira tous les lecteurs qui s’intéressent à l’Asie, aux populations nomades et au pastoralisme. Issu du peuple Touva, il nous raconte avec émotion et sensibilité une enfance passée au contact de la steppe, de la montagne, des brebis du troupeau familial, de son cher chien Arsylang et, bien sûr, des membres de sa famille. Le mode de vie traditionnel est encore en vigueur, l’argent très peu présent, les conditions de vie dignes mais rudes. Le pouvoir soviétique, quoique lointain, impose là aussi ses quotas de production et la scolarisation des enfants nomades, ce qui permettra d’ailleurs à Tschinag de partir en échange en Allemagne et d’y devenir écrivain…

Pierre Madelin

Le renouveau du féminisme [2]

9782348042881Coécrit par trois universitaires enseignant aux États-Unis, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, ce manifeste se donne pour objectif, dans un langage simple et accessible à tous, de poser les jalons d’un féminisme anti-libéral et intersectionnel. Anti-libéral car il ne saurait être question pour les auteures de réclamer ce qu’elles nomment une simple « égalité des chances à dominer », soit l’aspiration, non « à abolir la hiérarchie sociale » en tant que telle, mais à la « diversifier en permettant à des femmes “talentueuses” d’atteindre le sommet ». Intersectionnel car la domination subie par les femmes s’inscrit dans un système d’oppression plus vaste, reposant sur l’exploitation des travailleurs, la marginalisation des groupes racisés et la destruction de la nature. Le féminisme défendu ici se veut donc également social, antiraciste et écologique : en un mot, anticapitaliste.

Mais le Féminisme pour les 99 % vise aussi à « surmonter les oppositions classiques et obsolètes entre “politique minoritaire” et “politique de classe” ». Aux nostalgies régressives, ouvriéristes et marxistes, d’une époque où le prolétariat prétendait incarner seul les énergies révolutionnaires, les auteures opposent le bien-fondé de la diversité des luttes engagées contre des systèmes d’oppression qui, s’ils sont imbriqués les uns dans les autres, ne sont pas pour autant réductibles à une seule et même logique. Mais, face à la fragmentation des luttes et des mouvements sociaux, face à l’éclatement des revendications, elles insistent également sur la nécessité d’un horizon d’émancipation commun : « Notre manifeste rejette à la fois l’approche réductrice de gauche, qui conçoit la classe ouvrière comme une abstraction homogène et vide, et celle du néolibéralisme progressiste qui célèbre la “diversité” comme s’il s’agissait d’une fin en soi. Rejetant les perspectives que le capitalisme construit pour nous et dont nous ne pouvons que sortir perdant-e-s, le féminisme des 99 % cherche à réunir les mouvements existants et futurs en une large insurrection mondiale. »

P. M.

L’éternité retrouvée [3]

Il n’est sans doute pas facile d’écrire sur un écrivain aussi célèbre et aimé qu’Albert Camus. Beaucoup de simplifications ont été faites sur sa pensée, beaucoup de bêtises ont été prononcées sur son œuvre. On cite souvent les mêmes extraits (parfois tronqués) de ses ouvrages, on mentionne les mêmes anecdotes à propos de sa vie personnelle, on le range vite fait dans la case floue des existentialistes et le tour est joué…

Youness Bousenna évite avec bonheur tous ces écueils et propose dans ce court essai de redécouvrir l’intensité d’une « pensée forgée sous le soleil de la mer Méditerranée, puisée dans la beauté de ses paysages comme dans la sagesse des vieux Grecs, [et qui] fut d’abord celle d’un jeune homme qui chercha comment vivre, aimer et mourir ». En à peine 120 pages est condensée la vie d’un homme paradoxal mais intègre et qui, à travers ses articles, ses romans, ses essais et ses pièces de théâtre, n’aura eu de cesse de dire “non” à la barbarie de son temps (la misère en Kabylie, la violence terroriste, la collaboration, le nihilisme érigé en dogme, l’horreur totalitaire, la bombe atomique, la mécanisation du monde, la perte de la beauté…), et de clamer “oui” à la joie simple et profonde d’être sur terre, de bénir le soleil et la nuit, de vivre chaque jour comme si c’était le premier et de l’éternel retour à l’amour.

Du quartier pauvre de Belcourt à Alger à la remise du prix Nobel de littérature en 1957, en passant par le maquis de la Résistance et des conférences aux États-Unis, des voyages en Grèce et au Brésil, c’est un homme étreint par le sens de la justice et la dignité de l’être humain qui bâtit une réflexion en trois temps autour des notions d’absurde, de révolte et d’amour (ce dernier cycle n’ayant pu voir le jour suite à sa mort accidentelle en 1960). Et, si la plupart de ses ouvrages furent des succès de librairies, il ne fut pas à l’abri de certaines critiques acerbes (Youness Bousenna rappelle la polémique l’opposant à Sartre lors de la parution de L’homme révolté et de la profonde perte de confiance qui en résultera). Camus put néanmoins compter sur le soutien et l’amitié d’êtres chers : son instituteur Louis Germain, son maître Jean Grenier, son ami René Char. Lui qui affirmait ne pas pouvoir « vivre longtemps avec les êtres », réclamant « un peu de solitude, la part d’éternité » en revenait toujours à l’amour comme Ulysse revenait à Ithaque, bouclant la boucle à travers la pensée de midi, celle des paysages brûlants de la mer et du ciel réunis, goûtant enfin à « la joie tragique de vivre ».

Sylvain Métafiot

Un concentré toujours aussi inflammable et explosif [4]

C’est à l’aurore de l’année 2016 qu’a vu le jour Raskar Kapac, une frêle gazette de huit pages créée par trois jeunes malandrins lettrés entrés en littérature comme on entre en religion (la chasuble en moins, l’alcool en plus) : Maxime Dalle, Yves Delafoy et Archibald Ney. Beaucoup de textes, quelques photos, aucune publicité et une ambition toute simple : « Faire resurgir en pleine lumière quelques artistes incendiaires qui nous ont enseigné la puissance libératrice de la création. » Le premier numéro fut ainsi consacré à l’écrivain injustement oublié Jean-René Huguenin.

Trois ans et seize numéros plus tard paraît la première anthologie rassemblant les dix premiers numéros de cette atypique gazette littéraire. Dix numéros célébrant dix personnalités flamboyantes : le peintre Chaïm Soutine, le dessinateur Hugo Pratt, les écrivains Henry de Monfreid, Yukio Mishima, Guy Hocquenghem et James Salter, l’acteur Maurice Ronet, le philosophe Friedrich Nietzsche, les voltigeurs de l’aéropostale Antoine de Saint-Exupéry et Jean Mermoz. Des noms qui reviennent à la vie à travers des portraits et des grands entretiens menés avec Jean-Paul Kauffmann, Michael Lonsdale, Michel Maffesoli ou Guillaume de Tanoüarn. Dans cette anthologie, on retrouve également les diverses chroniques musicales, cinématographiques ou littéraires, ainsi que les carnets de voyage, rédigés par de nombreux collaborateurs occasionnels ou récurrents (Eric Neuhoff, Michka Assayas, Olivier Maulin, Gabriel Matzneff, Alain de Benoist, Romaric Sangars…). Enfin, une série de documents inédits viennent clore l’ouvrage : des photographies d’Huguenin et la lecture de son journal par Pierre Arditi, des entretiens avec Olivier Renault, Benoît Heimermann et René Schérer ou encore des extraits du journal de Christian Dedet évoquant Maurice Ronet.

S. M.

Le bonheur d’être malheureux [5]

Un roman abstrait ? Un essai auto-fictif ? Difficile de saisir la matière de cet ouvrage évanescent et liquoreux de Jérôme Leroy, paru dans ses jeunes années d’écrivain, en 1992, et que les éditions de La Table Ronde ont eu la bonne idée de rééditer. Il narre les états d’âme d’un jeune professeur de français, perdu dans une grande ville du nord de la France, au début des années 1990, écartelé entre la violence sociale du libéralisme triomphant et une brutale peine de cœur. La jeune femme blonde l’a quitté, et malgré les excusions délectables avec une de ses collègues qu’il prénomme « la danseuse » (à laquelle il dépose régulièrement des citations dans son casier), il trimbale son chagrin d’amour comme d’autres arborent leur suicide à leur boutonnière.

Ses seuls et fidèles compagnons d’exil se nomment Chamfort, La Rochefoucauld, Cioran, Georges Perros, Dominique de Roux. La fine fleur des moralistes français. Les épéistes de la forme courte, de l’aphorisme qui tranche dans le gras de la médiocrité, des maximes qui fendent l’air vicié des villes frénétiques. Des ultra-lucides fatigués en somme, des attentifs désespérés : « Ils donnèrent leur soyeux aux jours qui composèrent cette saison floue de mon existence. » Leroy reprend à son compte la forme courte en divisant son récit de petits chapitres eux-mêmes divisés en brefs paragraphes, comme des fiasques de bile noire projetées sur les murs de sa tristesse. Et c’est paradoxalement cet abattement qui lui procure une joie douce, bercé par les voyages dans le Mongy, le tramway rouge qui l’emmène chaque jour au collège Brancion où il retrouve, amusé et las, ses élèves aux 25 nationalités différentes. Combiné au goût des alcools forts, à l’écoute de Bach et de Gene Chandler, et à la lecture assidue des écrivains cités plus haut, cette nonchalante mélancolie (« une certaine qualité de tristesse et de silence ») permet au narrateur de s’extraire épisodiquement de ce monde transformé en Disneyland pré-fasciste, malgré un éreintement que le temps n’arrivera sans doute jamais à guérir.

S. M.

L’absolu à l’épreuve du temps [6]

Yukio Mishima (1925-1970) est le dernier écrivain-samouraï à s’opposer à l’américanisation du Japon à la fin de la Seconde guerre mondiale. C’est par un seppuku qu’il a répondu à la déréliction de la culture traditionnelle japonaise, qui transparaît à chaque page du Pavillon d’Or. Chef d’œuvre trop souvent perçu comme une ode à la beauté et à la folie, Le Pavillon d’Or incarne davantage la tension douloureuse d’une conscience prise entre l’être et le non-être, prisonnière de la vie comme de l’éternité.

La beauté, stérile et venue au monde par des touches de vide au sein d’un trop-plein nauséeux, doit nécessairement périr pour Mizoguchi (“beauty must die”, écrivait déjà Keats), moine bouddhiste dont nous suivons les méandres intérieurs, et l’obsession pour le paroxysme esthétique qu’incarne le Pavillon d’Or (Kinkaku-Ji). Les « structures édifiées sur du non-être » de ce temple-univers ne peuvent que retourner à leur néant premier pour purifier l’air chargé de passé. Obnubilé par la nécessité de restaurer l’harmonie cosmique, Mizoguchi la libérera de son carcan limité – la cruauté intrinsèque de l’être. Ce temple splendide enveloppé d’eau est à la fois le berceau et le tombeau du soi, et cette ambivalence enchaîne la conscience isolée à des liens qu’il lui faut détruire. La fascination pour le mal ne provient pas chez notre moine d’un désir de transgression sociale. La transgression, bien qu’omniprésente dans le roman, est bien plutôt l’accomplissement même de la philosophie zen – le retour de toute chose au vide premier. Elle constitue l’envers et l’antidote d’une présence venimeuse : celle de la splendeur, et de sa fidèle compagne, la musique. Ce n’est qu’en faisant mourir l’éphémère en soi qu’on se hisse au rang de l’éternité. Seul le feu qui consume et purge sauve Mizoguchi de son ennemi mortel, le devenir. Alors, sous une pleine lune d’été, le Pavillon d’Or brûle. Et au cœur de ce bûcher sublime, l’albatros gauche et veule prend enfin son envol.

Andreea-Maria Luna

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