« Nos enfants nous accuseront ? Qu’à cela ne tienne, n’en faisons pas. » Fort de sa fatuité doublée d’illettrisme, l’écologisme bon genre, urbain et connecté, n’en finit pas de nous asséner ses solutions innovantes et disruptives « pour sauver la planète ». Dernière lubie en date : refermer le registre des naissances. Si l’idée ne nous dit pas grand-chose du monde de demain (et pour cause), elle demeure éclairante sur les soubassements psychiques de notre apôtre de l’éphémère présent.
Telle une fulgurance comme il s’en opère parfois par la grâce des réseaux sociaux, au hasard d’un scrolling ennuyé – ô intelligence collective, qui fait se répandre les bonnes idées comme les grumeaux dans le lait – une évidence a récemment frappé la conscience béate du jeune Européen déchristianisé avide de rédemptions abordables : les enfants ont une empreinte écologique. Stupeur et tremblements ! Se peut-il qu’une idée si simple ait mis si longtemps à naître dans l’esprit des hommes ? Gageons qu’il aura fallu à notre jeune Occidental post-historique un certain temps pour méditer ce fait, qui semble tout de même remettre en cause trois cent mille ans d’allègres sauteries. Rien à faire : un enfant, c’est l’équivalent par an, dit-on, d’une demi-douzaine de Paris-New York, ni plus ni moins. C’est clair, c’est net, c’est attesté. Éclairage scientifique d’une déconcertante simplicité, et preuve s’il en fallait encore de l’éminence du temps présent, qui décidément simplifie bien des choses.
Tracasseries de l’âge
Ce renseignement surgit comme une barque au milieu des vases élucubratoires de notre pécheur sans péchés : ça tombe bien ! se dit-il. Ça tombe bien, car il est à l’âge où il convient de procréer, et depuis quelques temps sourdait en lui un ersatz d’impératif, difficilement localisable, une vague nécessité dont il ne savait que faire. Après trente ans de tranquilles jouissances, l’ombre chatouilleuse d’un délai venait raidir l’agréable réversibilité du temps libéral-libertaire où il se plaisait de barboter. Depuis quelques temps déjà il voyait autour de lui paraître l’invitation, affleurer l’ultimatum. Et notre Individu, virtuose des calculs d’utilité et du bien-être planifié, de se demander s’il n’y a pas là une bonne affaire. Non pas qu’il ait un véritable désir d’enfant, entendons-nous bien ; la filiation lui est aussi incompréhensible que les grives en cocotte ou l’abstinence ; ce n’est pour lui qu’un archaïsme – disons même : l’archaïsme des archaïsmes, une conséquence incongrue et gênante du coït, qu’il s’agirait de désolidariser une bonne fois pour toutes, et promptement. Mais s’il y avait là l’occasion de petits plaisirs, d’un divertissement inédit ? Car notre sybarite n’a qu’une crainte, la seule vraie crainte qu’il ait jamais eue : le surgissement d’un regret. Qu’à l’un des détours d’une existence toute en friandises, survienne ce redoutable sentiment qu’est celui du manque, d’un raté. Comment cela pourrait arriver, il n’en sait rien ; mais n’est-ce pas le propre du désir que de poindre d’on ne sait où et d’agacer on ne sait comment ? Cette perspective sinistre s’ajoutait aux insinuations poussives des proches, ainsi qu’à l’exemple allusif des quelques amis déjà tombés dans la panade.
« Hé ! Ce monde n’est-il pas suffisamment affreux ? Ne serait-ce pas cruauté nue que de donner naissance à un innocent dans cette époque cernée d’apocalypses ? »
Il y a autre chose. Ce qui l’intrigue et l’inquiète, c’est qu’il sent, au fond de lui, que quelque chose lui échappe dans cette histoire, qu’une impondérable brume entoure la parenté, une énigme, un non-dit qui refuse la mise en équation et le jugement en bonne et due forme. Il sent bien qu’une nuance distingue la persévérance généalogique d’autres projets comme le port de la moustache ou l’achat d’une maison dans l’Aveyron. Une bizarrerie, un halo de mystère, un poids, une gravité – cette même gravité qui figure sur le visage de la jeune femme au ventre rond croisée sur un trottoir – une gravité qui échappe à sa rationalité frivole et qu’il ne sait pas être un reste de sacré. Et ça le chiffonne. Principe antique de l’homme éternel explorateur de ce qui lui échappe, ou habitude de consommateur prompt à désirer ? Voilà qu’il se demande s’il ne veut pas en être, lui aussi. Voilà le branché ébrancheur, l’amateur des fins de lignées et des transplantations qui lorgne l’album de famille. Tout encombré de son incompréhension, il commence à hésiter.
Bouée morale contre la montée des eaux troubles
Voilà quelle épine l’urgence écologique lui a retiré du pied. Voilà la précision fortuite qu’il attendait, ce dont il avait besoin pour prendre ce qu’il croit être une décision. Argument lumineux ! Quel sens y a-t-il, en effet, à rajouter un pollueur en herbe sur ce caillou surpeuplé (il ne sait plus ce qui compte mais il sait compter), un bousilleur de planète en puissance, un aggraveur de scénarios climatiques ? Il n’aura pas d’enfant, et ce sera pour l’Autre – le Bengali, le Fidjien, l’émigré, l’animal, le végétal, « la planète », peu importe lequel précisément. Ce sera l’Autre qui justifiera ce rien que produit chez lui l’idée – ce n’est plus que cela – d’enfant. Ce sera pour les générations futures, celles-là même dont il se désintéresse radicalement. Et de graver non sans une secrète délectation cette ultime sentence au frontispice de son âme béante : enfanter est immoral. Et de s’arrêter là. Et de contempler avec ravissement cette nouvelle loi qui repeint de couleur splendide son manque de santé.
Hé ! Ce monde n’est-il pas suffisamment affreux ? Ne serait-ce pas cruauté nue que de donner naissance à un innocent dans cette époque cernée d’apocalypses ? Où les houppettes trumpiennes projettent leurs ombres, évocation menaçante des heures les plus sombres etc. ? Où c’est à qui, de la guerre, de la pénurie de pétrole ou de l’engloutissement arrivera le premier ? Où les mégapoles se multiplient comme des métastases ? Où chaque mètre carré de forêt encore intacte est minutieusement décapé ? Où un acte de naissance est une biffure sur la liste des espèces sauvages ? (Surtout, où l’on se sent si impuissant ?) Il ne faut pas attendre longtemps pour que notre moralisateur démoralisé avoue ne voir en l’homme qu’une espèce invasive dont on aurait tout à espérer de la disparition prochaine. Or, ce qu’il ne voit pas et que nous nous proposons de lui expliquer, c’est que c’est la sienne, en réalité, de disparition, qu’il espère. Qu’au travers de ce noir tableau d’un futur désespérant – au demeurant peu convaincant pour qui se fait une idée des péripéties de l’Histoire – c’est son propre dégoût du monde qu’il exprime, son manque d’appétence pour la vie en soi. Ce que nous voulons lui montrer, c’est que sa décision de ne pas avoir de progéniture, ce que, par un tour de passe-passe jésuitique il a changé en ultime combat pour l’Autre (imaginaire jusqu’au paroxysme, cf. « la planète »), est d’abord un combat contre soi.
« Le véritable écologisme ne peut être que du côté de la santé, il ne peut que s’appuyer sur l’amour de la vie. »
Déshérence pour cause d’errance
Loin de nous l’idée de minimiser l’état du monde, déplorable à plus d’un titre. Encore moins de reléguer la crise écologique au rang des problèmes ajournables. Il est clair que la dislocation des écosystèmes est une mise en demeure impérative des modes actuels de développement, et que la démographie y joue sa part. Seulement, nous posons que cette apparente solution de rupture, cette « disruption » pour le moins draconienne, est avant tout une réponse à l’immense désespoir qui habite la jeunesse occidentale, fatiguée d’une errance qui lui épuise l’âme. Cet écologisme plein d’amertume est l’expression informulée de son incapacité à trouver autour d’elle quelque chose qui vaille la peine. C’est l’errance, si l’on peut dire, qui appelle la déshérence. Faire des enfants ?… Mais pourquoi, au fond ? Sous le réflexe interrogatif pseudo-moderne, la perplexité envers une idée qui indiffère. Le Pourquoi ? n’est pas un Pourquoi raisonnable, c’est un Pourquoi dépité. Pas de Philia dans cette philosophie : le What If ? n’est qu’un So What.
On trouve des traces évidentes de ce nihilisme dans l’attrait qu’exprime l’Occidental fatigué pour une nature inaltérée, et dans son aversion de la domestication, vue sous le seul prisme manichéen de l’oppression (« spéciste »). L’Europe n’est plus ce bijou d’aménagement millénaire de l’espace, de composition patiente entre l’homme, l’animal et le végétal (certes gravement endommagé par la profanation productiviste), mais l’interminable joug d’un être dépourvu de légitimité car dépourvu d’attrait. Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’on lui a ôté son lourd vêtement de culture, et qu’en dessous il n’y avait rien ? Dégoût de l’agriculture, dégoût de la culture, dégoût de soi-disant compromissions, dégoût des arrangements de l’Histoire, dégoût de la vie enfin de celui qui refusait d’être adulte, et qui l’amène à souhaiter la disparition des vaches, qui ne sont pas « naturelles ». Qui peut souhaiter la disparition des vaches, sinon un désespéré ?
Péguy écologiste
Étrange écologisme qui se dit du côté de la vie et qui est à son exact opposé. Nous soutenons que le souci de se retirer, de laisser en friche, est comme celui de jouir, un désengagement ; et que le souci de transmettre pourrait, a contrario, s’avérer la voie prometteuse, la seule voie efficace, parce que c’est la seule qui soit engageante. Ce que dit Péguy du père de famille, « seul aventurier du monde moderne », s’applique ici : « il n’est point engagé seulement dans la cité présente. Il est de toutes parts engagé dans l’avenir du monde. » (Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle). Il faut opposer à ce pseudo-écologisme un écologisme solaire, qui soit du côté de la vie, donc de l’incarnation, donc de l’héritage. Le véritable écologisme ne peut être que du côté de la santé, il ne peut que s’appuyer sur l’amour de la vie (donc l’amour du passé : « quand on aime la vie, on aime le passé parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine » (Yourcenar)), l’amour de la vie concrète, celle dont il est appelé à prendre soin comme jardinier (Charbonneau, Le Jardin de Babylone). Amor fati, donc, résolument. Amour weilien, pour ce qui est fragile ; surtout, amour pour ce qui est là, pour ce qui est sous nos yeux et qui se défait, pas pour un état d’illusoire pureté, pas pour un monde sans vaches, un Eden sans compromissions, comme en ont soif les neurasthéniques et les révolutionnaires. Le monde n’est que compromissions ; il est culture et paysages, non forêt vierge. L’Homme et la nature sont de vieux amants depuis longtemps modelés l’un par l’autre et qu’on ne saurait distinguer ; tout est domestique et tout le sera, à l’heure de l’Anthropocène.
Puisse notre jeune Européen déchristianisé retrouver le goût de vivre, et par lui celui de la vie et de sa transmission ; ou l’inverse. Gageons qu’en renouant avec elle, il renouera avec le reste (l’art, le langage, la culture). Chasser le dégoût et le ressentiment, apprendre à aimer, se maintenir dans le monde et peser sur sa destinée pour enrayer les forces de destruction, voilà un vrai programme écologiste. Contre la friche, le bocage.
H. L.
Nos Desserts :
- Nous avions publié un coup de gueule sur la philosophie des « petits gestes » : L’écologie des imbéciles
- Nous avions également exploré la pensée écologique de l’anarchiste Murray Bookchin
- Dans notre 3e numéro papier nous nous sommes entretenus avec Pablo Servigne à propos de l’effondrement à venir
- Déconstruction du « Système Pierre Rabhi », dans Le Monde Diplomatique
- « La transition écologique a échoué, vivons avec l’idée d’effondrement », dans Reporterre
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Très beau texte nietzschéen contre la dernière lubie d’une époque nihiliste. Cependant, il faut s’élever contre la conclusion de l’auteur, que résume l’effroyable formule « tout est domestique et tout le sera ». Nous avons certes besoin du bocage, de ce milieu équilibré et façonné par l’homme, mais nous avons aussi besoin de la friche, du sauvage, de l’infini, d’un monde qui échappe à notre puissance et dont la contemplation nous sort de l’hubris où nous sommes plongés. Et puis, cette alternative entre la friche et le bocage n’en est pas une. Ce qui nous menace, c’est le désert de l’artificiel. Contre lui, nous avons besoin du bocage ET de la friche.
Une autre vue sur l’écologisme et sur une stratégie pour stopper l’extension sans fin du « mode de mort » promu par la civilisation industrielle :
lemoinedefroque.home.blog/2019/09/13/face-a-leffondrement-decalage-du-point-de-reference-secession-et-restauration/
Très beau texte en effet . Mais ce n’est pas la « dernière lubie d’une époque nihiliste » que de penser que 10 ou pire 15 milliards d’habitants sur la Terre est une perspective difficile à envisager quand on assiste au spectacle socio-politique effrayant actuel , avec les conséquences écologiques au sens large qui en découlent .
Quelle que soit l’élégance intellectuelle utilisée pour repousser cette réalité , a laquelle curieusement il manque l’accusation classique de malthusianisme ( d’une autre époque il est vrai ) , c’est d’une réalité incontournable et dérangeante qu’il s’agit . Car avec moins d’habitants on réduit la prédation humaine de toutes les ressources et on trouverait des solutions politiques plus facilement pour ne pas menacer l’espèce au cours des prochains siècles . Ce monde est devenu un navire à la dérive avec une population d’occupants en augmentation exponentielle menaçant toujours plus sa stabilité physique et morale : point besoin de convoquer les grands esprits pour le voir ! Sauf à vouloir cacher une position quasi religieuse sur la vie et sa transmission tout a fait respectable mais qui n’empêche en rien de se demander comment la préserver à long terme !
Alors on continue et on ne change pas la manière de penser la démographie ? et on verra bien , enfin les générations futures verront bien ? Cette posture ne vaut pas mieux que celle de ceux qui trouvent un « prétexte » pour vivre bien tranquillement sans engagement de procréation , sinon que ces derniers ont compris que ce sujet ne se traite plus avec les mêmes données morales que dans les années 50 du baby boum !
Superbe texte, dommage qu’il n’aille pas au bout de la logique qu’il articule : faire des enfants, certes. Dans l’époque qui est la nôtre cela implique d’accepter et même dans la mesure du possible d’embrasser les conséquences de cette décision : sur une planète et dans des sociétés en pleine débâcle, ces enfants devront massacrer (ou au moins laisser crever) les surnuméraires. La réciproque étant valide : accepter que ces enfants risquent d’être massacrés (ou d’être laissés à crever) en tant que surnuméraires. Que les meilleurs gagnent, n’est-ce pas ? Telle est l’amour de la vie et le message de Nietzsche lorsqu’il nous dit de « trouver belle la nécessité de la vie ». Il me semble que ne pas omettre cet aspect des choses eut été la moindre des politesses.