Culture

Alain Santacreu : « La littérature est l’infrastructure idéologique de la modernité »

« Une civilisation à venir ? » c’est la question que pose le deuxième numéro de la revue « Contrelittérature » – qui propose de promouvoir « le contraire de la littérature ». Composée de neuf articles, signée notamment par le philosophe libertaire Renaud Garcia, par l’essayiste anarchiste chrétien Frédérique Dufoing ou encore le spécialiste de Proudhon Thibault Isabel, elle accueille également deux poèmes de l’anarcho-orwellien Sylvain Fabre-Coursac. Tout au long des 142 pages de texte, les auteurs dissèquent notre civilisation capitaliste et réfléchissent à ses origines. Nous avons rencontré le fondateur de la revue, l’écrivain Alain Santacreu.

Le Comptoir : Pourquoi avoir relancé Contrelittérature après des années de non-parution ?

Alain Santacreu : Il y a eu une première série, entre 1999 et 2008 où 21 numéros sont parus. Dix ans après, j’ai voulu refonder cette revue pour que le concept de contrelittérature se donne à voir dans sa dramaticité, dans son mouvement dialectique qui est celui du renversement perpétuel du sens et de sa reprise infinie. La refondation de Contrelittérature est une théâtralisation de son concept éponyme. Le mot grec theatron désigne le lieu d’où l’on voit l’action qui est donnée à voir : le drama. Cette nouvelle série de la revue est donc le théâtre où se joue le dernier acte de la contrelittérature : son retour qui se révèle être un retournement .

Pour que tout cela soit moins abscons, il me faut parler de la virtualité métaphorique la plus fondamentale de la contrelittérature : la notion de “talvera”. Les paysans d’Occitanie appellent talvera cette partie du champ cultivé qui demeure toujours non travaillée car c’est l’espace où tourne la charrue, à l’extrémité de chaque raie labourée. Voici la définition qu’en donne Frédéric Mistral dans son Trésor du Félibrige (1878) : « Lisière d’un champ, partie que la charrue ne peut atteindre, où il faut tourner les bœufs. »  Le grand poète occitan Joan Bodon a écrit un poème magistral, La talvera, où l’on rencontre ces deux vers admirables : « Es sus la talvèra qu’es la libertat. /D’orièira en orièira pòrta la vertat » (« C’est sur la talvera qu’est la liberté/De lisière en lisière elle porte la vérité »).

Mon intérêt pour la talvera a été suscitée, dans mes années de jeunesse, par la lecture d’un ouvrage du sociologue marxiste-libertaire Yvon Bourdet, L’espace de l’autogestion (Galilée, 1979.) Yvon Bourdet a été le premier à avoir conceptualisé la notion de talvera et, en cela, il est une figure tutélaire de la contrelittérature. Il introduisit en France les théoriciens de l’austro-marxisme et collabora aux revues Socialisme ou Barbarie et Arguments, avant de devenir, en 1966, l’animateur de la revue Autogestion, créée par Georges Gurvitch.

« Les fondements maistriens de la contrelittérature sont plus rhétoriques qu’idéologiques. »

Au milieu du champ cultivé, se croisent le sillon qui monte et le sillon qui descend, chemins apophatique et cataphatique pourrions-nous dire si, depuis le centre, le haut et le bas avaient encore un sens. La talvera est la marge indispensable à l’orientation dialogique et non-autoritaire du centre. Transformé par l’espace révolutionnaire de la talvera, le centre devient un lieu de non-pouvoir porteur d’une vérité non-dogmatique.

Les Grecs disaient de certaines de leurs anciennes inscriptions qu’elles étaient écrites en boustrophédon, c’est-à-dire en tournant (strophé) comme un boeuf (bous) arrivé au bout du sillon et donc, alternativement, de gauche à droite et de droite à gauche. Ainsi procède le mouvement dialectique de la pensée sur la talvera. La stratégie terroriste de l’oppression étatique a toujours été d’effacer l’idée de la talvera de la mémoire des hommes. J’ai voulu raviver cette mémoire. Le retour de la revue Contrelittérature est la dramatisation de son propre retournement, pour que puissent se rencontrer le sillon creusé lors de sa première parution et le sillon inverse actuellement en cours.

« Qu’est-ce que la contrelittérature ? Nous la définirons en paraphrasant l’explicit des Considérations sur la France de Joseph de Maistre – « Le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution » – que nous reformulerons ainsi : le rétablissement de la littérature, qu’on appelle la contrelittérature, ne sera point une littérature contraire, mais le contraire de la littérature », écrivez-vous sur votre site. Qu’est-ce que “le contraire de la littérature” ?

Les fondements maistriens de la contrelittérature sont plus rhétoriques qu’idéologiques. Ils tiennent à cette figure de style qui intervient dans cette citation, la métabole, une trope dont Guy Debord raffolait. On peut apprécier Maistre pour son génie de la provocation mais, si l’on ne partage pas sa vision ultramontaine de la religion, on s’éloigne très vite de ce panégyriste du bourreau, de ce défenseur fanatique de la vengeance divine. Ce serait un contresens de placer la contrelittérature sous l’égide de Joseph de Maistre !

La métabole – ou réversion – est caractéristique de la pensée paradoxale. Cette figure métabolique appartient à une logique du contradictoire et, en cela, Maistre annonce le philosophe roumain Stéphane Lupasco qui sera la véritable boussole dialectique de la contrelittérature.

Stéphane Lupasco (1900-1988)

Il faut partir de la définition la plus large possible : la littérature, c’est non seulement le corpus de tous les récits à travers lesquels une civilisation se raconte, mais encore tous les textes poétiques où elle prend conscience de son propre être et cherche à le transformer. La littérature doit être perçue comme un organisme vivant, un système dynamique d’antagonismes, pour reprendre la terminologie lupascienne, dont la production dépend de deux sources d’inspiration contraires : une force homogénéisante en relation avec les notions d’uniformité, de conservation, de permanence, de répétition, de nivellement, de monotonie, d’égalité, de rationalité, etc. ; et, à l’opposé, une force hétérogénéisante en relation avec les notions de diversité, de différenciation, de changement, de dissemblance, d’inégalité, de variation, d’irrationalité, etc. Ce principe d’antagonisme a été annihilé par la littérature moderne qui a imposé l’actualisation absolue de son principe d’homogénéisation et ainsi tenté d’effacer le pôle de son contraire, l’hétérogène “contrelittéraire”.

C’est en 1787, dans ses Éléments de littérature, que François de Marmontel utilisa pour la première fois le terme de “littérature” au sens moderne ; et l’interdiction du prêt à intérêt ne fut abrogée, en France, que par la loi du 12 octobre 1789. La concomitance de l’émergence de la littérature et de l’usure bancaire est un phénomène qu’il nous faut prendre en compte : l’activité symbolique de la littérature entre en synchronie parfaite avec le triomphe de la révolution capitaliste bourgeoise.

Le processus usurocratique réalise l’idéal concentrationnaire, n’ayant besoin ni de déplacer des hommes, ni de rassembler des machines puisque quelques traits de plume suffisent. L’usurocratie est ainsi l’expression du mensonge littéraire réalisé. Dans la société contemporaine globalisée, tous les signes sont devenus des métonymies du signe monétaire, à commencer par les mots de la langue, arbitraires et sans valeur.

« La révolution agapique qu’appelle la contrelittérature ne sera pas une littérature contraire, mais le contraire de la littérature. »

Je ne sais pas si cette concomitance entre la littérature et l’usure a jamais été prise en compte ni étudiée mais elle nous donne la réponse à votre question : qu’est-ce que « le contraire de la littérature «  ? Si la littérature est l’usure, le contraire de l’usure est l’amour désintéressé : l’agapé. L’agapé et non l’éros.

Pierre Klossowski, dans Sade mon prochain (1947), observait que seuls Sade et Maistre avaient compris l’essence “caïnite” de la Révolution. Toutefois, si la pensée maistrienne reste obnubilée par “le contraire de la Révolution » (sans jamais pouvoir la saisir car l’oubli de l’agapé est la subversion du catholicisme romain), c’est l’esprit même de la Révolution que Sade veut pousser jusqu’en ses derniers retranchements. Sade dévoile ingénument le projet caïnite de la modernité ; son “génie” réside dans cette ingénuité dans le mal. Face à la névrose bourgeoise rousseauiste, Sade représente l’aristocratie de la perversion, l’accumulation capitalistique de la jouissance.

Deux sortes de volonté interviennent dans le boudoir sadien : la première qui est celle des Lumières, du dépassement “littéraire” et kantien de la religion par la morale ; et, la seconde qui vise à substituer à cette morale une morale de l’immoralité, une morale de l’impératif catégorique de jouissance. C’est en ce dernier sens que Sade doit être considéré comme le grand promoteur de la littérature contraire. La révolution agapique qu’appelle la contrelittérature ne sera pas une littérature contraire, mais le contraire de la littérature.

La revue existait déjà dans les années 2000. Depuis que vous l’avez relancée, la ligne éditoriale semble avoir évolué du guénonisme vers une forme d’anarchisme mystique. Pourquoi ?

On pourrait à la rigueur parler de mystique anarchiste pour caractériser la théologie politique de Contrelittérature mais l’expression “anarchisme mystique” ne convient pas trop. En effet, la revue prône un anarchisme social bien réel, un socialisme d’esprit fédératif qui envisage une résorption radicale de l’État dans la société socialiste.

Il n’y a aucun antagonisme véritable entre la mystique anarchiste contrelittéraire et la métaphysique guénonienne. J’ai d’ailleurs écrit à ce sujet un texte, déjà ancien, au titre évocateur : « L’esprit traditionnel de l’idée libertaire », que l’on peut lire sur mon site.

René Guénon (1886 -1951)

Hélas, il faut reconnaître que l’œuvre de René Guénon est préjugée dès sa réception même. Pourquoi sa critique de la modernité ou sa cosmovision symbolique sont-elles perçues d’emblée comme conservatrices, alors qu’elles pourraient fort bien être intégrées dans une critique radicale de la société capitaliste ? En réalité, au plan de la théologie politique, l’antagonisme qui se joue sur les sillons de la talvera concerne bien plus les contradictions intrinsèques au “romantisme” contrelittéraire.

La naissance du romantisme, au mitan du XVIIIe siècle, correspond au début de la révolution industrielle et de l’essor du capitalisme moderne. Contrairement à la doxa universitaire qui le fait se terminer à la moitié du XIXe siècle, Michaël Löwy estime que le romantisme, sous différentes formes, a traversé tout le XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. En ce sens, la contrelittérature est un romantisme, un mouvement contradictoriel – pour employer une terminologie lupascienne – à la fois révolutionnaire et contre-révolutionnaire, rationaliste et mystique. Mais ce serait trop simple de considérer que le sillon de la première version de la revue représenterait l’aspect contre-révolutionnaire et celui de la version actuelle l’aspect révolutionnaire car la pensée de la talvera invite à un dépassement des pôles contradictoires.

« Le romantisme révolutionnaire s’oppose à l’ancien romantisme littéraire, même s’il intègre certaines de ses options critiques et créatives. »

L’expression “romantisme anticapitaliste” apparaît dans un article que Georg Lukács consacre, en 1931, à Dostoïevski. Plus tard, le sociologue Henri Lefebvre parlera de « romantisme révolutionnaire ». Ce concept met l’accent sur l’élément unificateur des deux pôles antagonistes du romantisme. En effet, la révolte contre le monde moderne peut se faire soit au nom de la tradition, soit au nom de la révolution. L’esprit bourgeois est l’objet commun à cette critique bifide car la bourgeoisie est autant l’ennemie de l’aristocratie, à laquelle elle a subtilisé le pouvoir politique, que du peuple, auquel elle a confisqué le pouvoir démocratique.

Le conservateur Carl Schmitt, dans son essai sur le Romantisme politique, voyait lui aussi une Weltanschauung spécifique au romantisme.  Son idée d’une théologie politique a surgi à partir d’une critique dirigée contre Michel Bakounine. Ce dernier avait écrit, en 1871, La théologie politique de Mazzini et l’Internationale. Schmitt lui subtilise l’expression “théologie politique” en la retournant contre celui qu’il considère comme son ennemi absolu.

Ce que j’appelle le romantisme littéraire prend ses distances par rapport au présent en se servant du passé, il vit dans l’obsession et la fascination de la grandeur, de la pureté du passé. Dans sa première phase pérennialiste, la contrelittérature fut sous l’emprise de ce type de romantisme, le mythe du passé prenant la forme de la tradition primordiale dans son acception guénonienne. Le romantisme révolutionnaire s’oppose à l’ancien romantisme littéraire, même s’il intègre certaines de ses options critiques et créatives. Il est à la fois un prolongement et une rupture. Tel est l’antagonisme fondamental de la théologie politique, entre Carl Schmitt et Michel Bakounine, que la revue Contrelittérature porte en elle.

On pourrait s’attendre à ce que votre revue ne parle exclusivement que de littérature, ce n’est pas le cas. Pourquoi ?

Mais pas du tout ! Contrelittérature ne parle au contraire que de littérature, dans la mesure où, selon elle, la littérature est le dispositif fictionnel que l’État moderne a suscité pour aliéner la perception du réel subjectif. L’opération littéraire correspond à l’émergence de l’État moderne et se développe à partir d’un nouveau discours social : l’idéologie.    

La création d’un monde fictif, telles les inventions politico-religieuses, est caractéristique du phénomène totalitaire. Les modes de subjectivation qui fabriquent ces fictions sont des techniques littéraires. En désignant la littérature comme l’infrastructure idéologique de la modernité, la contrelittérature s’ouvre aux domaines artistique, philosophique, politique et religieux.

Le discours idéologique est le producteur littéraire de la servitude. Durant la Renaissance, période qui inaugure l’ère moderne, les poètes de la Pléiade, comme Ronsard, du Bellay ou Baïf, n’étaient qu’une brigade de lettrés dont le but politique, à travers l’unification de la langue française, était d’assujettir le peuple au pouvoir central. Ceux que La Boétie nomme les “tyranneaux”, c’est-à-dire les courtisans du tyran, sont les indispensables courroies de transmission du pouvoir. Individus parfois talentueux mais sans scrupules, énergiques et ambitieux, les tyranneaux se mettent au service du pouvoir pour jouir de leur propre image narcissique. Ils sont les suppôts littéraires, les agents terroristes de la République des Lettres qui hantent aujourd’hui les plateaux de télévision.

À la fin du XVIIIe siècle, le dogme démocratique de la littérature s’est substitué au dogme ecclésial de l’Église catholique. Dans la modernité, la littérature est liée à l’État auquel elle confère son autorité. L’idéologie n’est que l’expression littéraire de la tyrannie et conspire vers l’homogénéisation totale des rapports sociaux. Toutes les dynamiques homogènes ont en commun une logique de l’identité et de la non-contradiction. La dynamique hétérogène, quant à elle, se développe sous la forme d’une révolte à l’encontre des totalitarismes de l’homogénéité. Mais cette révolte, emportée par l’élan de sa propre expansion, se mue à son tour en une forme de dérive libertaire et ravive alors, à rebours, dans l’emportement de son propre excès, la dynamique homogène qu’elle combattait, c’est ce phénomène que l’on peut qualifier de “littérature contraire”.

« La revue Contrelittérature ne joue aucun rôle dans la société du Spectacle »

La Révolution Française ne détruisit les droits féodaux qu’en apparence, en réalité elle laissa subsister une féodalité plus subtile, un servage des âmes qui, en traversant la modernité, s’est affiné au fur et à mesure que progressaient les techniques littéraires d’aliénation mentale. Alexis de Tocqueville, dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), a fustigé “l’esprit littéraire” de la modernité. Il a bien décelé que l’aliénation sociale des démocraties modernes relevait des techniques de manipulation de l’opinion. La littérature, au sens moderne, est l’instrument nodal de la société de l’indistinction et de l’homogénéisation absolue. L’opinion est une puissance anonyme qui n’ordonne pas d’obéir mais suscite la croyance, l’adhésion volontaire de la pensée. La domination de l’opinion régit tout le spectre de la superstructure sociale. Si l’Inquisition n’avait pu parvenir par la contrainte à empêcher la publication des livres interdits, l’esprit littéraire de la démocratie exerce une censure bien plus efficace, puisqu’elle dissuade jusqu’à l’idée d’envisager d’en lire ou d’en écrire.

La revue Contrelittérature ne joue aucun rôle dans la société du Spectacle, son unique projet est d’entretenir sa critique sur l’espace de la talvera, combattre toute homogénéisation qui la ferait aboutir à une servitude : laisser la vérité s’approfondir en nous, au fur et à mesure que le soc de la charrue trace le sillon de nos vies.

Votre dernier numéro est consacré à notre civilisation. Selon vous, « le capitalisme globalisé est la phase ultime de ce que l’on pourrait appeler la civilisation du Graal. Il faut considérer le mythe du Graal comme le mythe fondateur de la société de l’argent. » Le capitalisme ne marque-t-il pas plutôt l’avènement d’une civilisation où « les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées (…) par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent », comme l’écrit Charles Péguy ? N’existe-t-il pas une rupture qui intervient au XVIIIe siècle ?

Charles Pierre Péguy (1873 – 1914)

Contrairement à Charles Péguy, je ne pense pas que « les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées » par la puissance de l’argent. Je crois plutôt que le pouvoir absolu de l’économie a été provoqué par un glissement sémantique des concepts théologiques sur lesquels se fondaient ces « puissances spirituelles ». L’omnipotence de l’argent n’a pas surgi ex nihilo, elle provient d’une valeur cultuelle transfigurée, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon article intitulé « Profaner le Graal ».

On connaît la déclaration de Marx, dans l’Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « la critique de la religion est la condition préliminaire à toute critique. » Il s’agit donc pour une critique radicale de remonter le paradigme théologique de l’oikonomia, ainsi que nous y invitent les travaux du philosophe Giorgio Agamben.

J’ai entrepris de montrer non seulement que le dogme de la transsubstantiation est la notion théologique qui institue le fétichisme de la marchandise mais encore que la fonction de la littérature naissante, à travers le cycle romanesque du Graal, a été d’inculquer à l’imaginaire occidental la croyance en la présence réelle dans l’eucharistie.

« Dans le système capitaliste, l’opération monétaire apparaît comme un reflet de l’opération de la transsubstantiation eucharistique. »

La transsubstantiation est une opération de conversion de substance, la substance du pain se transforme en la substance du corps christique. Le corps et le sang sont présents « selon le mode de la substance », comme l’affirme Thomas d’Aquin, c’est-à-dire selon un mode d’être qui n’est perceptible ni par les sens, ni par l’imagination. Ce faisant, le réel tombe sous la juridiction d’une instance improuvable, la présence réelle du corps du Christ, et le pouvoir de l’État chrétien, gardien de ce corps mystique, s’affirme de droit divin.

Dans l’eucharistie, le corps du Christ se découvre monnaie : l’hostie a la forme et la taille d’une pièce de monnaie. Dès le XIIe siècle, elle est confectionnée in forma numi, « en forme de monnaie ». Les moules à monnaie sont les mêmes que les moules à hosties. La monnaie de l’État chrétien est sacrée, comme le montre la monnaie d’or créée par Saint Louis, l’agnel. Sous Philippe le Bel l’agnel s’identifie totalement avec l’hostie puisque, à l’image de cette dernière, la pièce est frappée d’une croix sur une face et de l’agneau divin de l’autre.

Dans le système capitaliste, l’opération monétaire apparaît comme un reflet de l’opération de la transsubstantiation eucharistique. De même que la transsubstantiation n’anéantit pas la substance du pain mais la transforme en substance du corps christique, l’opération monétaire qui décide de la valeur marchande équivalente de deux produits sans que la substance de l’un ni de l’autre n’en soient anéanties, possède une dimension mystique. Dès le livre premier du Capital, Karl Marx utilisera l’expression « fétichisme de la marchandise » pour caractériser ce phénomène.

C’est pourquoi j’ai avancé dans mon article que « le capitalisme globalisé est la phase ultime de ce que l’on pourrait appeler la civilisation du Graal. » En effet, je ne pense pas qu’il se soit produit une rupture épistémologique au XVIIIe siècle mais simplement un transfert illusoire du théologique au politique, une reconfiguration de l’invisibilité du pouvoir sous une forme démocratique. Le XVIIIe siècle est la caisse enregistreuse du passage de l’économie du mystère sacramentel au mystère de l’économie fétichiste de la marchandise. Les Lumières entérinent la transformation de la théologie en littérature. La signature collective des philosophes est ici fort explicite : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres.

Pensez-vous notre civilisation à bout de souffle ? Qu’est-ce qui pourrait accoucher après ?

Après le capitalisme, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pierre Madelin, ce ne sera pas une nouvelle civilisation qui viendra mais une nouvelle société. Laissons les collapsologues parler d’apocalypse écologique et de la fin de notre civilisation et posons-nous la seule question qui vaille : y a-t-il une forme sociale de vie possible qui serait une profanation, au sens agambien, du “mystère de l’économie”, une vie communautaire qui nous émanciperait des dispositifs de l’oppression étatique ?

La vision socialiste libertaire reste, pour moi, la seule méthode de guérison pour ranimer la capacité communalisante du peuple et lui permettre de retrouver son instinct de solidarité et de liberté. L’appel au socialisme de Gustav Landauer est en cela une œuvre prophétique. Cette forme particulière de conscience agissante, dont les êtres humains sont animés quand ils instaurent entre eux des rapports fraternels, est ce que Landauer appelle “l’esprit”. Unis par cet esprit commun, les individus forment un peuple. La fonction de l’État est d’étouffer l’esprit des peuples. Le nationalisme populiste est l’idéologie des masses atomisées qui voient dans l’État-nation le substitut à l’absence d’une communauté vivante.

Nous ne pourrons sortir de l’espace capitaliste que par la création de communautés de retrait qui se fédèreront entre elles. Évidemment l’État ne laissera pas faire et déploiera tous ses dispositifs coercitifs. La tension antagoniste des forces sociales risque alors d’atteindre un point d’intensité paroxystique où les opprimés se verront acculés à la révolution et dans l’obligation d’user de leur droit à la violence. Sur cette question de la violence légitime du peuple, on trouvera dans le dernier Contrelittérature un article important de Frédéric Dufoing.

« Dans la pensée de Proudhon, le passage de l’anarchisme au fédéralisme est lié à cette recherche d’un équilibre entre l’autorité et la liberté dont un État garant du contrat mutualiste doit préserver l’harmonie. »

Pierre-Joseph Proudhon (1809 – 1865)

Toutefois, pour agir effectivement au cœur du capitalisme mondial intégré, il nous faut utiliser une logique extérieure aux logiques de causalité, d’identité, de tiers exclus et de continuité, une autre logique qui s’apparente à la logique du contradictoire de Stéphane Lupasco.

Au plan politique, la contrelittérature s’attache à mettre en relation la logique lupascienne et la dialectique sérielle des antinomies de Pierre-Joseph Proudhon. Le fédéralisme proudhonien repose sur une mise en dialectique des contraires. Dans la pensée de Proudhon, le passage de l’anarchisme au fédéralisme est lié à cette recherche d’un équilibre entre l’autorité et la liberté dont un État garant du contrat mutualiste doit préserver l’harmonie.

Les sociétés humaines sont toutes de type homogénéisant ou hétérogénéisant. On se rappellera la légende du “Grand Inquisiteur” que Dostoïevski a enchâssée dans Les Frères Karamazov : le Christ réapparaît dans une rue de Séville, à la fin du XVe siècle et, le reconnaissant, le Grand Inquisiteur le fait arrêter. La nuit, dans sa geôle, il vient reprocher au Christ la “folie” de ses idées : la liberté pour tous les hommes, alors que seule l’autorité peut faire le bonheur du peuple malgré lui.

Dans ce récit se trouve la quintessence de la communauté hérétique qui s’extraira de l’espace capitaliste. Choisir les idées du Grand inquisiteur, comme le fera Carl Schmitt, c’est choisir l’homogénéité de l’État et c’est le 1984 d’Orwell ; Bakounine, lui, à l’image de Tolstoï, choisit le Christ contre l’État, et c’est le socialisme anarchiste de l’hétérogénéité. Dépasser la contradiction entre Schmitt et Bakounine par la dialectique proudhonienne, telle pourrait être la théorie politique de l’avenir.

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1 réponse »

  1. Pas du tout convaincu par cette revue philosophique qui se pose comme une sorte de maître en littérature. La philo, les philosophes se défendent de la littérature, toujours, qu’ils soupçonnent d’accéder à plus de profondeur parce qu’elle n’explique pas, elle conte, elle livre…
    Intéressé par le « dessert » Lupasco…

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