Paul, chercheur à l’université, vit avec sa femme Sylvie et sa fille Bérénice dans l’est-parisien, à la frontière du Xe et du XIXe arrondissement. Obsédé par la réussite scolaire de Bérénice, il décide de la changer de collège, persuadé que c’est « une école de merde », à cause de l’ouverture d’une classe réservée au migrant. Il décide alors d’utiliser Fatoumata, leur ancienne femme de ménage d’origine malienne, aujourd’hui concierge rue Cardinal-Lemoine, dans le Ve arrondissement, pour faire scolariser sa fille à Henri-IV. « Ce roman n’est qu’une farce tragique mais par bonheur, la réalité est bien pire. »
Le Comptoir : Vous êtes médecin, pourquoi vous êtes-vous lancé dans la littérature ?
Philippe B. Grimbert : Je m’y suis lancé assez tard, très récemment. J’ai toujours été un très grand lecteur. Mais le passage à l’écriture a toujours été infiniment complexe. Jusqu’à ce que les digues se fragilisent et que cela passe.
Vous n’avez jamais essayé d’écrire avant, pour vous, même pas de petites nouvelles ?
Non. Un peu d’écriture théâtrale, mais jamais de littérature. C’était presque un mot qui me faisait peur. J’étais surtout écrasé par l’écriture. Je pensais impossible de m’approcher de ce que je lisais. Il y avait probablement aussi une forme d’orgueil terrible, qui fait qu’on se dit que tant que quelque chose n’est pas maitrisé, ce n’est pas possible.
Qu’est-ce qui a fini par vous motiver ? L’amour de la littérature ? L’envie de décrire un univers social ? L’envie de faire passer un message ?
C’est vrai que j’ai toujours été très sensible à la dimension sociologique de la littérature. Je me souviens de mon émerveillement en découvrant le théâtre du XVIIe siècle, qui avait vraiment une vocation sociologique. Le théâtre comique de Corneille, ainsi que la grande majorité du théâtre de Molière m’ont fasciné. Ces deux auteurs sont deux des sociologues les plus géniaux de l’histoire. J’étais aussi évidemment sensible à toute la littérature du XIXe siècle, Balzac et Flaubert en premier lieu. L’idée que l’écriture puisse aussi avoir cette fonction, ce rôle, est primordiale pour moi. Ce n’est pas ce qui a suscité mon désir d’écrire, mais cela s’est imposé à moi.
Marx a d’ailleurs dit que Balzac avait « écrit Le Capital avant [lui] »…
Bien sûr, il y avait une grande dimension sociologique chez lui. Il faut aussi souligner qu’il y avait aussi souvent chez les grands sociologues de la littérature une dimension humoristique. Ils ont une capacité à montrer le ridicule que je trouve extrêmement puissante. Nous perdons cela, la possibilité de mettre à distance le ridicule social contemporain. Il y a encore quelques écrivains qui le font, mais c’est insuffisant. Cela contribue à la puissance de la littérature.
On s’éloigne de la littérature, mais cela me rappelle un texte de Roland Barthes consacrés aux Temps modernes de Charlie Chaplin, dans son recueil Mythologies. Selon lui, en filmant le travail, Charlie Chaplin a plus contribué à la représentation et la conscience de ce qu’est le monde ouvrier et le monde du travail à la chaîne, que toute l’écriture politique qui a pu être faite, Marx compris. Je trouve cela très juste. D’ailleurs quand j’imagine le travail à la chaîne, je pense avant tout à Chaplin. Cela marche aussi dans la littérature. Quand je pense à l’ambition, j’ai d’abord Balzac en tête. Les personnages de Bouvard et Pécuchet de Flaubert sont pour moi intemporels de la bêtise contemporaine, avec une grande tendresse aussi.
Avez-vous voulu mettre en scène la peur du déclassement au sein de la petite bourgeoisie parisienne ?
D’une façon générale, les classes moyennes sont aujourd’hui très malmenées socialement et culturellement. Même le monde de la culture s’intéresse de moins en moins à elle. Les classes moyennes urbaines parisiennes, c’est presque encore pire. Elles n’ont plus comme unique projet que l’investissement dans leur progéniture. C’est assez pathétique, mais cela fourni un bon objet pour la littérature. Il y a à la fois un côté tragique et un côté comique.
Il semblerait que ça soit la fin d’un cycle : en Mai 68 des étudiants issus des classes moyennes éduquées se révoltent et deviennent le modèle de la société, avec l’élévation du niveau scolaire. Est-ce le retour des classes un peu plus modestes, comme les Gilets jaunes, qui intéressent maintenant le champ intellectuel ?
Je ne sais pas si les Gilets jaunes représentent un idéal. Nous avons l’impression qu’il y a cette peur abyssale de proposer un monde et un avenir à la génération qui vient, avec un manque d’imagination sidérant. Le résultat est que les classes campent sur leurs dernières illusions concernant les grandes structures de la République ou la formation d’élites. Ils pensent que c’est la seule chose qui va pouvoir les sauver d’un déclassement inéluctable. C’est terrible de manquer à ce point d’imagination pour en arriver à ce genre de cela.
« Cette classe n’assume rien de ce qu’elle porte viscéralement en elle. »
L’école n’est-elle plus qu’un élément de distinction ?
Sincèrement, je le crois. Elle devient un élément de distinction. De plus, j’ai l’impression qu’on est en train de réinventer des entités quasiment monarchiques, deux siècles et demi après la Révolution française, qui n’ont quasiment plus d’équivalent. Je pense que le pédagogisme tel qu’on l’a imaginé – c’est-à-dire l’idée que toute forme de compétition intelligente pouvait être discriminante – a eu un néfaste inattendu. Il a extrait la possibilité justement de ce mélange interclasse, qui pouvait gommer cette fonction finalement exclusivement séparatrice de l’école.
Est-ce que Panne de secteur illustre l’hypocrisie de ceux qu’on appelle aujourd’hui les “bobos” ?
Ce n’est pas nouveau. Chez eux il y a toujours eu une différence entre la promotion idéologique et les modes de vie. C’est vrai pour le logement ou l’école. Ils font la promotion de la mixité sociale ou urbaine, mais sont obsédés par l’idée de préserver géographiquement et culturellement leurs petits privilèges. Cela s’accompagne d’un mépris immense pour ceux qui assument leurs pratiques. Cette classe n’assume rien de ce qu’elle porte viscéralement en elle. Elle se réfugie vers des discours infiniment éloignés de ses pratiques culturelles et sociales.
N’est-ce pas parce qu’elle est soumise à une concurrence féroce, causée en partie par le prix élevé de l’immobilier et le manque de croissance économique ? En résumé, il n’y a plus de place pour tout le monde…
Tout ce qui est rare est cher. Ils ont l’impression d’être beaucoup à concourir pour très peu de places. C’est l’excellence pour très peu, alors qu’on fait la promotion de l’excellence pour tous – un sublime oxymore auquel personne ne croit. Tout se raréfie autour de nous et nous avons l’impression de voir face à cela des rongeurs dans une situation de perdition, qui veulent à tout prix sauver leur peau dans ce marasme.
« Aymeric est une sorte de Rastignac des temps modernes. »
Le premier moment décisif de votre roman, c’est quand le “héros”, Paul, veut changerd’école sa fille Bérénice à cause de l’ouverture d’une classe de migrants…
Au départ, il trouve formidable l’ouverture d’une classe de “primo-arrivants”, comme on dit. Puis très vite il se dit que c’est la preuve que c’est un collège de merde. Il veut alors sauver la peau de sa fille. Il n’est alors plus question de grands idéaux collectifs. Il est question d’assurer la promotion et l’excellence. Cette famille va avoir recourir à ce sport national de ces classes moyennes fragilisées, ou qui sont dans une situation limite, borderline. Ils vont jouer avec la carte scolaire. Il faudra alors trouver le lieu géographique qui permettra d’extraire la fille de ce lieu dangereux. Il n’est absolument capable de s’imaginer qu’un enfant puisse s’épanouir au contact de ces populations, même si par ailleurs, on ne va faire que la promotion de leur arrivée tout en méprisant les classes populaires qui vont s’éloigner dans des zones pavillonnaires.
À Henri IV Bérénice tombe amoureuse d’Aymeric, gosse de prolo, issu d’une famille monoparentale de Bourg-en-Bresse, qui joue avec ses sentiments. Cette relation est-elle une forme de lutte des classes ?
Oui. Ce n’est pas trop à la mode, mais j’aime la lutte des classes. Elle n’a d’ailleurs jamais été aussi actuelle qu’aujourd’hui. C’est une réalité absolue et permanente, mais ce terme est devenu quasiment pornographique aux yeux de certains.
Aymeric est une sorte de Rastignac des temps modernes. C’est un fils de prolo qui a une revanche culturelle à prendre. Il trouve cette petite bourgeoise comme objet à la fois de toutes ses frustrations sexuelles, culturelles et intellectuelles.
La différence entre lui et Rastignac, c’est qu’il est – au moins sur le papier – gauchiste. Il arbore un t-shirt Che Guevara et défend caricaturalement les thèses de Bourdieu.
Il est antifasciste et possède tout l’arsenal intellectuel, qui est censé le nourrir et le former. Il donne cependant l’impression que sa maîtrise des concepts n’est pas optimale ou qu’il l’utilise à des fins qui ne sont pas toujours heureuses.
« Je viens d’une génération ou les transferts de classes semblaient naturels. »
Mais il existe aussi des transclasses qui veulent simplement s’intégrer au sein de la petite bourgeoisie, deviennent macronistes, etc.
Effectivement. Le mot “trans” est d’ailleurs aujourd’hui très à la mode. Heureusement qu’il y a des transclasses, mais les passages sont de plus en plus étroits et suspects. Je viens d’une génération ou les transferts de classes semblaient naturels. Aujourd’hui cela semble relever du sport de combat.
Aymeric n’est-il pas la mauvaise conscience de cette petite bourgeoisie ?
Si, totalement.
Un autre personnage joue ce rôle : Fatoumata, qui profite financièrement de la situation…
Oui, elle est formidable, parce qu’elle a tout compris au libéralisme et à la fonction qui est la sienne, qu’elle retourne. J’aime beaucoup ce personnage. Elle pourrait apparaître comme parfaitement cynique, mais elle a juste compris un système ridicule et qui doit lui paraître d’autant plus quand on sait les chemins qui ont été les siens. Le profit qu’elle en tire me satisfait énormément.
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