Historienne et critique d’art mexicaine, Avelina Lésper s’est fait connaître avec un livre qui a fait grand bruit à travers toute l’Amérique latine : El Fraude del arte contemporáneo (soit « La fraude de l’art contemporain », non-traduit en français). Elle dénonce l’art contemporain « VIP » (Vidéo, Installation, Performance) et pointe du doigt ce que le philosophe franco-étasunien Gabriel Rockhill a qualifié de « gauche culturelle », un entre-soi sociologique fait d’intellectuels, d’universitaires, de critiques et de commissaires d’exposition qui jouent de l’image d’un art rebelle, mais qui ne dérange pourtant guère le pouvoir. C’est pourquoi elle pointe aussi le lien existant entre art contemporain et néolibéralisme. Sa position, qui résonne avec des dénonciations qui n’ont jamais cessé de s’exprimer en France depuis les années 1990, atteste que ce regard critique n’est pas seulement un fait franco-français et que le phénomène « art contemporain » n’a rien de propre à la France, en dépit de ses spécificités que sont le soutien étatique, le ministère de la Culture et la bureaucratie de l’art (fonds national, fonds régionaux, centres d’art contemporain subventionnés, écoles d’art…).
Le Comptoir : Une croyance commune considère que l’art, « par essence », accuse ou dérange le pouvoir. À ceci, vous répondez que « ces œuvres, supposément contestataires, sont réalisées dans le confort et sous la protection des institutions et avec l’appui du marché. » Comment expliquez-vous que l’apparence de la contestation soit protégée, voire encouragée et appuyée financièrement et institutionnellement par l’État et les oligarques ? Quels intérêts sert un art rebelle ou « rock’n’roll » ?
Avelina Lésper : Nous vivons une époque terriblement moralisatrice, recouverte par le « politiquement correct », une nouvelle forme de puritanisme qui se revendique de valeurs pour la société, le capital et le pouvoir, c’est-à-dire l’establishment. Il implique une censure violente, têtue et hypocrite utilisée pour persécuter des œuvres artistiques au nom de certaines valeurs. Cela est très clair avec le féminisme qui censure une œuvre préraphaélite dans le cadre d’une performance et la remplace par un post-it. On pourrait mentionner nombre d’exemples de ce type.
Il est aussi une façon de justifier des œuvres obscènes et grossières à travers un discours aux implications politiques et sociales. Cela donne une virginité à des artistes qui, derrière une œuvre supposément scandaleuse, cachent leur manque de talent et réconfortent le collectionneur qui acquiert quelque chose de détestable (restes humains, sang d’animaux, pornographie, ordure, etc.), qui pense alors que, depuis son pouvoir économique, il communie avec des valeurs sociales, délaissant sa position de consommateur banal au profit de celle de consommateur conscientisé et politiquement correct.
« Si quelque chose anime l’art contemporain VIP surtout, c’est un rejet frontal de l’individualité et de la différence. »
Forcés par ce courant consistant à être « corrects », nous avons l’art le plus moralisateur de tous les temps. Toute œuvre, quelle qu’elle soit, porte un message messianique ; les artistes se sentent des sauveurs, des rebelles, les policiers du monde, prétendent que leur médiocrité et leur manque d’originalité ne sont pas un problème puisque leurs œuvres « provoquent une réflexion ou une dénonciation ». C’est un art démagogique, populiste et hypocrite, qui a été inventé pour repeindre le néolibéralisme et lui donner un aspect faussement humain. C’est l’art de l’establishment.
Vous référant au concept de « transsubstantiation » d’Arthur Danto [i], vous parlez d’orthodoxie, de croyance, de l’art comme dogme. S’il est vrai qu’il existe une religiosité ou une religion, qu’implique-t-elle en termes de rituels et de rites, de valeurs et sens ? Et en quel sens pourrait-elle être qualifiée d’« opium » ?
L’art contemporain VIP, comme je l’appelle (pour Vidéo, Installation, Performance) et la religion – y compris la démagogie populiste – ont en commun d’être de grands « solutioneurs du monde ». Tous trois proposent des solutions magiques, instantanées et arbitraires à la réalité, quel que soit le problème qui se présente. Il est ridicule de voir comment les artistes font une enquête sans rigueur et la qualifient d’art parce qu’ils mènent une recherche sur la violence de genre ou sur la dépression ou qu’ils construisent des maisonnettes en bois dans une zone pauvre et croient que leur exercice, amateur et superficiel, va résoudre quelque chose.
Ce sont également des « lanceurs d’alerte ». Dans leur manichéisme, toutes leurs manifestations sont destinées à signaler un ennemi, un « mal », parce que eux sont invariablement « bons » ; dans la religion, ceux qui n’en font pas partie, ceux qui questionnent le dogme, ceux qui ont d’autres valeurs, sont des ennemis. Dans l’art contemporain VIP, il en va de même : les œuvres, dans leurs réflexions, signalent toujours un ennemi, qui pollue, qui chosifie les femmes, qui fait la guerre – tout ce que relaient les JT, c’est le « mal » et l’artiste est le messie qui le signale et le dénonce.
« Nous vivons une époque terriblement moralisatrice, recouverte par le « politiquement correct », une nouvelle forme de puritanisme qui se revendique de valeurs pour la société, le capital et le pouvoir, c’est-à-dire l’establishment. »
L’ennemi est alors celui qui questionne ces œuvres, dit que ce n’est pas de l’art et que les prétentions de ces gens sont inconséquentes, rapportées à l’objet artistique. Cet art participe d’une tromperie et est un opium social parce que les institutions, les artistes, les musées, les galeries et les universités versent dans ce même discours « correct ».
Comme avec les religions et le populisme, ils établissent un pouvoir parallèle qui nie la réalité. Ce qui est important pour tous les trois, c’est le message, le dogme, jamais les faits. Si l’œuvre est un tas de caisses vides, le dogme dira que c’est une réflexion sur le vide personnel ; ce ne sont pas des caisses, mais une réflexion. Ils fonctionnent exactement comme les religions, où la foi est plus importante que la raison et où nous devons voir avec les yeux « de l’âme » et non avec les yeux de l’intelligence, qui demande une relation logique entre ce dont elle fait l’expérience et ce qu’elle en sait.
L’académisme de l’« antiacadémisme », la règle de n’avoir pas de règle, l’héritage de l’esthétique analytique [ii] ont conduit à confondre la liberté individuelle avec l’arbitraire et la négation de toute règle (formelle et esthétique, de même que sociale). En prétendant et en se présentant comme le comble de l’expression libre, l’art contemporain s’avère extrêmement difficile à critiquer. Comment dénoncer, en effet le vice déguisé en vertu, le Diable en Ange ? Comment peut-on critique l’art contemporain sans passer pour liberticide ?
L’art contemporain VIP est parfaitement borné et limité. Si quelque chose l’anime surtout, c’est un rejet frontal de l’individualité et de la différence. Et ceci, depuis le ready-made [iii], qui nie la facture l’œuvre qui porte l’empreinte personnelle de l’artiste et la remplace par l’objet industriel, fait en série et qui rend impossible la création. Ils suivent leurs règles avec soumission et obéissance et c’est ce que le public exige qu’ils fassent. C’est pourquoi il est impossible de penser autre chose de l’œuvre que ce que le curateur et l’artiste disent qu’elle est. Pour voir ces œuvres, le public doit tuer son opinion et sa liberté individuelle pour se soumettre au précepte que lui dicte l’œuvre : que c’est une dénonciation de la violence dans une région, non pas la rubrique d’un journal ; que c’est une réflexion sur la femme, non pas un show sado-masochiste avec des blessures et des flagellations ; que ce n’est pas un homme assis sur un cube de glace, mais une réflexion sur l’isolement dans les sociétés puissantes ; que ce n’est pas une page Wikipedia imprimée, mais un poème.
Les exemples sont grossiers tant ils sont évidents et les œuvres ne subsistent que parce qu’elles sont dûment enfermées dans leur concept d’être actuelles, contemporaines, politiquement correctes et conscientes de la société. La liberté est une obstacle pour cet art, comme elle l’est pour le néolibéralisme qui t’exige de « faire preuve d’empathie » pour pouvoir s’intégrer à son système. L’art contemporain VIP est l’art de l’establishment ; cela fait partie de son idéologie et crée des œuvres qui s’ajustent à l’establishment qui va les acheter et les promouvoir.
[Une version plus courte est d’abord parue dans le numéro 149 (mai-juin 2018) d’Artension, au cœur du dossier « La fin de l’art officiel. Création et pouvoir ».]
Nos desserts :
- El Fraude del arte contemporáneo, texte intégral d’Avelina Lésper (en espagnol)
- Lire Du narcissisme de l’art contemporain de Valérie Arrault et Alain Troyas
- Sur Le Comptoir : « De quoi Ai Weiwei est-il le nom? »
- Interview d’Alain Troyas et Valérie Arrault : En art, « pour l’instant, le capitalisme mène la danse »
- Et entretien avec Nicolle Esterolle : « La boursouflure de l’art dit contemporain est d’origine psycho-patho-sociologique »
- Recension de L’art du politiquement correct d‘Isabelle Barbéris dans Le Monde diplomatique
- Interview de la philosophe Carole Talon-Hugon : « Une œuvre peut être admirable en dépit d’un défaut éthique »
Notes :
[i] Théoricien postmoderne de l’art, sa pensée s’inscrit dans l’esthétique analytique. En parlant de « transsubstantiation », il emprunte un concept du rituel catholique (changement du pain et du vin en le corps et le sang du Christ). Un terme parfaitement choisi en ce sens qu’il ne s’agit plus de voir ce qui est, mais de croire, donc d’un acte irrationnel relevant de la foi et de la soumission à la « parole autorisée ».
[ii] Courant postmoderne de l’esthétique (philosophie de l’art) apparu dans les années 1950-1960 aux États-Unis, pour lequel l’art, étant dépourvu d’essence, c’est ce qui entoure l’objet exposé (le milieu sociologique d’experts ou « monde de l’art » pour George Dickie, la fonction symbolique qu’occupe la chose, le discours, l’environnement d’exposition, etc.). Autrement dit, l’œuvre ne relève pas de l’art pour des motifs objectifs et intrinsèques (caractéristiques techniques, par exemple), mais en raison de ce qui l’entoure et la justifie comme telle – discours, attitudes, lieux, théories.
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