- Les enfants de l’araignée, Mario Tamura, Casterman, 2017 [1]
- Ashman, Yukito Kishiro, Glénat, 1999 [2]
- En tenue d’Ève : Féminin, pudeur et Judaïsme, Delphine Horvilleur, Grasset, 2013 [3]
- Mrs Dalloway, Virginia Woolf, Poche, 1925 [4]
- Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie, Gallimard, 2015 [5]
- L’éducation sentimentale, Gustave Flaubert, Gallimard, 2005 (1869) [6]
- Le coup de grâce, Marguerite Yourcenar, Gallimard, 2006 (1939) [7]
- Le sang noir, Louis Guilloux, Gallimard, 1980 (1935) [8]
Le grand saut [1]
2187. D’un simple retard à l’école, Mita, Sorao et Kenji, trois lycéens un peu voyous de Gothic Town, se voient rapidement propulsé au cœur d’une intrigue considérable, engageant rien de moins que la survie de l’humanité. Celle-ci vivote dans un monde en grande partie ravagée par une guerre nucléaire, trouvant refuge dans des villes souterraines et sur lesquelles une administration tentaculaire exerce son pouvoir d’une main de fer. Réussissant à s’échapper des geôles où ils furent jetés pour insubordination, les trois amis découvrent un mouvement de résistance dissimulés sous une montagne de frigos abandonnés ainsi qu’un terrifiant complot militariste visant à exterminer une bonne partie de la population humaine.
D’un point de vue graphique, le trait de Mario Tamura rappelle les dessins mouvants de Taiyô Matsumoto ou l’épure de ceux de Kiriko Nananan. L’utilisation d’aplats noirs souligne la violence des confrontations entre les personnages (trahison, manipulation, tortures physiques et mentales) tout en ménageant des parenthèses d’humour et des instants d’espoirs innervés par la soif de liberté et de révolte des jeunes héros. Le cadre post-apocalyptique où de petits loubards sont entraînés dans une histoire aux ramifications complexes, fait quant à lui songer à Akira de Katsuhiro Ōtomo. Le ton sombre de l’oeuvre, les questionnements politiques soulevés par l’intrigue (surveillance généralisée, conditions des réfugiés, épuisement des ressources énergétiques, répression policière…) ainsi que la mise en scène très crue de certaines situations en font un ouvrage clairement réservé aux adultes.
Fury Road [2]
Manga dérivé de Gunnm, la prodigieuse série cyber-punk de Yukito Kishiro, Ashman prend place dans le même terreau dystopique de la ville de Zalem en se focalisant sur un compétiteur de Motorball, un certain Snev. Les courses de Motorball étant d’une vélocité et d’une violence extrêmes, seuls les androïdes comme Snev, harnachés d’une solide armure, peuvent y participer. Ce dernier n’arrive pourtant jamais à finir une course à bout, se crashant inévitablement de tout son long, finissant en miettes sur la piste sous les cris déchaînés de la foule.
Exacerbant un désir de divertissement autant qu’un goût du sang, les courses de Motorball font office de shoot de dopamine pour des spectateurs avides de sensations très fortes qui, grâce à des machines de réalité virtuelles connectées aux coureurs, retransmettent toutes les sensations de ceux-ci, y compris leurs destructions. Les organisateurs décèlent ainsi un filon addictif grâce à la réputation malencontreuse de Snev, le « roi du crash ».
Si l’on retrouve certains thèmes présents dans Gunnm (la quête de sens en tant qu’intelligence artificielle, la misère sociale, la lutte pour la survie), l’histoire de Ashman est encore plus désillusionnée et cruelle. Depuis sa première course, Snev est hanté par « l’autre », un homme ayant surgi au beau milieu de la piste, courant à contre-sens et riant aux éclats, qu’il a percuté à pleine vitesse. Ne pas se laisser dévorer par la brutalité du monde et surmonter son immense douleur intérieure : voilà ce qui le motivera à terminer, au moins une fois, une course en un seul morceau. Impossible de ne pas faire le parallèle avec la vie de l’auteur qui, traversé d’une phase dépressive après la fin de sa série phare, accoucha avec souffrance de ce one-shot fracassant.
S. M.
La femme, éternelle sainte ou tentatrice ? [3]
Dans les sociétés réputées libérales – particulièrement en Europe et au Proche-Orient – la place des femmes suscite à l’heure actuelle davantage de remous et, à certains égards, des glissements de plus en plus marqués vers les extrêmes. Dans ce contexte envenimé de polémiques sans fin sur le voilement et le poids de traditions dites « judéo-chrétiennes » qui pèsent sur le sort des femmes, le rabbin et philosophe Delphine Horvilleur, du Mouvement juif libéral de France, remet en cause les représentations communes du féminin en vigueur depuis des siècles.
Premièrement, et au-delà de la question des sexes, l’auteure questionne notre rapport ambivalent à la nudité et à la pudeur. Elle s’appuie sur des exemples multiples, d’Adam dans la Genèse qui éprouve de la honte en voyant le monde qui se dévoile autour de lui, et en découvrant par la même occasion sa nudité – associée ici davantage à la vulnérabilité qu’à une soi-disant culpabilité – à Noé, dont la nudité revêt une signification différente. Dans l’idée de voiler ou de dévoiler, les significations sont variées et parfois contradictoires selon le contexte.
Deuxièmement, Delphine Horvilleur bat en brèche la vision « tout-génital » qui érotise à outrance le corps des femmes dans les dogmes religieux, mais aussi celle qui associe le masculin à l’universel et le féminin au particulier. À ce titre, la Bible n’est pas tant coupable de sexisme que le cadre patriarcal gréco-romain duquel étaient imprégnés les traducteurs des textes sacrés, et qui ont enfanté les Écritures. Sachant que dans la tradition rabbinique, aucun verset biblique même explicite n’est appréhendé de manière littérale, et que l’hébreu recouvre des sens multiples à partir de mêmes racines, les traductions en grec, et surtout en vulgate latine, ont eu tendance à figer de manière abusive le sens de certains termes. Dans la Genèse, à partir d’une exégèse rigoureuse et subtile, il ne va pas de soi que le féminin soit une émanation du corps masculin mais plutôt qu’il y ait eu une dualité originelle – entachée, selon certaines interprétations – du divin. De même, la vision d’une femme tentatrice et responsable de la chute de l’homme est le fruit d’interprétations tardives, fondée sur les mêmes erreurs de traduction ou interprétations volontairement biaisées.
Enfin, le masculin et le féminin font l’objet de questionnements féconds, à travers de nombreuses figures bibliques féminines et masculines, dont les actions ne sont pas systématiquement tributaires d’un déterminisme biologique, sans pour autant que ce dernier ne soit nié. L’auteure démontre par-là que toute caractéristique innée constitue un point de départ et non une fin en soi. Dans la confusion qui règne aujourd’hui, où l’on a tendance à tout mélanger – Dieu, religion, patriarcat, antiféminisme – cet essai a le mérite de viser la recherche d’un équilibre harmonieux de la dualité du masculin et du féminin, et de discréditer l’idée que l’émancipation des femmes est incompatible avec toute quête spirituelle.
Voyage dans la vie intérieure [4]
Le roman phare de Virginia Woolf peut paraître complexe et insaisissable au premier abord tant il diffère du roman classique et de l’intrigue au sens traditionnel, imbriquée d’actions et de retournements de situation imprévisibles. Ici la trame est simple, parsemée au fil de la lecture de récits entremêlés et de digressions ; Clarissa Dalloway, une grande bourgeoise londonienne, organise une énième soirée mondaine où sont censés se retrouver tous les protagonistes de sa vie passée. Au début du roman, le simple fait que Clarissa se rende chez un marchand de fleurs suffit à faire apparaître les êtres et les événements qui ont marqué sa jeunesse, qui prennent une dimension spectrale tant ils hantent encore sa vie présente. Sont évoqués, entre autres, Peter, l’amant écourté, de retour des Indes et éternel inadapté à la société anglaise, Sally, l’ancien amour de jeune fille de Clarissa qui s’est ensuite mariée, ou encore Richard, un homme conventionnel et parfaitement inséré dans son temps, devenu son mari
Devant le magasin du marchand de fleurs, un incident a lieu devant lequel assiste une foule d’inconnus. Entre les appréhensions de Clarissa et les préparatifs de sa soirée, la narratrice relate les états d’âmes de quelques-uns de ces inconnus, dont un rescapé de la Grande Guerre qui devient étranger à sa femme et à son environnement, et ne voit plus la vie que comme l’envers de la mort, derrière le voile factice, vecteur de magie illusoire, que la société impose dans la conscience collective. Aux yeux des médecins, véritables garde-fous de la machine impériale et du prestige britannique, il ne s’agit que d’un « fou » saisi de délire qu’il faut rééduquer et domestiquer.
Le génie de Virginia Woolf réside dans son écriture subjectiviste, qui désarticule la réalité et dévoile, comme à la vue d’un tableau impressionniste, la face cachée des individus et les contradictions permanentes de la conscience individuelle, tout en dressant un portrait impitoyable de l’Angleterre d’après-guerre, à la fois imbue d’elle-même et remplie de névroses et de faux-semblants. Clarissa Dalloway et son petit monde incarnent en ce sens une grande bourgeoisie désabusée et accrochée à ses privilèges et aux institutions comme à des fétiches démodés. Dans des phrases cousues de fils inextricables, la narratrice met avant le vide temporel chez Clarissa, qui se confond vite avec ennui et vide spirituel.
C’est aussi à ce titre que le récit met en avant une réflexion sur la reconstruction mythifiée que l’on se fait du passé et de ses conséquences irrémédiables sur le présent. Ici, le temps désosse les personnages, qui malgré le cadre prestigieux et guindé, n’ont derrière les apparences feutrées et la conversation futile plus grand-chose à se dire, et ne peuvent plus changer quoi que ce soit du cours de leurs histoires tout en étant prisonniers de l’Histoire. Qu’est-ce qui reste alors ? La beauté des choses ordinaires, qui pour la narratrice est synonyme de vérité et qui apparaît, en filigrane, entre les réflexions et événements parfois dénués de sens.
La fabrique de l’identité raciale [5]
Ce troisième roman de l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie raconte l’histoire d’une jeune étudiante nigériane, Ifemelu, qui part vivre et étudier aux États-Unis où elle reste quinze ans avant de retourner dans son pays natal. Durant ses premières années d’études, c’est un véritable rite de passage doublé d’un chemin de croix pour la jeune femme qui souffre à la fois du déracinement culturel, de la précarité financière et surtout un héritage tabou d’inégalités raciales qui pèse encore lourd dans la société américaine. Sa couleur de peau devient révélatrice de sens qu’elle n’avait auparavant jamais imaginés, s’accompagnant d’autres détails physiques, à commencer par ses cheveux qu’elle s’évertue de coiffer à l’occidentale durant ses premières années.
Que ce soit dans le cadre de ses petits boulots, à l’université ou avec ses petits-amis – l’un étant un fils de républicains blancs fortunés, l’autre un universitaire afro-américain dont le puritanisme intellectuel la met mal à l’aise – Ifemelu est étonnée par les faux-semblants des rapports sociaux et par les tabous sur la question raciale qui prédomine toujours dans l’identité d’une personne, quitte à nier son individualité. Dotée d’une franchise à couper au couteau, Ifemelu n’hésite pas à casser les codes du politiquement correct américain, ce qui donne des passages aussi grinçants que drôles face à ses camarades de faculté pour qui l’égalité entre Blancs et Noirs va parfaitement de soi sans avoir jamais vécu le racisme ou encore face aux saillies grotesques de Blancs démocrates et aisés dont elle garde les enfants, empoisonnés par la mauvaise conscience quand ils la voient.
Pendant ce temps, son petit ami du lycée Obinze, aussi doué qu’elle et grand admirateur de l’Amérique se retrouve en Angleterre, et expérimente pour la première fois ce que c’est que d’être un étranger sans-papiers et de passer, du jour au lendemain, au plus bas de l’échelle sociale tel un rouage invisible, tout en étant légalement considéré comme un délinquant. Le jeune homme se défait de nombreuses illusions, qu’il s’agisse de l’opportunisme d’amis d’enfance installés en Angleterre qui n’hésitent pas à le lâcher ou du mythe de sa propre réussite à portée de main.
Une fois de retour au pays natal, le constat est implacable : « En descendant de l’avion à Lagos, j’ai eu l’impression d’avoir cessé d’être noire. » Et en même temps, de nombreuses problématiques subsistent y compris dans les pays africains, par exemple sur la clarté de la peau qui est un critère esthétique. Le roman, dans l’ensemble, dénote toute la complexité à concevoir une vision universaliste de l’Homme alors que les représentations de l’identité raciale diffèrent d’une société à l’autre et qu’il est difficile de s’extirper facilement d’un legs historique, aussi honni soit-il.
A.D.
L’apprentissage de Frédéric Moreau [6]
Le 15 septembre 1840, Frédéric Moreau, jeune bachelier de dix-huit ans rentre chez lui à Nogent-sur-Seine, en bateau. En chemin, il rencontre Monsieur Arnoux, riche revendeur de tableaux, et sa femme, Marie, dont il tombe éperdument amoureux. Deux mois plus tard, il arrive à Paris, pour y suivre des études de droits. Son meilleur ami, l’ambitieux Deslauriers, lui conseille de s’introduire chez Dambreuse, grand banquier dont le régisseur des terres est le voisin des Moreau à Nogent, le père Roque. Frédéric suit son conseil, mais n’a qu’une chose en tête : retrouver Madame Arnoux. Au fur-et-à-mesure, le jeune homme se rapproche du couple Arnoux, ainsi que du banquier et se fait de nombreux amis comme Martinon, de Cisy, Regimbart, Sénécal, austère révolutionnaire socialiste qui deviendra bonapartiste, Dussardier ou encore Pellerin. Il est rejoint par Deslauriers, qui partage un temps son quotidien. Frédéric se rapproche également de deux femmes : Rosanette, fille de joie capricieuse et amante de Monsieur Arnoux, ainsi que de Mme Dambreuse.
Le roman s’étend de 1840 à 1869. À travers ces personnages, Flaubert nous raconte Paris sous la Monarchie de Juillet, la Révolution de 1848, la Deuxième République, ainsi que le Second Empire. Plein d’idéaux mais aussi soucieux de grimper l’ascenseur social chaque personnage participe à sa façon aux divers événements. Mais « la jeunesse a l’esprit tragique et n’admet pas les nuances », comme l’écrit l’auteur. Au milieu, Frédéric, anti-Rastignac, veut vivre d’amour. Mais trop indécis avec les femmes et trop rêveur, il passe à côté des grands événements de sa vie. « Des ombres glissaient au bord des trottoirs, avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait que les ténèbres humides, l’enveloppant, descendaient indéfiniment dans son cœur. »
Tragédie balte [7]
Éric von Lhomond, officier prussien au sang français et balte, blessé pendant la guerre d’Espagne, se repose en Italie. Il se souvient de ses souvenirs de jeune soldat juste après la Première Guerre mondiale en 1919. Alors que la guerre civile russe ravage les pays baltes, il s’installe avec ses hommes issus de l’Armée blanche à Kratovice, dans le château à moitié ruiné de son meilleur ami Conrad de Reval et de sa sœur, Sophie de Reval. La demeure est cernée par les bolcheviques, ennemis d’Éric et Conrad. Mais les trois jeunes gens ne perdent pas pour autant le goût de la vie.
Sophie tombe amoureuse de l’officier. Militaire froid, indifférent aux douceurs de la vie, Éric n’a jamais aimé de femme de sa vie. Il succombe au charme de la sœur de son ami, à qui il cache sa liaison. Mais sa nature est trop forte et il ne peut s’empêcher de maltraiter la jeune fille… Une relation mortifère, qui annonce une tragédie, alors que la mort rôde autour des lieux. Court roman écrit à la première personne Le Coup de grâce nous parle autant d’amour que d’une époque mal connue. En moins de 120 pages, Yourcenar nous prouve qu’elle comprend bien la psychologie humaine, ainsi que la complexité des relations entre hommes et femmes.
K. B. V.
La condition (in)humaine [8]
Louis Guilloux nous raconte vingt-quatre heures d’une ville moyenne de province – probablement Saint-Brieuc, ville à laquelle l’auteur a été attachée toute sa vie –, en 1917. La vie suit son cours pour ceux qui ne sont pas au front. Parmi eux, François Merlin. Vieux professeur de philosophie difforme, il vit avec Maïa, une grosse femme rude et sotte et, dans le fouillis de son bureau, entouré de la puanteur des chiens. Surnommé “Cripure” pour Critique de la raison pure de Kant, qu’il fait étudier à ses élèves, il rêve d’écrire un jour un chef-d’œuvre, La Chrestomathie du désespoir. Sa philosophie est simple : « On vit comme si on avait une vie pour apprendre. » Dans sa jeunesse, Cripure a connu son moment de gloire, lorsqu’il habitait à Paris. Il a publié une thèse sur Turnier, un philosophe méconnu qui a vécu dans la ville dans laquelle se passe le roman, ainsi qu’une étude sur la pensée médique. Mais surtout il a été marié avec Toinette, une belle bourgeoise avec qui il a eu un enfant.
Cripure n’est pas un génie, mais il est clairement intellectuellement au-dessus de ses voisins. Sa ville se compose de petits bourgeois stupides, hypocrites et mesquins, obsédés par les apparences. Moqués par eux, Cripure les méprise, tout comme Dieu, l’argent, l’armée (depuis l’Affaire Dreyfus) ou le patriotisme. Parmi les habitants, il y a son rival Nabucet. Professeur également, ce petit bourgeois se voit en grand esprit penseur de la ville et jalouse Cripure à cause de sa notoriété passée. Il est très ami avec M. Babinot, patriotard exalté et caricatural, qui a le don d’agacer le vieux professeur de philosophie. Pour se faire bien voir, Nabucet organise au lycée une cérémonie de décoration de la femme du député, à laquelle participe l’élite de la ville.
À travers l’histoire de Cripure, Louis Guilloux nous dévoile la nature humaine, son absurdité et sa bêtise, tout en nous décrivant l’ambiance lors de la Première Guerre mondiale. Un grand roman oublié.
K. B. V.
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