Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman et la bande-dessinée, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « Le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels le temps de quelques chapitres.
- Le Plaisir après la Peine, trad. Joseph-Adolphe Decourdemanche, Libretto, 2018 [1]
- Tropique de la violence, Nathacha Appanah, Gallimard, 2016 [2]
- La Vie devant soi, Émile Ajar/Romain Gary, Mercure de France, 1975 [3]
- Merci de changer de métier, Célia Izoard, Éditions de la dernière lettre, 2020 [4]
- Des vies à découvert, Barbara Kingsolver, Rivages, 2020 [5]
- Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique, Sōseki, Philippe Picquier, 2015 [6]
- The Twilight of Common Dreams. Why America Is Wracked by Culture Wars, Todd Gitlin, Owl Books, 1996 [7]
Contes matois [1]
Manuscrit du XVe siècle rédigé en turc ottoman, Le Plaisir après la peine (Faradj ba’d al-shidda), fait partie — avec Les Ruses des femmes d’al-Hawrânî — des deux œuvres qui inspireront l’orientaliste François Pétis de La Croix, élève d’Antoine Galland, pour la rédaction de son livre Les Mille et Un Jours (5 volumes publiés entre 1710-1712). Fort de sa maîtrise de l’arabe, du persan, du turc et de l’arménien du fait de ses dix années passées en Orient, Pétis de La Croix rédigea également une version française du Zafarnameh (1425) ou Histoire de Tamerlan du poète persan Sharafaddin Ali Yazdi, qui fut publiée à titre posthume (4 volumes entre 1722 et 1723). Ce petit volume réunit ici trois contes sur les quarante-deux que compte le texte original.
Tout commence par la prédiction d’un astrologue à deux futurs parents inquiets : la fille qui naîtra sera une démone, rusée, intelligente mais terriblement roublarde. Le vieux savant avait raison : Dellé, c’est le nom de la jeune fille, devient orpheline dès sa naissance, commet de nombreux larcins une fois grande, trouve un mari aussi fourbe qu’elle et provoque, par ses filouteries répétées, la colère du cinquième calife abbasside Hārūn ar-Rašīd (« le bien guidé »). « Les ruses de Dellé » ouvre ainsi ce petit recueil d’histoires avec malice. Dellé et ses filles dépouillent un amoureux, piègent un ânier chez le dentiste, se moquent d’un vieil aveugle faisant l’aumône, détroussent le poète Abou Doulama, dérobent la corbeille de noces d’une fraîche mariée, se jouent du richard Ali Qouthni et volent même des voleurs en se faisant passer pour des goules. Tant et si bien que le commandeur des croyants s’en trouve désespéré : « Je ne sais quelles mesures prendre pour mettre un terme aux déprédations de cette exécrable créature ! » Et bien que la morale réprouve ses actes, impossible de ne pas trouver sympathiques les astucieuses manigances de cette coquine.
Construite comme une suite de récits enchâssés les uns dans les autres l’« Histoire de Taher et de ses frères » débute, elle, par les mésaventures de Taher, négociant à Basra, dépouillé par ses trois méchants parents alors qu’ils voguaient au large. La parole revient ensuite à son esclave, Qamr-el-Behar, qui raconte son enlèvement par le frère aîné de Taher et poursuivie par ses deux propres frères, souverains de l’île d’Anqa (le thème de la méchanceté des frères est récurrent). Après une escapade en mer, les deux amants sont capturés par des pirates et Qamr-el-Behar devient la prisonnière du roi de l’île d’Irem. Taher entreprend de la libérer des griffes du monarque en demandant l’aide de la sorcière Chemset qui commande aux animaux…
Le dernier récit narre, quant à lui, les aventures d’un architecte de la ville de Bim, en Kerman (Iran), de sa femme et des trois vizirs envieux du sultan de Guvachir. Chargé par le souverain de construire un kiosque et un palais, le bâtisseur accompli sa tâche avec la plus grande maîtrise, élevant le plus beau des imarets et recevant, en gage de son travail, les honneurs et les richesses de la cour. Mais les trois vizirs du sultan, jaloux et haineux, intriguent pour déchoir l’architecte de sa gloire en utilisant sa femme dans l’affaire. Mal leur en prendra car cette dernière retourne ingénieusement le piège contre eux… Récit à la visée édifiante, il sermonne que l’avidité et la calomnie ne sont jamais récompensées. En ce sens, les lamentations des trois vizirs déchus pourraient inspirer quelque humilité à nos puissants d’aujourd’hui : « La haine et l’envie ont causé notre perte ; où en sommes-nous arrivés ? Quelle situation est la nôtre ? À quoi nous servent notre richesse et notre haut rang ? »
Les enfants sauvages de Mayotte [2]
Dans ce roman noir à cinq voix, l’écrivain Nathacha Appanah nous entraîne dans la cruelle réalité de l’île de Mayotte. On suit l’histoire de Moïse, jeune Mahorais recueilli à sa naissance à Mamoudzou par Marie, une infirmière venue de métropole, qui l’élève dans un univers protégé, loin des bidonvilles et des enfants de clandestins comoriens. Moïse va à l’école privée de Pamandzi, connaît par cœur « L’Aigle noir » de Barbara qu’il chante avec sa mère, lit et relit L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco mais ignore d’où il vient et ne sait rien de ses parents biologiques. Sa quête d’identité se renforce avec l’adolescence au cours de laquelle, il se lie d’amitié avec Bruce, un chef de gang de 17 ans sans foi ni loi qui contrôle le bidonville de Kaweni rebaptisé Gaza. Une rencontre qui va transformer sa vie.
Natacha Appanah nous plonge dans la géographie mahoraise avec ses lagons, ses frangipaniers, ses manguiers et ses eucalyptus pour mieux décrire l’envers de la carte postale : les maisons fermées à double tour avec des grilles aux fenêtres, les bangas misérables et le quotidien du plus grand bidonville de Mayotte : «L’urine aigre des coins de rues, la vieille merde des caniveaux, le poulet qui grille sur des vieilles barriques de pétrole, l’eau de Cologne et les épices devant les maisons, la sueur fermentée des hommes et des femmes, le moisi du linge mou. Et ce bruit incessant qui couvre les pensées, les souvenirs, les rêves. La musique des voitures qui passent fenêtre ouverte, les cris des enfants qui jouent, les pleurs des bébés qui ont faim… »
On y croise le clientélisme, la lâcheté des hommes politiques, l’impuissance des policiers et des ONG dans un territoire dont on finit par oublier qu’il constitue le 101e département français… Tropique de la violence offre le spectacle glaçant de ces enfants, abandonnés par leurs parents après leur arrivée clandestine et livrés à eux-mêmes, une fois adolescents. Gagnés par le ressentiment, shootés au chimique, errant dans les rues, dépouillant les muzungus (étrangers), frappant, violant, tuant, ces mineurs isolés font régner la terreur — « Personne ne peut s’habituer à Gaza et cesser d’avoir peur » résume Bruce —, dans une spirale de la violence qui devient une façon d’exister et un mode de survie à l’issue bien souvent tragique.
Entre horreur et candeur [3]
Dans le mitan des années 1970, Romain Gary est aussi adulé que méprisé. Pour beaucoup, l’auteur des Racines du ciel (prix Goncourt 1956), est passé de mode. Lui-même traverse une profonde crise existentielle, comme s’il semblait vouloir se soustraire au poids d’une destinée exceptionnelle (sa biographie n’a rien à envier aux plus grands romans d’aventures), comme s’il tentait à tout prix de fuir son personnage. « J’étais menacé de moi-même à perpétuité… Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon existence », confiait alors l’auteur de La Promesse de l’aube. Cet autre, ce sera Emile Ajar, nom sous lequel il signe La Vie devant soi en 1975. Mais on n’échappe à son destin, et c’est sous ce pseudonyme que Gary/Ajar transgressera la sacro-sainte règle de l’Académie Goncourt, selon laquelle un même auteur ne peut être distingué deux fois. Jusqu’à sa mort, Gary tint secret ce fait d’armes. Et ce, même lorsqu’un critique littéraire peu inspiré et souhaitant le ridiculiser lui assène : « Ajar, c’est quand même un autre talent ». Manqué.
Mais revenons au livre. La Vie devant soi est une histoire d’amour pas commune, entre Momo, jeune garçon arabe et Madame Rosa, une très vieille femme juive et obèse. Madame Rosa est une survivante des camps, encore traumatisée par le souvenir du nazisme et persuadée qu’un nouveau Vel d’Hiv est inéluctable. Cette ancienne prostituée a ouvert une pension pour recueillir tous les « gosses qui sont nés de travers », tous les enfants de putains que l’Assistance publique pourrait réclamer ou que des « proxynètes » pourraient abîmer. Dans ce joyeux bazar de mômes venus d’on ne sait où, de tous âges et de toutes origines, pour lesquels madame Rosa ne touche pas toujours l’argent qu’elle devrait, il y a Momo, son préféré. Celui à qui elle fait croire, notamment, qu’il a 10 ans et non 14, pour le garder un peu plus longtemps. Momo est timide mais déborde d’amour pour cette mère adoptive. Philosophe, c’est lui qui nous narre son quotidien, fait de prostitution, de misère, d’abandon, de drogue et, évidemment, de la mort, avec ses mots d’enfant et sa syntaxe approximative, ses tours de passe-passe langagiers qui nous arrachent des sourires malgré les atrocités. Car très vite, on réalise que l’histoire n’a rien d’idyllique, que le malheur est partout et prend de plus en plus de place. Mais Momo est tout à la fois innocent et courageux, et surmonte les épreuves en gardant un cœur pur et une imagination sans limite.
Dans ce quotidien se croisent aussi madame Lola, travesti africain ex-champion de boxe ; monsieur Hamil, vieil arabe aveugle qui attend la mort avec toute la sagesse du monde ; les voisins et les copains des différentes tribus africaines, qui porteront madame Rosa jusqu’au sixième étage de son appartement, quand le surpoids et la démence « détérioreront » trop la vieille femme. En bref, une tribu bigarrée, où la dureté de la vie n’empêche ni le rêve, ni la solidarité. Le tout fait de La Vie devant soi un roman extrêmement touchant, où l’horreur et la candeur se font face, et qui ne peut laisser personne indifférent.
Se changer ou déserter [4]
Ceux qui changent la face du monde en le numérisant, l’artificialisant, le robotisant, se posent-ils toujours la question de l’impact réel de leur travail ? À mi-chemin entre enquête et exhortation, Célia Izoard propose une succession de cinq courts textes (lettres ou entretiens), issus d’un travail de terrain mené pour la revue Z auprès de techies, ingénieurs ou chercheurs.
Son fil rouge ? Mettre à jour une certaine mythologie de la bonne conscience dans laquelle baignent certains chercheurs uniquement intéressés par la résolution de défis intellectuels, indifférents aux retombées concrètes de leurs productions, ou persuadés qu’elles ne peuvent être que positives. Pour faire face aux critiques du corps social, Célia Izoard évoque « ces cabinets de conseils et DRH qui [leur] préparent des réponses prêtes à l’emploi », sorte de greenwashing ciblant spécifiquement la (bonne) conscience des scientifiques. Les ingénieurs travaillant sur les véhicules autonomes disposent ainsi d’un récit et d’éléments de langage prêts à l’emploi (« démocratiser le transport à la demande », « favoriser les mobilités durables et connectées », …), mais largement vides de sens ou erronés, et taisant les aspects bien plus problématiques de la question (la perte d’emploi des chauffeurs, le nécessaire déploiement de la 5G et de data centers géants très énergivores, la consommation élevée des véhicules autonomes, …). Ces récits permettent à tous les travailleurs de la tech « d’œuvrer, en toute bonne conscience et sans s’en rendre compte, contre l’intérêt des travailleurs » et des écosystèmes. La première partie du livre les déconstruit assez magistralement.
Les ingénieurs doivent-ils alors « changer de métier », c’est-à-dire déserter ? Célia Izoard semble y encourager des employés « jeunes, plutôt protégés socialement, qui [pourraient] prendre des risques », et cite en exemple des reconversions dans l’ingéniérie low-tech et solidaire. Selon un ancien ingénieur interviewé dans la dernière lettre, l’impact serait garanti car les compétences des démissionnaires ne sont pas facilement substituables : « si 100 ingénieurs toulousains décidaient d’arrêter de faire des algorithmes et des robots, ça casserait tout ». Mais Célia Izoard ne lance pas (seulement) un appel à la désertion individuelle : elle plaide surtout pour « des solutions politiques qui nécessitent d’être débattues par le plus grand nombre ».
Peut-être pourra-t-on terminer la lecture de cet opuscule avec, sinon un regret, du moins un petit doute. Là où les propos d’un Alexander Grothendieck constituaient une mise en accusation globale de la science et de la technique, Célia Izoard choisit ici un angle de vue nettement plus étroit en s’adressant spécifiquement aux roboticiens et cybernéticiens — comme l’indique le sous-titre du livre, Lettre aux humains qui robotisent le monde. Mais gageons (ou espérons) toutefois que les spécialistes d’autres disciplines (reconnaissance faciale, …) pourront trouver du grain à moudre dans cette démarche de pensée très générale sur l’impact social de nos métiers, sorte de travail d’hygiène intellectuelle nécessaire à tout scientifique ou ingénieur.
Quand deux vies ne font plus qu’une [5]
Dans ce roman, l’auteure raconte de manière entrecroisée l’histoire de deux femmes à Vineland, une petite ville du Massachussetts, l’une vivant au XXIe siècle peu avant l’ère Trump, et l’autre à la fin du XIXe siècle. Il y a en premier lieu Willa Knox, journaliste indépendante et mère d’une famille américaine de classe moyenne menacée par la précarité, qui doit prendre en charge l’enfant de son fils Zeke. En second lieu, vient l’histoire de Mary Treat, une scientifique émérite fascinée par la vie des plantes et proche de Darwin, largement vilipendé à l’époque dans l’opinion commune.
Tout le long du livre, la place des femmes est largement explorée, que ce soit dans la famille ou dans la société ; elle se révèle toujours imparfaite, tant pour Mary Treat qui jouit d’une grande indépendance mais qui est délaissée par son mari et oubliée par l’Histoire, que pour Willa, qui doit pourvoir aux besoins de sa famille tout en supportant les états d’âmes de son mari, son beau-père et ses enfants. Ainsi, leur mérite ne repose pas tant dans les accomplissements mais dans leurs efforts pour y parvenir, toujours soumis à des obstacles et aux préjugés de leur environnement et de leur époque.
Rêveries solitaires et vagabondages poétiques [6]
Ballade poétique d’un auteur qui, plongeant ses racines dans la tradition japonaise et dans la modernité occidentale, se fait tour à tour artiste, philosophe et moraliste, Oreiller d’herbe ou le Voyage poétique est véritablement une œuvre à part dans la littérature japonaise — « roman-haïku » pour reprendre ses termes, on pourrait aussi dire plus trivialement poème en prose. Sōseki, un surnom signifiant « obstiné » selon une vieille expression chinoise, est un auteur connu des amateurs de littérature japonaise — un cercle assez restreint, il faut bien le dire. On lui reconnaît une sagesse pleine d’ironie et d’humour, ainsi qu’un humanisme soucieux de l’individualité, certains allant jusqu’à parler de « personnalisme » avant l’heure. Il caractérise une période du Japon en plein basculement vers la modernité.
Dans ce livre, c’est à la faveur d’un éloignement volontaire du tumulte de la société que le personnage du récit, un trentenaire qui ressemble bigrement à l’écrivain, erre en poète solitaire à travers les mondes silencieux et immuables du Japon du siècle passé. Le récit commence par un constat : il est difficile de vivre parmi les hommes, mais partir ailleurs ne changera rien, car le monde des hommes est fait par ces derniers et non par un quelconque Dieu ou démon. Dès lors, cette situation est partout la même, et c’est en réalisant cela que peuvent naître la poésie et la peinture. S’en suit alors un exil temporaire en cette nature peu soucieuse du siège que lui mène la modernité naissante, et dont les monts et champs deviennent ainsi propices aux rêveries et aux méditations. Les pages sont jalonnées d’émerveillements proches du romantisme, pleines de lyrisme bucolique, mais elles sont aussi l’occasion de digresser sur les rapports entre éthique et esthétique et sur l’acte de création.
Le narrateur est un artiste « humain, trop humain », qui tente avec naïveté lucide de se débattre avec sa propre sensibilité afin d’atteindre ce détachement caractéristique de la littérature sino-japonaise — touchante accumulation de paradoxes, où l’individu cherche à se dépêtrer de sa gaine humaine pour se fondre dans la contemplation du monde et la jouissance artistique. Peut-être est-ce cette quête inaccessible du héros-artiste qui marque ce récit d’une douceur très agréable… Sa légèreté ne se refuse pourtant pas d’aborder des sujets graves, comme l’irrémédiable union du bien et du mal, de l’obscurité et de la lumière : « plus profonde est la joie, plus profonde sera la tristesse » dit-il ainsi en sage tragique. Peu de figures humaines apparaissent, mais celles qui viennent au héros sont marquantes, comme cette mystérieuse femme, dont la beauté étrange et l’inadéquation au lieu n’en finissent pas de frustrer le désir d’indifférence du héros.
On notera au passage la beauté de l’édition, qui s’est octroyée le luxe d’estampes japonaises tirées d’une version japonaise de 1926, conférant à l’œuvre un caractère artistique encore plus total. Une œuvre traversée par la beauté sous toutes ses manifestations.
Pourquoi la gauche a abandonné l’universalisme à la droite [7]
Todd Gitlin fait partie de cette vieille garde d’intellectuels de gauche peu friande d’identity politics, soucieuse d’universel et dès lors irrémédiablement hostile à la gauche postmoderne qu’ils cherchent à critiquer de l’intérieur. Le livre, malheureusement jamais traduit en français, avait en 1996 fait débat dans une Amérique qui connaissait déjà la fragmentation identitaire folle propre à la « modernité liquide » (Zygmunt Bauman). Son objectif : comprendre pourquoi l’universalisme, valeur auparavant portée par la gauche, a migré à droite alors que la gauche n’a désormais de cesse de se scinder en identités infinies. L’ennemi visé est clair : « l’hypertrophie de la différence », et le séparatisme incessant de la gauche qui la conduit vers tant d’échecs politiques.
L’auteur entame ainsi son livre en racontant la querelle à Oakland en Californie autour de l’adoption de nouveaux manuels d’histoire pour les primaires et le collège. Leur préparation avait été orchestrée par de nombreux auteurs proches du multiculturalisme, dont Gary Nash — un historien qui a dévoué son travail aux groupes marginalisés aux Etats-Unis, des ouvriers aux Afro-Américains en passant par les Amérindiens. Le résultat, loin d’être parfait, était cependant un énorme progrès par rapport aux manuels anciens, faisant la part belle à de nombreuses minorités, tout en ouvrant au monde en racontant notamment l’histoire d’autres civilisations comme l’Islam. C’était sans compter la réaction des groupes identitaires qui, à l’unisson, rejetèrent le texte en bloc en le qualifiant de raciste — et par extension ses auteurs aussi. Une attaque à laquelle n’échappèrent même pas les Noirs ayant soutenu ce nouveau manuel ! Au lieu de se focaliser sur les critiques légitimes, notamment le peu de moyens accordés à l’élaboration d’un tel travail, ces minorités actives si peu représentatives firent basculer le débat sur la question du racisme. Le résultat fut calamiteux : le manuel ne fut finalement pas adopté, et les écoles durent se contenter d’anciens manuels moins « progressistes » ou de documents pédagogiques élaborés individuellement par les professeurs.
À la lecture de ce livre, le lecteur francophone ne peut qu’être surpris du caractère précurseur des constats et analyses de Gitlin : tout ce qu’il décrit et dénonce, nous le vivons en effet aujourd’hui, avec quelques décennies de retard ! Le remplacement des sujets socio-économiques par les obsessions identitaires, le sectarisme politique, les exclusions à la pelle et les admonestations dogmatiques, tout ceci et plus encore foisonnait déjà aux Etats-Unis à la faveur d’un contexte socio-historique propice. Gitlin en profite cependant pour tacler la droite américaine qui a repris la critique du « politiquement correct » pour fustiger tout ce qui ne va pas dans leur sens, tout en exagérant sur l’état des études. On peut se demander à ce propos ce que l’auteur penserait aujourd’hui de l’évolution du politiquement correct vers le wokisme et l’irruption d’une « cancel culture », à bien des égards similaires mais plus radicalisés — et suscitant autant d’exagérations de la part de la droite.
Avec la mort du marxisme comme foi messianiste, et avec elle la fin de la classe ouvrière comme sujet porteur d’universel, la gauche n’a eu de cesse de remettre en question toute possibilité de commun. L’auteur met en garde : la gauche n’arrivera jamais à réunir autour d’un projet politique si elle ne se décide pas d’abandonner son obsession pour les différences au profit de ce qu’il y a de commun entre tous, en particulier les plus pauvres. Il note d’ailleurs, en citant l’étude d’un sociologue, que l’explosion d’associations identitaires est allée de pair avec une diminution drastique de l’engagement syndical… Il plaide donc en faveur d’un retour — critique — aux Lumières, à la raison, et pense que les enjeux écologiques pousseront la gauche à reprendre le flambeau de l’universalisme à la droite. Vingt-cinq ans après, ces vœux n’ont pas pris une ride.
G. W.
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