- L’Homme et la machine, Nicolas Berdiaeff, Édition R&N [1]
- Dédales, Charles Burns, Édition Cornélius [2]
- Il est où le bonheur, François Ruffin, Les Liens qui Libèrent [3]
- Divertir pour dominer 2, Dirigé par Cédric Biagini et Patrick Marcolini, L’échappée [4]
- Les choses humaines, Karine Tuil, Gallimard [5]
- L’Obsession rap, L’Abcdrduson, Marabout [6]
« Un bon livre est un attentat » Marcel Jouhandeau
Métaphysique de la technique [1]
Trois ans après avoir fait (re)paraître L’Homme et la technique d’Oswald Spengler – décryptant ce qu’il appelle la « culture Faustienne » de l’Occident – les éditions R&N publient un nouveau petit essai critique sur la modernité de la première moitié du XXe siècle : L’Homme et la machine de Nicolas Berdiaeff (1874-1948). Philosophe existentialiste chrétien, Berdiaeff explore dans ce court essai paru en 1933 les conséquences de l’apparition de la machine, « la plus grande révolution voire la plus terrible de toute l’histoire humaine« .
Analysant le concept de la technique sous un angle sociologique et métaphysique, Berdiaeff montre que ce fait « tragique » bouleverse notre culture tant matériellement qu’économiquement mais aussi spirituellement : « Deux éléments coexistent toujours dans la culture : l’élément technique et l’élément organique ; et c’est la victoire définitive du premier sur le second marque la dégénérescence de la culture en quelque chose qui ne l’est plus« . Comme le note justement Edouard Schaelchli dans sa préface : « loin de se laisser comprendre comme un simple phénomène matériel, [le phénomène technique] s’impose à l’esprit et détermine une attitude à son égard qui s’apparente plus qu’à une forme d’aliénation, à une véritable forme d’adoration, d’idolâtrie. » Difficile de lui donner tort quand on voit le culte que certains de nos contemporains vouent à leur smartphone au point de ressentir une angoisse panique en cas de perte (« j’ai toute ma vie dedans », suffoquent-ils).
Ayant fait sa révolution industrielle au XIXe siècle, la machine poursuivit ainsi son inexorable marche en avant au siècle suivant portée par les hourras des progressistes qui semblaient avoir oubliés cette mise en garde de Victor Hugo : « Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un. » Plus proche de Nietzsche, Schelling ou Kierkegaard, Berdiaeff ne dit pas autre chose lorsqu’il décrit la révolte de la créature face à une force qui peut, par les armes, détruire toute l’humanité : « L’esprit prométhéen chez l’homme ne parvient pas à maîtriser la technique qu’il a lui-même engendrée, il ne peut venir à bout de ces énergies nouvelles qu’il a déchaînées. » Pour autant, le philosophe russe n’idéalise pas un retour au passé (« le passé tel qu’il nous séduit a été affranchi et purifié par notre imagination créatrice de tout ce qu’il comportait de laideur et d’injustices« ) et s’il lui est inconcevable de tolérer l’autonomie de la machine, il ne rejette pas tous les torts sur elle : « la machine n’est qu’une projection » du processus global de déshumanisation et la libération de l’homme n’adviendra que par « une conscience qui placera celui-ci au-dessus de la nature et de la société, qui placera l’âme humaine au-dessus de toutes les forces sociales et cosmiques qui devront lui être assujetties« .
Labyrinthe mental [2]
Attablé dans une cuisine, à l’écart de la fête battant son plein, Brian, un jeune homme dessine une étrange créature (« alien compressé« , poulpe astral) sur un carnet en observant, hébété, son reflet déformé dans le grille-pain posé devant lui. « Ça m’a pris du temps avant de me rendre compte que j’étais en train de dessiner un autoportrait« , comprend-t-il après un temps de latence hypnotique avant que Laurie vienne le rejoindre et trouble son univers psychique.
Dédales est sans conteste l’œuvre la plus autobiographique de Charles Burns. L’histoire d’un jeune homme enfermé en lui-même, déphasé, ayant du mal à communiquer avec les autres et n’ayant que le désir d’être compris à travers ses dessins ou les images de films fantastiques. Brian crée ainsi des petits court-métrages d’horreur en Super 8 avec son ami Jimmy (« le film parle de tous les trucs tordus qui se passent dans ma tête« ). Dans son enfance, Burns n’était pas indifférent à ce genre de production vidéos mises en avant dans Monster Magazine. Ce n’est donc pas un hasard si Brian emmène Laurie voir L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel au cinéma et si, profondément ému, il verse des larmes durant la projection. Car comment être normal dans une société dépourvue de sens ? Ne sommes-nous pas comme les extraterrestres du film, possédant une forme humaine mais « privés de sentiments et d’espoir » ?
Charles Burns est coutumier du fait de nous entraîner dans de sombres terriers débouchant sur des univers cauchemardesques mettant à nu le caractère faussement familier de l’Amérique des années 50 / 60. Que l’on songe à la trilogie Toxic (mélange improbable entre Tintin et David Lynch) où entraîné – par un chat noir faisant office de lapin blanc – derrière la cloison d’une chambre se trouve un monde abject et fantastique reflétant les tourments psychologiques de son héros. Ou Black Hole dans lequel une sorte de malédiction mi-biologique mi-surnaturelle infecte monstrueusement les adolescents après chaque rapport sexuel (un thème qui sera repris dans le terrifiant film It Follows de David Robert Mitchell). Poursuivant ainsi son exploration du mal-être adolescent et du sentiment de perte (des personnes que l’on aime, des objets d’enfance, des lieux et leur histoire) nul doute que la suite de Dédales nous emmènera encore plus loin dans les recoins ténébreux de la quête d’identité.
S. M.
L’écologie est une lutte des classes [3]
De Greta Thunberg aux marches pour le climat, l’année 2019 semble être (enfin) celle de la prise de conscience écologique. Un nouveau mythe est ainsi né : nous sommes tous dans le même bateau. « La bataille pour le climat, nous la gagnerons ensemble. » Le député de la Somme et fondateur du journal Fakir François Ruffin s’insurge contre cette fable. « Nous avons des adversaires, et ils sont organisés, avec des bataillons d’avocats, de lobbies, d’éditorialistes, d’élus, jusqu’au sommet de l’État », explique-t-il. Dans Il est où le bonheur, Ruffin nous alerte que le combat écologique est avant tout une lutte des classes. Car la responsabilité n’est pas exactement la même entre le prolétaire et le patron de multinationale. Ainsi, l’écologie ne peut exister sans mettre fin au capitalisme.
Social-démocrate au sens marxiste et réformiste, le député propose un retour à la gauche jaurésienne. Pour Ruffin, la solution viendra d’un “Front populaire écologique”, issu de l’alliance du rouge et du vert, du mouvement ouvrier et de l’écologie politique. Il en profite ainsi pour plaider une nouvelle fois pour une union des ouvriers et des petits bourgeois, estimant qu’en 1936, en 68 ou en 81, c’est elle qui a fait la différence. Bien qu’il refuse de se qualifier “décroissant” – il préfère se déclarer “a-croissant”, c’est-à-dire qu’il ne croit pas en la croissance, comme un athée ne croit pas en Dieu –, le journaliste-réalisateur s’oppose au productivisme et en appelle à la “common decency” chère à George Orwell, à Jean-Claude Michéa, mais aussi au Comptoir. Certes, tout n’est pas parfait. Comme nos camarades de La Décroissance, nous pouvons lui reprocher de croire en “union de la gauche” qui jusqu’à présent n’a pas prouvé son efficacité face au capitalisme et d’ignorer que les “petits bourgeois” sont pollués par l’imaginaire progressiste, qui est l’un des moteurs du capitalisme. Mais avec cet ouvrage accessible et didactique Ruffin réalise un grand pas pour faire avancer l’écologie politique, la vraie.
La culture de masse toujours contre les peuples [4]
Neuf ans après un premier volume très réussit, les éditions L’échappée s’attaquent à nouveau contre la culture de masse. Suivant les pas l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer, Walter Benjamin, etc.), Christopher Lasch, voire de Jean-Claude Michéa, Cédric Biagini et Patrick Marcolini, aidés de huit autres auteurs, dont l’un des co-fondateurs du Comptoir, Mikaël Faujour, proposent une critique radicale et anticapitalistes des “industries culturelles”. Les séries télévisées, les jeux vidéos, la pornographie, le consumérisme et l’art contemporain, qui se sont considérablement développés dans les années 2010, sont les nouvelles cibles des deux auteurs.
Alors que la culture “classique” – trop rapidement qualifiée de “bourgeoise” par certains – participaient à l’émancipation et que les cultures populaires aidaient à la sociabilité, la culture de masse – qui est en réalité plus du divertissement que de la culture – aliène et sépare les individus. « Il n’y a désormais plus d’un côté le travail, la vie quotidienne, les relations sociales et les divertissements, moments qui s’enchaîneraient pour constituer une vie, mais une intégration du divertissement à toutes les sphères de l’existence, rendue possible par le développement des technologies numériques qui désormais accompagnent en continu le quotidien des individus », relèvent-ils. Produit de la société de consommation, la culture de masse est totalement intégrée au capitalisme, “fait social total” qui colonise tous les domaines de notre existence. Malheureusement, une certaine gauche progressiste, petite bourgeoise et “branchée” passe souvent à côté du phénomène, quand elle ne l’encourage pas.
K. B. V.
Les violences humaines [5]
La littérature contemporaine française a pris à bras le corps le débat sur la violence contre les femmes depuis l’affaire Weinstein, qui a suscité un déferlement de témoignages et d’accusations, sans qu’il soit réellement possible de séparer le bon grain de l’ivraie. Les choses humaines de Karine Tuile avait pour ambition d’être un roman social, et l’objectif a été atteint. Les critiques ont salué un texte réaliste qui a soulevé les enjeux de la société actuelle, sans toutefois aller plus dans l’explication sociologique comme l’aurait fait Michel Houellebecq.
La vie d’une intellectual middle-class française, représentée par un couple dont le fils étudie aux Etats-Unis, est bouleversée par un procès qui va mettre à nu la violence sexuelle qui traverse la bourgeoisie française. Le rythme du roman est travaillé par l’hyper-judiciarisation de la vie publique et l’exposition de l’intimité familiale au déchaînement des médias et réseaux sociaux. Cette violente déflagration sociale dans la vie une famille est d’autant plus forte qu’elle mêle sexe, argent, et pouvoir.
Rap, musique que j’aime [6]
« C’est l’histoire d’un média rap né en l’an 2000. À cette époque, le chant du cygne approchait pour les fanzines papiers, Internet prenait le relai », nous explique nos confrères de l’Abcdrduson, auteurs d’un incontournable pour les vrais passionnés de rap. En plus de 250 pages, ce livre qui est aussi un bel objet nous retrace 30 ans de hip hop hexagonal. Des légendes, comme Fabe, ATK ou Dany Dan côtoient des MCs actuels, comme Nekfeu, Orelsan ou Ninho. Le livre, qui se divise en neuf parties rassemblent des articles inédits et des interviews des acteurs principaux du mouvement (rappeurs, beatmakers, mais aussi des producteurs comme Benjamin Chulvanij). Quelques bonnes surprises également, comme un entretien passionnant de David Dufresne, aujourd’hui journaliste spécialiste des violences policières et romancier, qui publié en 1991 un livre sur le hip hop, Yo! Révolution rap. De beaux textes agrémentés de belles photos.
On peut déplorer que dans leur volonté d’inclure tous les styles de rap, JUL ou Kaaris soient mis sur le même plan que La Cliqua, Fabe, Time Bomb ou La Rumeur. Mais peu importe. Devenu depuis plusieurs années une référence pour tous ceux qui aiment le rap et les analyses bien écrites, l’Abcdr nous offre un superbe cadeau, un peu anticipé, pour ses 20 ans. « Le rap est une musique qui nous a tellement apporté, on considère qu’on a beaucoup à lui rendre », affirme Ekoué du groupe La Rumeur. Ce livre lui rend sûrement plus qu’il ne l’espérait.
K. B. V.
Nos Desserts :
- Vous pouvez aussi offrir le 3e numéro de notre revue dont le dossier central s’intitule « Produire moins, vivre mieux », à vos proches
- Cette année au Comptoir, nous avons interviewé Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018, à propos des mots d’ordre du libéralisme
- Nous nous sommes entretenus avec l’écrivain Sophie Divry affirmant qu' »un écrivain ne doit pas penser son livre en termes de prix »
- Le poète Issa Makhlouf nous confiait que « la publication d’un recueil de poésie relève aujourd’hui du miracle »
- Nous avons analysé le roman J’ai couru vers le Nil d’Alaa El Aswany en tant qu’hommage à la révolution égyptienne
- Nous nous sommes penchés sur la biographie de Marius Jacob, cambrioleur et libertaire, écrivain et bagnard
- Nous sommes revenus sur le roman Une vie violente de Pier Paolo Pasolini, voyage dans les bas-fond de Rome
- Nous avons associé l’écrivain Gabriel Garcia Marquez et la solitude de l’homme arabe
- Enfin, avec Gilles Châtelet nous refusons un destin de bétail cognitif
- Nous vous proposions nos sélections littéraires des années 2018, 2017, 2016, 2015 et 2014
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