Politique

L’envers et l’endroit des retraites

L’énième réforme des retraites, orchestrée par Emmanuel Macron, renvoie, une nouvelle fois, les acteurs sociaux et politiques aux mêmes débats de boutiquiers stériles entre manque à gagner et nécessité économique, injustice sociale et justice marchande.

Reculer pour mieux sauter. Voilà la recette de toute tambouille libérale pour allonger la durée légale du départ à la retraite et poursuivre sa marche en avant. Repousser l’inéluctable ; éviter de regarder la réalité en face, s’enfermer « dans sa contradiction interne » (Marx), telle est la dynamique implacable du monde marchand. Le constat des libéraux est sans appel : les retraités atteindront bientôt un tiers de la population française. Pour résoudre cette distorsion entre les « actifs » et les « passifs », M. Macron a sorti, comme à sa grande habitude, la calculette, et en bon comptable, il a évalué la réalité en termes de coûts et de bénéfices. Le régime des retraites n’est plus viable, alors comme toute entreprise en faillite, l’heure est à la restructuration. Et les arguments ne manquent pas pour justifier inlassablement ce report à soixante-quatre ans : l’espérance de vie s’améliore grâce à une meilleure santé des salariés ! L’effort national est nécessaire pour préserver notre modèle issu de la Résistance ! La solidarité entre les générations doit perdurer ! Emmanuel Macron cherche le bon slogan moral, la bonne formule commerciale pour légitimer la pertinence économique de son projet. Voilà pourquoi, tel un bienveillant mesquin, il s’est employé à ménager certains métiers pénibles pour donner une touche de « justice sociale » à sa réforme. Macron, comme toujours, doit s’agenouiller devant le prêtre de sa conscience morale pour mieux affirmer son amour béat du monde libéral.

Dans le camp d’en face, nous entendons le tohu-bohu des syndicats. La grogne sociale a un air de déjà-vu. Les syndicats ou la Nupes, enfermés eux aussi dans l’enclosure libérale souhaitée par le Président Macron, ne font qu’évoquer les gains et les pertes en y ajoutant, pensent-ils, une dose supplémentaire de bienveillance, d’amour du prochain, d’humanité réelle, de fibre sociale, et de compassion pour les Français qui triment. Tout cela n’est que la réplique d’une longue série caricaturale, d’un mano a mano comique entre les syndicats et le gouvernement, relayé ardemment par des médias complaisants et tapageurs. Bref, la boucle est bouclée. « Après la tragédie, la farce » (Marx).

Emmanuel Macron répond en direct aux questions des journalistes Julian Bugier et Marie-Sophie Laccarau, lors du journal télévisé de TF1 et France 2, le 22 mars 2023.

La question du travail

Mais cette étroitesse de vue sur les retraites doit être dépassée par un débat général et profond sur la question du travail réel, et sur le type de rapport social engendré par la politique de nos chers libéraux. Nous vivons dans un monde où le travail est uniquement considéré du point de vue de l’économiste : « Le travail universel et abstrait » (Marx). Le travail apparaît détaché de celui qui travaille, et la qualité du travail même, le sens d’un travail, le but de ce travail sont abolis puisque le travail n’est plus une détermination, une volonté, l’expression pratique et sublime d’une communauté. Au contraire, le travail est vécu comme une quantité de temps (Combien de temps travailles-tu ?) et une quantité de valeur (Combien gagnes-tu ?). Travail en général, sans lien, ni perspective. Dans l’univers mental d’un libéral, le travail n’a d’autre fonction que d’être un moyen au service d’une fin : la croissance de l’économie et la décroissance de la vie sociale. « Le produisant est posé à titre de produit de son produit » entraînant une « personnification des choses et une chosification des personnes » (Marx) afin d’accomplir l’inversion définitive entre le sujet – l’homme – et l’objet – la machine économique. Le travail comme étrangeté, comme crise de sens, et ennemi de soi ; La machine économique comme seul horizon.

« Macron, comme toujours, doit s’agenouiller devant le prêtre de sa conscience morale pour mieux affirmer son amour béat du monde libéral. »

Les hommes deviennent alors inéluctablement des datas, des chiffres, des données au service de la machine à valoriser. Ils vivent ainsi la majorité de leur temps sans avoir ni intérêt, ni passion, ni envie, ni désir pour le travail qu’ils accomplissent. Le comptable en chef Emmanuel Macron, par cette réforme, et les syndicats par leur réponse, s’inscrivent de plain-pied dans l’aggravation de cette logique. Tant que le travail ne sera pas considéré en fonction de son utilité sociale – Orwell disait « cela nous rend-il plus ou moins humain ? » – mais seulement en fonction de la salarisation de la vie et de l’attente espérée de la retraite, on repoussera ce paradigme intenable jusqu’aux pires extrémités, celles d’un monde où la passivité généralisée et « le bouddhisme européen » (Nietzsche) auront gagné tous les corps, où les prises de décision seront confiées, selon Marx, à un « intellect général » qui fait fi de toute « limite morale et naturelle ». La retraite, c’est la mort ; mais le travail n’est plus la vie.

Éboueurs à Paris

La double pensée

Nous assistons alors sous nos yeux à une contestation sociale sans effet. Même si celle-ci part de réelles souffrances on ne veut jamais prendre le mal à la racine en administrant le bon remède car on préfère une anesthésie généralisée à une opération douloureuse. Il y a alors de véritables impensées et une cécité intellectuelle au cœur de cette réforme des retraites, et ce ne sont pas les débats de boutiquiers entre économistes plus ou moins moraux qui règleront l’affaire. Un certain discours médiatico-politique s’accorde à dire que la naissance serait une tare, que chaque enfant est un coût de plus pour l’humanité en péril ; que les hommes et les femmes sont des êtres interchangeables, qui doivent se focaliser sur la reproduction économique matérielle où l’enfant est relégué derrière les plans de carrière. Or, le résultat de cet eugénisme libéral – rendu possible aujourd’hui par les avancées techniques les plus folles – conduit, en effet, à réduire le nombre d’actifs souhaité et à faire du monde des retraités, de la passivité absolue, du machinisme ambiant, l’horizon indépassable du monde de demain. Il y a alors une incohérence structurelle, une démonstration d’impuissance que de vouloir continuer à maintenir la viabilité de l’équilibre budgétaire des retraites tout en demandant explicitement aux gens de ne plus faire d’enfants, tout en scientifisant la conservation de la vie jusqu’à transformer le monde en maison de retraites. Une volonté morbide, et mortuaire qui consiste à faire vivre la mort au détriment de la vie : « Que la vie meure soit ; il ne faut pas que la mort vive », mettait en garde Karl Marx.

« Dans l’univers mental d’un libéral, le travail n’a d’autre fonction que d’être un moyen au service d’une fin : la croissance de l’économie et la décroissance de la vie sociale. »

L’autre point, encore plus paradoxal, est le solutionnisme technologique désiré par Macron et consorts. La technologie a un but unique : remplacer le travail vivant par le travail mort, robotiser l’entièreté de la vie pour faire advenir une société d’automates, une société où l’homme et son « horrible arbitraire » disparaîtront pour faire advenir l’utopie transhumaniste. Mais à force de machiniser selon la volonté des techno-prophètes, les « inadaptés » du monde de demain – une large partie de la France périphérique – se retrouveront alors sans moyen de cotiser pour leurs retraites ; et le système des retraites lui-même ne pourra compter sur de nouveaux actifs supplémentaires. À moins d’imaginer le scenario déjà envisagé de taxer les robots eux-mêmes, et de les considérer alors comme des personnes à part entière, plus humaines que les « inadaptés » du système ? Ce débat sur la réforme des retraites est une nouvelle occasion manquée d’élargir le champs des perspectives, et elle montre toujours davantage qu’il serait grand temps de refermer une bonne fois pour toute la parenthèse libérale et de réfléchir à une autre organisation sociale pour ne pas tomber dans la maxime du temps présent : « Quand le sage désigne la Lune, l’idiot regarde le doigt ».

Benjamin Edgard

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