- Nietzsche philosophe réactionnaire, Domenico Losurdo, Delga, 2008 [1]
- Contrition, Carlos Portela et Keko, Denoël Graphic, 2023 [2]
- La Souveraineté de la Terre. Une leçon africaine sur l’habiter, Danouta Liberski-Bagnoud, Le Seuil, 2023 [3]
- Cadavre exquis, Agustina Bazterrica, Flammarion, 2019 [4]
Nietzsche, penseur réac ? [1]
Domenico Losurdo est professeur à l’université d’Urbino. Parti il y a peu, ce penseur marxiste de renom est notamment l’auteur de Fuir l’Histoire ? Dans son ouvrage Nietzsche, philosophe réactionnaire (Delga, 2014), l’universitaire s’attelle à démontrer l’aspect profondément anti-démocratique de la pensée du philologue prussien. Au moment où les nietzschéens de basse intensité se déchaînent au sein de l’espace médiatique, Losurdo nous donne une leçon d’hygiène intellectuelle salvatrice.
D’entrée de jeu, l’auteur cherche à analyser les remarques de Nietzsche au sujet de la crise de la culture présente à la fin du XIXe siècle : farouchement anti-communard, le philologue craint ce qu’il nomme la « classe barbare d’esclaves », le prolétariat, assoiffée d’idées progressistes et dangereuses pour les bourgeoisies européennes. S’il ne fait pas preuve de compassion envers les masses asservies, il se dit lourdement affecté par l’incendie du Palais des Tuileries par les membres de la Commune.
Dès La Naissance de la Tragédie, Nietzsche cherche à défendre « l’essence allemande », fondée sur le dionysiaque et les forces actives aristocratiques : a contrario, il brocarde le criticisme socratique au profit d’un irrationalisme belliqueux haïssant les acquis de la Révolution française et du mouvement des Lumières. Dénonçant le nivellement irrésistible de la civilisation occidentale, il craint la bureaucratisation de nos sociétés, condamnées à dépérir en « États-ruches » : plus que cela, c’est l’Histoire comme discipline qui se voit critiquée par l’auteur du Zarathoustra. Insensible à l’existence et pourvoyeuse de relativisme, celle-ci porterait atteinte à la Vie elle-même.
Enfin, la complaisance de Nietzsche au sujet de l’esclavagisme est mise au jour par Losurdo : attaché à la subordination de la majorité à une élite cultivée, le philologue recommande aux souverains de ne pas répandre l’instruction parmi les classes laborieuses. Pire que cela, certains passages de son œuvre révèlent un racisme à peine dissimulé, notamment envers les populations asiatiques.
Fouillé et subtil, l’ouvrage de Losurdo montre les faiblesses de l’argumentaire nietzschéen insensible à la lutte des classes, celle-ci étant renvoyée au ressentiment ou à la sécularisation du christianisme. À l’instant où les mouvements réactionnaires prospèrent sur « la destruction de la raison » (Lukács), ce livre érudit a la force de remettre les pendules philosophiques à l’heure.
Plongée dans les tréfonds du mal [2]
Après Moi, assassin, Moi, fou et Moi, menteur, en collaboration avec Altarriba, le dessinateur Keko s’associe à Carlos Portela pour poursuivre, avec Contrition, sa plongée dans les tréfonds de nos âmes.
L’essentiel du récit se déroule à Miracle Village (rebaptisé « City of Refuge », en 2014). Ce site isolé, en Floride, abrite des individus condamnés pour agression sexuelle. Fichés à vie, leur réinsertion est pratiquement impossible et Miracle Village est leur seule perspective. Une enquête y est ouverte, suite à la mort d’un homme dans l’incendie criminel de son bungalow.
On suit alors les trajectoires de multiples personnages animés par leurs doutes : policiers (faut-il vraiment se donner la peine d’enquêter sur la mort d’un odieux criminel ?), journaliste, révérend, délinquants sexuels, père en quête de vengeance… On ne divulguera pas les péripéties de ce polar, qui propose quelques rebondissements, pour ne pas en gâcher la lecture.
C’est d’autant moins nécessaire que la grande force du récit est surtout qu’il nous pousse à nous interroger sur les limites du bien et du mal et les raisons qui peuvent nous pousser de l’un à l’autre, sans jamais excuser les crimes sexuels. Le mal n’est-il pas en chacun de nous ? Pourquoi certains succombent-ils ? Quand on a commis le pire, la rédemption (« contrition ») est-elle possible ? Quand on a été victime, peut-on réellement pardonner, au-delà des mots ?
Le propos est admirablement servi par le graphisme de Keko. Le dessinateur excelle dans le noir et blanc. Il pose une atmosphère oppressante et moite, qui prend à la gorge dès les premières pages. Le travail du découpage des planches, avec des cases le plus souvent uniformes, renforce cette sensation d’enfermement et d’asphyxie. On peut aussi saluer le travail de l’éditeur, qui réalise là un livre-objet de belle qualité.
L’ Afrique des communs comme alternative ? [3]
Ethnologue, spécialiste des « sociétés voltaïques », plus particulièrement du Burkina Faso, Danouta Liberski-Bagnoud s’intéresse ici à la question du rapport à la terre.
Elle entend démontrer que « de tous les ‘’interdits de la Terre’’, le plus contraire à la doctrine occidentale moderne de la propriété, avec sa fiction d’une terre marchandise, est celui qui pèse sur l’acte de vendre la terre […], interdit toujours en vigueur dans les campagnes » au Burkina Faso.
C’est que, « avant même d’exploiter le milieu […], l’homme habite le monde ». Par là, l’appropriation privée de la terre engendre un « désarrimage », qui n’est pas une libération, mais un enfermement, et une « déshabitation du monde ».
L’auteure multiplie donc les critiques contre les instances internationales (FMI, Banque Mondiale, USAID…) qui, avec la complicité des élites, poussent à la privatisation des terres, souvent au bénéfice de grandes compagnies étrangères. Privés de moyens de subsistance, de nombreux paysans migrent vers les villes, notamment Ouagadougou, capitale prise d’une frénésie immobilière et où les banques internationales se pressent. Danouta Liberski-Bagnoud montre même que le front de la privatisation des terres coïncide, avec quelques années de décalage, à celui de l’avancée du djihadisme dans la région.
L’ethnologue fustige les apories et les hypocrisies des concepts de résilience, de développement durable (un « oxymoron »), de marché-carbone, de géo-ingénierie ou de transition, qui ne servent qu’à masquer ou légitimer le déploiement d’un ordre économique fondé sur la valeur d’échange plus que sur la valeur d’usage et participent à créer la fiction d’une terre-marchandise.
Le propos présente un double intérêt. Sur le plan scientifique, il s’inscrit dans des débats de fond entre chercheurs sur la question. Liberski-Bagnoud discute ainsi avec Polanyi, Supiot (qui dirige la collection dans laquelle l’ouvrage paraît), Testart ou Günther Anders. Sur le plan politique, il propose une réflexion en contrepoint sur les impasses de la propriété privée capitaliste.
Le propos est très stimulant et on aimerait pouvoir continuer le débat. L’auteure réinterroge par exemple l’épisode Sankara. Elle y voit une forme de continuité entre la colonisation et les politiques néo-libérales, dans la volonté de s’approprier les terres communautaires. Mais n’efface-t-on pas par là la possibilité de sortir d’une opposition binaire entre défense des traditions et promotion de l’ordre néo-libéral ? N’y a-t-il pas des chemins d’émancipation à penser, dans de nouveaux rapports avec la terre ?
C. D.
Une dystopie cannibale aux accents covidiens [4]
Dans un futur relativement proche, un virus incontrôlable a contaminé la quasi-totalité de la faune, ayant décimé les animaux sauvages et rendu impropres à la consommation les animaux d’élevage. C’est du moins la version officielle des autorités, sur laquelle le protagoniste du roman, Marcos, ne cessera d’avoir des doutes : et si ce virus n’était qu’une invention destinée à justifier des bouleversements politiques inédits ? Sur une terre ravagée, Marcos suspecte les autorités d’avoir créé de toutes pièces un narratif pour juguler la surpopulation et masquer l’insuffisance des ressources naturelles restantes. Sa sœur, qui « ne croit pas aux complots », vit comme tous les citadins avec un parapluie en permanence au-dessus de sa tête, de peur de mourir au contact des derniers oiseaux sauvages. Simple adaptation paresseuse des fractures et des délires collectifs créés par la crise Covid ? Au contraire : Cadavre exquis a été écrit en 2017…
Faute de pouvoir continuer à manger des animaux, par quoi remplacer leur chair ? S’impose peu à peu dans la société l’acceptabilité du cannibalisme. Au début pratiqué sauvagement et illégalement en « chassant » les plus déshérités dont personne ne remarquerait la disparition, le processus est progressivement légalisé et industrialisé, avec des fermes-usines d’humains génétiquement modifiés créés tout spécialement à cet effet. Ces humains sans nom mais tatoués, aux cordes vocales sectionnées dès la naissance, qu’on fait se reproduire artificiellement entre eux, sont strictement réduits au statut d’animaux d’élevage : tout contact avec eux est évidemment prohibé. Mais Marcos, devenu cadre dans un abattoir à humains très réputé, reçoit bientôt en cadeau une femelle d’élevage « de luxe », livrée vivante chez lui pour sa consommation personnelle. Supposé l’abattre sans délai, il va pourtant progressivement se mettre à la traiter comme une véritable humaine, se prenant d’affection pour elle dans le secret le plus total. Comment sa propre humanité survivra-t-elle à cette expérience ?
Souvent comparé au livre de Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs, le roman de Bazterrica est plus noir, plus cruel et peut-être encore plus profond que ce dernier. Il rappelle également 1984 par bien des aspects. Une réflexion sur le langage tout d’abord : l’idée du cannibalisme ne parvient à s’imposer qu’au prix de l’instauration de toute une novlangue spécifique, masquant l’atrocité de la réalité. Une réflexion sur la mémoire collective et individuelle ensuite, et sa manipulation par le pouvoir : le souvenir des animaux sauvages et de la vie sur une Terre verdoyante s’estompent bientôt, normalisant définitivement l’évolution des mœurs en fermant tout imaginaire alternatif. Et enfin, une réflexion sur la place que peuvent prendre l’amour et les sentiments dans un contexte politique délétère : la relation secrète et interdite entre Marcos et sa femelle d’élevage ne sera évidemment pas sans rappeler celle de Winston et Julia dans 1984. Le parallèle entre Marcos et Winston se poursuivra d’ailleurs jusqu’aux dernières pages : leur destin final, assez similaire, suggère que l’héroïsme individuel dans une société globalement malade semble inatteignable.
Avec ses personnages remarquablement écrits, sa diversité de thèmes abordés qui touchera chaque lecteur d’une manière ou d’une autre, et son style extrêmement « signé » — par ailleurs servi par une traduction française remarquable —, Cadavre exquis est une réussite poignante de la jeune auteure argentine.
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