Ancien conservateur de bibliothèque, Hervé Le Crosnier est actuellement enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la documentation à l’Université de Caen Basse-Normandie. Également éditeur chez C&F éditions, il publie des ouvrages sur des sujets divers – les utopies d’Internet, l’évaluation de l’information en ligne, l’adolescence ou encore le moteur de recherche Google –, tous liés à la problématique du numérique et son impact sur nos sociétés. Influencé par les travaux de la politologue et économiste américaine Elinor Ostrom (1933-2012), il a fait des biens communs, et en particulier des communs de la connaissance, son cheval de bataille. Partisan des travaux collectifs comme Wikipédia, promoteur du libre sur Internet et observateur des phénomènes contemporains d’expropriation du commun, il se fait un point d’honneur à adopter un discours accessible et à mettre à disposition ses travaux en ligne. Le 19 avril 2016, nous l’avons rencontré place de la République à Paris, après une conférence lumineuse qu’il a bien voulu mener devant une quarantaine de personnes, dans le cadre de la Nuit Debout.
Le Comptoir : En 2015, vous avez publié En communs : une introduction aux communs de la connaissance, une compilation d’articles d’où ressort l’idée que ce que nous avons en commun – un monde fini, mais aussi la connaissance, le réseau Internet – doit être préservé du néo-libéralisme et du monde de l’économie. À ce sujet, vous prenez souvent l’exemple du processus historique qui, sous l’Ancien Régime, consistait à privatiser des territoires autrefois soumis au collectif. Dans un monde ou de grandes entreprises comme Google ou Facebook s’accaparent le monopole de la connaissance, comment préserver ces communs ?
Hervé Le Crosnier : J’ai souvent tendance à utiliser la logique des enclosures. Pourquoi ce terme d’enclosure pour pointer le danger qui vise les biens communs ? C’est un terme daté, qui rappelle que les phénomènes d’expropriation de l’usage des communs sont souvent très violents. Ce fut le cas en l’Angleterre, entre le XIIIe et le XIXe siècle, pour les paysans. Aujourd’hui, le terme “enclosure” est devenu presque un mot générique, un peu comme les mots “sorcière”, “esclavage”… qui s’appliquent à des réalités beaucoup plus larges que celle à laquelle il est fait référence au départ.
Aujourd’hui, beaucoup de gens résument l’enclosure à la privatisation, ce qui est un mauvais réflexe. L’enclosure, c’est plutôt le fait que les usages commun d’un objet deviennent progressivement impossibles. Il existe toute une série de stratégies – juridiques, techniques, et autres – qui cassent les biens communs. On a l’exemple des lois sur la propriété intellectuelle des communs de la nature – Monsanto et consorts -, la propriété sur les plantes, sur les semences, qui empêchent les paysans de garantir une biodiversité à l’intérieur des champs cultivés, mais aussi les DRM (Digital Rights Management) pour les documents de toute nature, les biens de la connaissance. A l’heure actuelle, on vit de nouvelles exclusions du commun. Quand les forces de l’ordre vident la place de la République – et je crains que ça ne devienne pire plus tard –, elles empêchent un usage commun qui est fait de cette place publique.
Un autre exemple : les luddites, en Angleterre, au début du XIXe siècle. La postérité les a caricaturé en les désignant avant tout comme des destructeurs de machines, mais si l’on s’intéresse à ce que représentait ce fameux général Ludd – qui n’existait qu’en tant qu’allégorie d’une idée collective –, on voit qu’il recouvrait un usage du commun. Le travail en commun, le savoir-faire, les méthodes d’achat et de vente, tout ce qui allait avec l’artisanat ! Ce n’est pas que la machine permettait de faire mieux plus vite, c’est qu’elle détruisait les capacités de vie de ces gens : elle détruisait le commun, c’était une forme d’enclosure machinique.
Dans tous les domaines, on est aujourd’hui confrontés à une extension de la logique d’exclusion des communs. Quand on pense aux expropriations des terres auparavant cultivées par tous en Afrique et désormais mises sous la coupe d’un propriétaire, on y est. Les paysans n’y ont plus la maîtrise collective de leur travail, ils en sont dépossédés.
Maintenant, comment préserver ces biens communs ? Déjà, il faut toujours mettre l’usage avant la propriété, c’est à dire la valeur d’usage avant la valeur marchande. Pour garantir cela, il faut organiser en permanence le débat collectif, la gouvernance, il faut se mettre d’accord sur la manière de défendre la ressource commune. Il y a aussi une distinction à faire entre ressources communes : un réseau d’irrigation est interne à un groupe donné, il n’est pas destiné à un usage global. Par contre, certains communs sont additifs, on peut toujours en ajouter dedans : c’est le cas notamment des communs numériques. À partir du moment ou l’on met en commun un objet numérique comme un logiciel, on peut avoir espoir qu’il s’étende et s’améliore en permanence.
Et comme tu dis, ce sont ensuite des choses à défendre ! Si tu sors un logiciel en disant « c’est un logiciel libre, débrouillez-vous, je ne m’en occupe plus », le logiciel meurt et ne suit pas l’évolution technologique, ce qui recrée une enclosure. Il est très facile de détruire une communauté de développeurs informatique lorsqu’on se trouve à l’extérieur : on peut acheter les animateurs de cette communauté, mettre en place des brevets… Il existe plein de méthodes pour contourner les communs, méthodes qui constituent un combat séculaire entre ceux qui vivent du commun et ceux qui voudraient mettre la main dessus pour le transformer en source de revenus privés. Ces derniers ont d’ailleurs un argument fabuleux, qui était déjà le même au XVIIe quand il s’agissait d’enclore les champs de moutons : « c’est plus productif » ! Mais pour qui ? Pour le propriétaire, qui parvient à vendre davantage de moutons, pas pour la productivité des moutons ! Étant donné que la croissance se mesure à la richesse produite, il y a croissance mais pas productivité. De la même manière, aujourd’hui, rien ne montre que les OGM sont plus productifs que l’agro-biologie. Ils l’ont peut-être été à un moment donné, mais les techniques agro-biologiques évoluent constamment et ont fini par dépasser les techniques à base d’OGM. Elles sont plus productives et ont en plus l’avantage de maintenir les paysans sur leurs terres, qui peuvent continuer à entretenir des communs villageois, ce qui leur évite de partir gonfler les bidonvilles.
Le phénomène des enclosures est permanent, présent partout, mais il existe donc des moyens d’y résister, qui partent toujours de l’activité des gens. En tous les cas, si on continue à faire vivre un commun, il sera beaucoup plus difficile à détourner.
Les gouvernements actuels, de droite comme de gauche, semblent être totalement déconnectés de la question des communs. D’une manière générale, il semble que les personnalités politiques aient une vision faussée de ce qu’est le numérique, ce qui les conduit à avoir des difficultés à le penser. Comment parvenir à faire entrer ces problématiques dans la sphère politique ?
Je ne suis pas convaincu qu’il y ait un problème d’incompréhension à ce sujet dans les cercles politiques. Certains politiques comprennent la question et sont pour ou contre les biens communs. D’autres, effectivement, ne la comprennent pas. C’est la même chose pour le numérique : certains comprennent très bien les enjeux et développent de beaux projets de loi. Par exemple, la loi Lemaire a intégré beaucoup de points très positifs sur la question des communs. Malheureusement, en face se trouvaient Manuel Valls et Emmanuel Macron qui ont préféré écouter les lobbies et se sont positionnés contre la construction des communs du numérique. Dans le rapport de force, Axelle Lemaire a perdu.
On ne peut pas mettre tous les politiques dans le même sac. Plus globalement, c’est la pensée politique – dans notre pays et dans le reste du monde – qui est en train de se flétrir. Elle se résume à une question : « comment vais-je me faire élire l’année prochaine ? » Ce n’est plus de la pensée politique mais de la pensée personnelle. On assiste à une dépolitisation globale. Les communs permettent un nouvel éclairage sur toutes les questions de société. Ils ont l’intérêt d’être des nouvelles lunettes permettant de regarder le monde différemment et de répondre à certaines questions : qu’est-ce que l’intérêt général ? Comment le faire progresser ? Comment faire des choses à plusieurs ? C’est une véritable école de la démocratie : dès qu’on construit en commun, on se pose des questions qui ne seraient jamais venues dans un format individuel.
À ce titre, je pense qu’il ne faut pas croire que nos représentants n’y comprennent rien : quand Valls et Macron font rayer les communs de la loi Lemaire, ils savent très bien ce qu’ils font. Que disait la loi, en substance ? Elle disait que le domaine public devait être protégé et que des associations spécialisées devaient pouvoir ester en justice dans ce cadre là, pas autre chose. Les lobbies ont tout de suite vu que si l’on mettait un doigt dans cet engrenage, cela signifiait qu’il existait des choses supérieures à la propriété qu’ils ont sur des œuvres, des brevets, etc. Ils ont vu qu’on allait se mettre à repenser différemment les choses, donc ils sont intervenus. Avec des politiciens dépolitisés en face, ils n’ont pas eu de mal à faire entendre leur voix, ce qui signifie que nos représentants sont aujourd’hui les agents organisateurs du combat des lobbies, et non plus des gens qui portent une volonté populaire. La preuve ? Il n’y a pas de débat politique au moment des élections : on vote pour l’écurie machin, mais plus pour un projet politique. C’est dramatique.
La politique éducative sous le quinquennat Hollande est marquée par la volonté de « faire entrer l’École dans l’ère du numérique ». Cependant, cela se fait par le biais de propositions souvent caricaturales – promesses d’offrir une tablette numérique à tous les élèves des classes de cinquième, cours de codage, etc. – sans réels projets pédagogiques derrière. L’Éducation nationale a-t-elle à nouveau loupé le coche ?
Le fait que le matériel prime dans dans les plans d’État éducatifs et numériques n’est absolument pas récent : ça date déjà du plan informatique pour tous à la fin des années 1980. Depuis lors, on a toujours connu des investissements en matériel, parce que ça peut se faire facilement dans l’année où l’on prend les décisions et ça donne des résultats immédiats même s’ils ne sont pas pédagogiques. Je serais moins affirmatif sur les cours de code, qui posent une question : est-ce qu’on peut être un citoyen éclairé du XXIe siècle sans jamais avoir compris ce qu’était un code informatique, un programme conçu par un humain avec des paramètres, des effets concrets ? Comme on est de plus en plus pilotés par des algorithmes, sur Facebook, Google et le reste, comprendre qu’il y a une décision humaine derrière est un élément important.
Le deuxième aspect pour lequel nous avons du retard – d’ailleurs souligné dans le rapport du Conseil National du Numérique Jules Ferry 3.0 – est la question de la coopération. Comment, en faisant entrer le numérique à l’école, fait-on entrer la coopération entre ceux qui l’utilisent ? C’est peut-être la question pédagogique de fond que l’on devrait actuellement se poser. En soi, le numérique n’est pas important, c’est l’utilisation qu’on peut en faire en mode coopératif à l’école qui l’est. Alors comme toujours, je pense que les expérimentations partiront d’en bas, de quelques professeurs motivés qui s’y colleront. Cela ne vient que très rarement d’en haut : attendre une décision d’en haut dans un monde multipolaire comme le nôtre, c’est un peu absurde. Il faut plutôt essayer de jouer dialectique entre l’action par en bas et l’enregistrement de cette action – qui revient en réalité à la protection du commun construit – par des lois.
Mais est-ce qu’aujourd’hui, les cours de codage vont vraiment développer l’esprit critique des élèves ? Le risque est grand qu’ils ne soient qu’un apprentissage technique, quand on voit que l’éducation à l’information et aux médias – pourtant inscrite à tous les programmes scolaires – est négligée, et les professeurs documentalistes souvent relégués au rang de bibliothécaires scolaires…
Le gros problème, c’est que la tendance est à réduire l’apprentissage du numérique à l’apprentissage du code. Le code est utile pour le citoyen du XXIe siècle, mais on ne peut pas se limiter à cela. Beaucoup d’informaticiens adoptent des comportements non-éthiques sur Internet, en faisant du traçage, du big data… Ce qui montre qu’il ne suffit pas de savoir coder, il faut aussi une réflexion sur l’éthique, la responsabilité, la culture du numérique.
Le deuxième problème, c’est l’autorité du professeur. Pas au sens du “je visse les boulons”, mais plutôt au sens de son autorité morale par rapport à celles de Mark Zuckerberg ou de Bill Gates. On assiste aujourd’hui à une décrédibilisation permanente du prof face à Internet. Si le prof commence à vouloir parler de Facebook à ses élèves, il passera pour un has-been. Et effectivement, les seuls qui peuvent jouer là-dessus à l’heure actuelle sont les professeurs documentalistes. On se trouve face à une situation difficile qui a besoin d’échos culturels. On a besoin de penseurs, d’intellectuels, de livres sur cette question du numérique. Il ne s’agit pas de se soumettre à une technique qu’on veut ignorer mais plutôt d’une nouvelle forme de culture, d’organisation de la société, sur lesquelles le citoyen a quelque chose à penser et à dire.
Récemment, l’Éducation nationale a développé des partenariats avec des grands groupes comme Microsoft ou Amazon, délaissant de facto la voie du “libre” au profit de solutions globalisées. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Très clairement, ces partenariats négligent complètement ce dont je viens de parler. On va mettre en avant des techniques, des avantages, la magie, la facilité. Soyons clairs : rien n’est facile ! Si vous mettez un livre en vente sur Amazon pour qu’il soit disponible uniquement sur Kindle, c’est facile, mais c’est dangereux. C’est dangereux parce que ça limite l’usage à une forme de liseuse spécifique, pas à n’importe quel autre lecteur du format normalisé qui s’appelle ePub. Le fait de choisir un acteur privé revient à choisir inévitablement une norme contradictoire avec les intérêts du public. C’est encore une fois un choix de dépolitisation de la part de l’Éducation nationale. On ne met pas en question, on veut aller à l’efficacité : c’est sûr qu’avec Amazon ça va plus vite, il suffit de respecter leurs règles et votre livre peut immédiatement être en vente ! On peut réaliser un livre dans une classe et le mettre en vente à l’échelle mondiale. Bon, il ne va pas s’en vendre évidemment, mais il va être en vente. Et à côté de ça, on sera passé à côté de toute la réflexion nécessaire autour du livre numérique : c’est quoi ? Peut-on le partager, l’échanger ? Est-il normalisé ? Sera-t-il encore lisible demain ? On voit bien qu’en utilisant un format normalisé, on a déjà une multiplicité de questions qui émergent. Mais tout ça a été mis à la poubelle au profit d’un unique acteur et ses spécificités.
Quand vous parliez sur la place de la République, vous sembliez enthousiaste à propos du mouvement social qui a explosé il y a quelques jours. On voit ces jours-ci de nombreux manifestants brandir à nouveau la célèbre devise « Vive la Commune ! », inspirée de la Commune de Paris de 1871. Quelle est votre analyse personnelle des Nuits Debout ? S’agit-il d’une sorte de retour vers le commun de la jeunesse de nos sociétés ?
Je pense qu’on assiste, en France et ailleurs, à la transformation de l’espace public des places en un véritable commun, c’est à dire un endroit ou l’on se dispute, ou l’on s’organise, ou les citoyens interviennent et réfléchissent entre eux. L’exercice de la parole est très important. À partir du moment ou les gens vont prendre la parole, remettre en avant l’idée de débat, on va énormément progresser, parce que derrière cette parole désordonnée, qui part dans tous les sens, va revenir l’idée qu’il est nécessaire de débattre si on veut changer la société. Le silence intellectuel qui était la règle ces dernières décennies nous a conduit à accepter des choses qui sont en réalité inacceptables.
Après, n’oublions pas que le mouvement Nuit Debout n’est pas tout seul. Au lendemain de la COP21, on a eu un véritable mouvement de désobéissance civile autour des questions climatiques. À Pau, par exemple, on a interdit une conférence de personnes qui voulaient faire du forage en eau profonde. À Paris, des citoyens se sont réunis pour manifester en novembre dernier. La Nuit debout n’est pas un mouvement isolé, mais il indique un besoin de retrouver du sens dans la société. Et le fait de parler ensemble aide à retrouver du sens.
Revenons sur le numérique. Un mythe contemporain très ancré et peu questionné laisse entendre qu’Internet et les technologies numériques seraient des “technologies propres”, et qu’elles permettraient à terme d’abolir la civilisation du papier au profit d’un monde plus écologique. Que répondriez-vous à ces affirmations ?
Encore une fois, c’est vrai et c’est faux. Toute activité humaine va dépenser de l’énergie. Toute réalisation de nos désirs va se faire sur ce monde fini qu’est notre planète. Par rapport au numérique, la question, c’est : « est-ce que la dépense énergétique qu’on va faire d’un côté peut être compensée par des gains énergétiques, par exemple sur les transports ? » Je pense à tout ce qui est télétravail, téléconférences, ce genre de choses. Ce sont des moments ou l’on peut aussi reconstruire autrement la dépense énergétique.
Après, il est vrai que le numérique n’est pas immatériel : il existe toute une industrie derrière, des datas centers, des réseaux, des tuyaux, des câbles sous-marins, des tranchées creusées pour faire passer la fibre. Bien sûr que tout cela produit de la pollution.
Est-ce alors mieux ou pire en terme énergétique ? Personnellement, je crois qu’il y a davantage à gagner qu’à perdre. On peut penser aux villes intelligentes qui gèrent leur propre énergie. Par contre, ce qui serait grave, ce serait de n’avoir qu’un développement des technologies numériques sans que cela n’impacte d’autres secteurs comme la gestion fine des énergies dépensées ou les transports.
C’est-à-dire ?
Aujourd’hui, le chauffage et le déplacement consomment une très grande partie de notre énergie. Si l’on ne se sert pas du numérique pour remodeler le déplacement ou l’habitat, c’est dommage. Beaucoup de choses pourraient être faites. Le simple fait de pouvoir savoir à quelle heure passe le bus en bas de chez soi grâce aux appareils numériques est en soi une incitation à l’usage du bus. Je suis moins perdu, je sais quand le bus passe précisément, et ça m’incite à le prendre. Si on joue sur la double bascule, on va payer deux fois en terme de dépenses énergétiques. Le pari, c’est de se dire que le numérique nous permettra d’économiser sur d’autres dépenses d’énergie.
Depuis l’arrivée d’Internet dans tous les foyers au début des années 2000, on a coutume de dire que le réseau est intrinsèquement émancipateur et démocratique. Pourtant, de nombreux spécialistes pointent le fait que les outils type réseaux/médias sociaux comme Facebook et Twitter – véritables internets dans l’Internet – deviennent de plus en plus enfermant, comme des sortes de prisons idéologiques. Internet est-il toujours l’outil que l’on a connu il y a quinze ans ?
L’outil n’a pas changé, mais les utopies qui allaient avec ont évolué, elles. Au départ, Internet devait réduire les inégalités, faire disparaître le racisme, ouvrir la parole entre les peuples… Tout nouveau moyen de communication qui démarre véhicule forcément un certain nombre de mythes. Et puis un beau jour, puisque tout moyen de communication s’attache à des intérêts, se fait récupérer par des conglomérats. On se souvient alors de la réalité : l’outil ne transforme pas la société, ce sont les acteurs sociaux qui peuvent le faire. Ce n’est pas Internet qui construit la société, ce sont les usages du réseau qui le font.
Objectivement, on est là à Nuit Debout, c’est que ça ne doit pas trop mal marcher ! L’usage du réseau social participe, mais sans la Nuit debout – c’est à dire sans la présence physique des gens sur la place – l’usage numérique ne serait rien. C’est un jeu à deux bûches pour faire un feu.
À cause du ciblage des utilisateurs des réseaux sociaux par les robots, ne risque t-on pas de voir émerger non pas des communs mais des communautarismes numériques ?
Dans les médias sociaux, il y a le propriétaire de la plate-forme et ce qu’il fait avec, mais aussi l’usager de la plate-forme. Le propriétaire cherche effectivement à monopoliser la plate-forme dans son propre intérêt ou celui de ses actionnaires. Il veut gagner de l’argent avec, donc il va entrer dans un processus de captation et de monétisation des données personnelles et des traces pour ensuite faire de la publicité ciblée et tout ce qui s’ensuit. Du point de vue de l’usager, il existe tout de même des possibilités d’usage personnel libérateur. On ne peut pas renvoyer l’usage des médias sociaux uniquement à leurs propriétaires. Il faut penser à ce que les gens en font. Si plus d’un milliard de personnes utilisent Facebook quotidiennement, c’est bien qu’ils y trouvent quelque chose. Cette réflexion induit tout de même une question politique bien réelle : comment faire en sorte que ces infrastructures qui sont devenues des plates-formes nécessaires à la vie quotidienne d’aujourd’hui ne se permettent pas tout et n’importe quoi avec leurs usagers ? Il devient urgent de mettre en place une sorte de CGU des plate-formes pour que les paramètres de confidentialité ne changent pas tout le temps. Si nous voulons qu’elles arrêtent de capter nos traces, il sera également nécessaire de leur trouver de nouveaux modes de financement. Enfin, la liberté de l’individu d’entrer et de sortir me semble fondamentale. Et puis bien sûr, il faudrait que toutes ces plates-formes payent leurs impôts !
En 2011, l’historien des religions Milad Doueihi appelait dans son livre Pour un humanisme numérique à une nouvelle citoyenneté et à une véritable éthique des réseaux. Alors que Google domine le web et que le rêve d’un web sémantique est encore loin, l’humanisme numérique ne serait-il pas une utopie ?
L’humanisme tout court est une utopie, mais c’est une utopie sacrément porteuse ! Elle fait rêver des millions de gens sur la planète, elle représente un absolu, un espoir. Oui, il faut développer l’humanisme, parce qu’il ne viendra pas tout seul. Il va falloir qu’il y ait de la pensée, de la réflexion, parce que ça ne viendra certainement pas de la technique. C’est aussi ça que dit Milad Doueihi dans son texte : ça viendra des usages, des réflexions, des prises de position, de la politisation de cet univers numérique. Le réseau est devenu un des nouveaux lieux de la lutte des classes. Je partage l’avis de McKenzie Wark qui dit qu’il existe une hacker class et une vectorialist class qui ont trouvé un nouveau terrain de domination, de soumission, mais en même temps de lutte, de détournements à l’intérieur du réseau. Rien n’est gagné par le réseau, mais rien ne sera gagné sans le réseau !
Nos Desserts :
- Le profil Twitter de Hervé Le Crosnier
- Le point sur les communs en 25 minutes avec cette vidéo de la chaîne YouTube de Louise Merzeau
- « Elinor Ostrom ou la réinvention des biens communs », article de Hervé Le Crosnier disponible sur Le Monde Diplomatique
- Pour retrouver les passionnants cours de culture numérique dispensés par Hervé Le Crosnier à l’Université de Caen, c’est ici
- A lire sur Revues.org, « Internet et le web : l’illusion du social, la fin de l’idéal égalitaire? », un article de Hervé Le Crosnier et Valérie Schafer disponible en version intégrale
- Le point sur les licences Creative Commons, véritables alternatives au copyright
- Il y a un an, nous avions consacré deux articles à Google et à ses stratégies de domination numérique et concrète
- « Grandeurs et misères de l’éducation à la française », un article que nous avions consacré à l’évolution de l’école française
Catégories :Politique
A reblogué ceci sur Curation exclusivement en français.
Comme tout chose nul n’est épar-nier par ce fléau mais on peut tout de mémé y faire face .