Maxime Ouellet et Éric Martin sont tous deux professeurs de sciences sociales à Montréal, l’un en sciences politiques, l’autre en philosophie. Ensemble, ils ont dirigé « La tyrannie de la valeur » (Écosociété, 2014), un ouvrage collectif proposant une critique radicale des catégories du capitalisme et de l’anticapitalisme. Car les deux compères n’ont pas peur de taper sur la gauche “libérale-libertaire”, ce qui leur a valu d’être taxés de “conservateurs de gauche”. Au Comptoir, nous avions des questions à leur poser. Sur la situation au Québec, sur les auteurs qui manquent à nos bibliothèques, et surtout sur le capitalisme d’aujourd’hui et les façons de le combattre.
Le Comptoir : La tradition intellectuelle québécoise est malheureusement mal connue en France. Lorsqu’on s’y intéresse, on découvre des noms comme Jacques Lavigne, Hubert Aquin, Michel Freitag, qui nous laisse penser qu’il existerait, chez vous, une tradition de “gauche conservatrice” ? Est-ce le cas ?

À gauche, Maxime Ouellet, à droite, Éric Martin.
© Institut d’études internationales de Montréal
Éric Martin et Maxime Ouellet : Il n’existe pas, au Québec, de tradition dite du “conservatisme de gauche”. Cette étiquette est en fait plutôt récente : elle est notamment apparue suite à un colloque organisé en 2010 à l’Université d’Ottawa autour de l’anarchisme tory chez Orwell et Jean-Claude Michéa [les interventions de ce colloque ont été publiées dans Les racines de la liberté. Réflexions à partir de l’anarchisme tory aux éditions Nota Bene en 2014, NDLR]. Rappelons que l’expression anarchisme tory, une boutade d’Orwell, cherche à nommer une tension entre, d’un côté, l’émancipation, et de l’autre côté, ses conditions institutionnelles de possibilité. Nous avons exploré la présence d’une telle tension ou réflexion chez plusieurs auteurs, notamment Marx, Michel Freitag, Simone Weil, Pasolini, Hannah Arendt et d’autres. La question était de savoir ce qui doit être préservé pour que la liberté et la justice soient possibles, et comment des auteurs historiquement associés à la gauche ont réfléchi à ces questions plutôt que de se limiter à opposer la “bonne” liberté de la singularité émancipée à la “mauvaise” contrainte du monde extérieur.
Si l’expression anarchisme tory ou “conservatisme de gauche” a le mérite de marquer une distance critique à l’égard d’une gauche devenue trop souvent postmoderne, libérale, individualiste et nominaliste, elle a le défaut de prêter le flanc à la critique dans cette époque (où « il y a trop d’images » comme le dit le cinéaste Bernard Émond), une époque qui s’arrête aux étiquettes et à la surface des choses, qui ne cherche pas à approfondir les questions au plan philosophique. On risque alors de comprendre à tort les auteurs mentionnés plus haut (souvent, hélas, sans les lire véritablement) et de les ranger parmi les réactionnaires infréquentables, de prétendus sexistes ou racistes-xénophobes et quantité d’autres faussetés et ceci parce qu’ils situent leur pensée, pourtant bien campée dans le camp de la justice sociale, en rupture avec le progressisme idéologique ambiant et unilatéral et parce qu’ils appellent à réfléchir à l’articulation entre émancipation et enracinement.
L’appellation “conservatisme de gauche”a suscité tant de confusions que nous préférons l’abandonner entièrement. À la fin de sa vie, Murray Bookchin, excédé par le lifestyle anarchism, a abjuré le terme “anarchisme” pour se dire plutôt communaliste. Politiquement, nous pourrions reprendre à notre compte une telle expression, ou encore celle de “gauche du commun”. S’il s’agit de nous positionner théoriquement de manière plus précise, nous nous inscrivons dans l’héritage de la pensée dialectique, de l’hégéliano-marxisme et de la théorie critique. Plus spécifiquement, au Québec, cet héritage a été mobilisé et enrichi par le sociologue Michel Freitag, auteur de la théorie dite “sociologie dialectique”.
Il y a effectivement chez Michel Freitag, aux côtés d’une critique radicalement anticapitaliste de la globalisation, une dimension “conservatrice” qu’il appelle « conservatrice ontologique ». Mais cela n’a rien à voir avec quelque position moralement rétrograde : il s’agit plutôt de s’opposer à la révolution technoscientifique du capital qui, à l’heure actuelle, détruit l’ensemble des formes de vie et des formes culturelles-symboliques, institutionnelles et sociales. Contre cela, Freitag en appelle, notamment dans L’impasse de la globalisation, à réactiver la réflexion philosophique pour réfléchir à la fragilité des formes de la nature et du commun et à la nécessité de penser ce qui doit être préservé en elles, sans quoi toute liberté et toute justice sont impossibles : contre la logique d’illimitation du capital, comment développer de manière réfléchie et critique un sens de la limite. Il ne s’agit aucunement de défendre la tradition de manière acritique, mais de chercher à voir, ce qui, en elle, est effectif (wirklich) comme le dirait Hegel. La posture de Freitag est proche de celle de Günther Anders, qui prophétisait dans les années 1950 l’obsolescence de l’homme, et se disait “conservatrice”, mais dans un sens radicalement étranger au conservatisme des politiciens : conservateur au sens où l’était Camus quand il disait qu’il s’agit moins de refaire le monde que de l’empêcher de se défaire (ce qui n’implique pas d’être conservateur sur des questions de justice sociale). Malheureusement, le mot conservatisme suscite aujourd’hui tant réactions négatives et de craintes que ces nuances restent incomprises et sont éclipsées par l’ampleur de la réaction allergique au passé (toujours réduit à n’être qu’une domination dont il faudrait se défaire) caractéristique du progressisme idéologique ambiant. Il est donc préférable pour nous de laisser derrière l’expression de “gauche conservatrice” puisque, dans les faits, elle fait écran à la question de fond et ne traduit que très imparfaitement ce qui doit être pensé, et qui a, du reste, toujours eu un nom : l’articulation entre liberté et commun, ce rapport entre particulier et universel que la philosophie a toujours pensé sous le nom de dialectique depuis son origine.
Le défi de cette époque est de réconcilier la recherche d’émancipation avec le maintien des conditions d’existence de la nature, d’une vie et d’une société décentes. Il est singulier que de chercher à penser ensemble les dimensions du progrès et de la préservation d’un monde commun soit aujourd’hui considéré réactionnaire (alors que si l’on y pense bien, toute justice est impossible sans l’arrière-plan d’un monde commun doté d’une relative permanence, même s’il peut être appelé à se modifier sur tel ou tel aspect). Il faut y voir une preuve de l’enfermement dans lequel nous sommes, où les mots mêmes qui pourraient nous libérer, sont devenus des tabous : l’individualisme a fait tant de progrès que le mot “commun”, contrairement à l’époque de Marx, n’inspire plus des espoirs de liberté, mais une méfiance parce qu’il menacerait nécessairement le pluralisme des “systèmes de valeurs” monadiques que nous serions tous devenus. Contre ce monde relativiste peuplé de “moi” autofondés, nous faisons valoir l’importance de penser aujourd’hui le commun comme a priori indépassable par toute liberté particulière. Il faut certainement s’assurer que le commun ne soit pas conçu comme réduction du divers à quelque unité monolithique ou conformiste. Mais il faudrait aussi en venir à comprendre que le seul système social par lequel nous nous relierons si nous continuons de refuser de penser éthiquement et politiquement le commun sera le Marché, dès lors pérennisé et confirmé comme seule forme de lien social, du moins jusqu’à la catastrophe écologique finale. La synthèse entre le particulier et l’universel n’est certainement pas une affaire facile, mais c’est néanmoins l’exigence qui s’impose à nous, à moins de vouloir un monde où le commun n’est fait que de l’addition de singuliers étrangers les uns aux autres, qui ne pourront dès lors être reliés par des moyens puisqu’ils ne s’entendent sur aucune fin.
« Le défi de cette époque est de réconcilier la recherche d’émancipation avec le maintien des conditions d’existence de la nature, d’une vie et d’une société décentes. »
Dans Les racines de la liberté comme dans La tyrannie de la valeur, vous semblez voir ce que l’on pourrait appeler un “moment conservateur” chez Marx, notamment à travers sa notion de valeur. C’est pour le moins déroutant, car Marx est généralement considéré comme positiviste. Pourriez-vous expliquer au marxiste néophyte ou au pas-marxiste-du-tout, ce qu’est la valeur, et comment cette notion mal-aimée peut nous permettre de repenser notre rapport au capitalisme ?
Marx n’est pas plus un conservateur qu’un positiviste. Marx est un dialecticien (qui s’inspire de Hegel) dont la méthode cherche précisément à dépasser ce genre de dualisme. Son analyse dialectique l’amène d’ailleurs à prendre conscience des effets dévastateurs que produit la logique du capital sur le lien social. Marx s’appuie tout au long de son œuvre sur la critique de la modernité qui est notamment formulée par certains auteurs romantiques, sans toutefois croire qu’il soit possible ni souhaitable de retourner à des formes pré-modernes de socialité, puisque celles-ci s’appuient sur des rapports de domination archaïques et fondamentalement régressifs du point de vue d’une conception moderne de la liberté, conception qu’il convient également pour lui de préserver. Il s’agit donc pour Marx de défendre une conception non-libérale de la liberté qui permette de réconcilier à la fois liberté individuelle et collective, la seconde étant la condition institutionnelle de possibilité de la première.
En ce qui concerne la critique de la valeur élaborée par Marx, on peut dire qu’il s’agit d’un approfondissement théorique de ses premières réflexions portant sur l’aliénation. Il ne s’agit pas d’une critique qui se fonde strictement sur une base économique puisque celle-ci prend appui sur un fondement ontologique. L’analyse de Marx sur la valeur s’appuie d’abord sur celle d’Aristote dans les Politiques. Ce dernier y distingue valeur d’échange et valeur d’usage, avant de faire la critique de la chrématistique, c’est-à-dire de l’accumulation infinie de l’argent pour l’argent. Aristote fait plutôt valoir l’importance d’en revenir à une oikonomia, c’est-à-dire à une production subordonnée à un idéal de la vie bonne ; cet idéal n’existe pas de manière individuelle, mais est toujours le fait d’une société qui partage des notions communes du Bien, du Juste, etc. Malheureusement, le marxisme vulgaire tel qu’il a été notamment incarné en France par Althusser, n’a pas compris la théorie critique de la valeur formulée par Marx, notamment dans le premier chapitre du Capital (qu’Althusser suggérait de ne pas lire parce que trop hégélien). On a fait de Marx un penseur positiviste et ricardien alors que, comme l’a montré la critique de la valeur (Kurz, Jappe, Scholz, Lohoff, Trenkle, Postone, etc.), Marx est un critique des formes de médiations sociales aliénées (travail abstrait, richesse abstraite, argent, marchandise, etc.) qui permettent la reproduction de la totalité capitaliste. Contre cette totalité aliénée, Marx, dans le sillage d’Aristote, sait qu’il faut penser ce que pourraient être des médiations et un rapport social non aliénés. Autrement dit, Marx est un penseur du lien social et du commun par-delà l’aliénation du fétichisme. Contrairement à ce qu’on a souvent dit, Marx n’est pas un apologue du productivisme à tout prix : dans sa correspondance avec Vera Zassoulitch, Marx affirme que « la commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie ». Autrement dit, ici, Marx s’appuie sur des formes de socialité pré-modernes, non pas parce qu’il est conservateur, mais parce qu’il est dialecticien : il sait que l’alternative au travail aliéné, qui sépare le producteur de ses conditions d’existence, passe par une ressaisie critique de la commune traditionnelle. La critique de Marx vise l’abstraction qui rend possible la quantification de l’ensemble des activités sociales au détriment d’un rapport qualitatif et sensible au monde, lequel suppose toujours la participation à un rapport social lui-même déterminé par des principes qualitatifs plutôt que par des moyens sans fins, comme le marché ou les machines.
Dans une interview donnée en octobre 2014 au journal Voir, vous décrivez une gauche qui, d’après vous, reprend à son compte bon nombre de présupposés du libéralisme (foi dans le Progrès, exaltation de l’individualisme face à la communauté, universalisme abstrait, etc.). Est-ce vraiment si grave ? Cette gauche est-elle de fait l’allié objectif du libéralisme ? Dans le même ordre d’idée, les luttes d’identités (queer, féministe, revendications culturelles ou religieuses) complètent-elles la lutte des classes, ou lui font-elles concurrence ?
Les luttes des “nouveaux mouvements sociaux”, et même les luttes de classes, sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes du dépassement du capitalisme. Il faut comprendre que le capitalisme repose sur forme de domination englobante, impersonnelle, abstraite et qui se présente comme naturelle. Il prend la forme d’une totalité aliénée. Toute lutte qui ne dépasse pas le stade de la résistance particulière laisse intacte cet universel abstrait. Autrement dit, le défi aujourd’hui est d’unifier les différents mouvements sociaux dans une synthèse, qui n’abolirait pas leur apport particulier, mais qui leur donnerait la capacité d’articuler un imaginaire et un projet politique commun visant le remplacement de cet universel abstrait mortifère qu’est le capital. Malheureusement, la gauche en Occident dérive depuis plusieurs années vers la défense d’une conception de la liberté qui se résume à la déliaison et l’absence de contraintes, conception qui est le pendant miroir à gauche de la conception néolibérale et capitaliste de la liberté. Il ne s’agit pas de dénier la pertinence des revendications de tel ou tel groupe, il s’agit pour nous de dire, comme le disait déjà Marx, que des luttes qui restent cantonnés à la défense de droits ou à la reconnaissance ne permettent pas un dépassement du capitalisme, système qui rend dans les faits tout droit purement formel, puisque chacun-e s’y trouve ultimement enchaîné au travail aliéné et privé de monde. Malheureusement, comme ces mouvements ont initialement construit leur critique contre un universel non-inclusif, leur rapport à l’universalité prend essentiellement la forme d’une critique uniquement négative. Or, le défi est de l’ordre d’une double négation de la négation : si l’universel abstrait nie l’humanité, celle-ci doit nier cette négation pour s’affirmer comme liberté ; mais elle doit encore nier cette liberté abstraite qui méconnait ses conditions objectives de possibilité et affirmer positivement ou reconnaitre une forme d’universalité concrète dans laquelle elle pourra enfin vivre, et en dehors de laquelle aucune justice ne peut être poursuivie. Comme le disait Aristote, seul un Dieu ou une bête peut vivre en dehors de la Cité.
La critique de l’idéologie du Progrès pose la question de notre rapport au passé et par là, de la mémoire et de l’identité. Quel rapport constructif peut-on entretenir avec notre passé, et jusqu’à quel point la nostalgie est-elle un écueil ou un moteur ? Quel enseignement peut-on tirer de l’exemple québécois, où défense de la culture francophone semble parfois rimer avec la lutte contre un néolibéralisme d’importation anglophone ?
Au Québec, la lutte pour l’indépendance, bien qu’elle ait aussi eu ses défenseurs de droite, a aussi été portée à gauche par tout un courant révolutionnaire, décolonisateur, inspiré du marxisme notamment. On peut citer par exemple, la revue Parti pris qui défendait l’indépendance, le socialisme et la laïcité, Marcel Rioux (voir notamment La question du Québec), Pierre Vadeboncoeur, Fernand Dumont, le poète Gaston Miron, Pierre Vallières, Charles Gagnon (à ses débuts militants), le Front de libération du Québec (FLQ) et d’autres. Il est également intéressant de noter qu’à la fin des années 1960, le Front de libération des femmes (FLF) et le Centre des femmes liaient, dans un effort de synthèse critique, la cause féministe à celle de l’indépendance et du socialisme. À l’époque, le Québec est dominé par l’impérialisme anglo-américain, non seulement linguistiquement, mais économiquement, politiquement, culturellement, bref, totalement. Pour les marxistes québécois de l’époque des années 1960-1970, il ne s’agit donc pas seulement de lutte des classes. Inspirés notamment de Fanon et Memmi, ils voient la lutte de libération nationale des Québécois comme un mouvement permettant d’opposer l’existence culturelle d’un peuple à la domination capitaliste et impérialiste qui le nie. Dans La fatigue culturelle du Canada français, Hubert Aquin constate que trop souvent, la nation est réduite au nationalisme chauvin, raciste et belliqueux, et donc rejetée à la fois par la gauche et les libéraux. Or, Aquin montre plutôt que toute appartenance à l’humanité universelle doit s’incarner dans une forme particulière, dans un universel concret (pour parler comme Karel Kosik). L’exemple du Québec nous enseigne aujourd’hui que, bien que le socialisme ne puisse exister en un seul pays, il n’existe pas non plus de manière abstraite et déracinée, mais doit prendre appui sur des communautés politiques vivantes et concrètes qui sauveront leur manière d’être symbolique et culturelle de la barbarie capitaliste. Le fondement du projet socialiste a toujours été l’internationalisme, c’est-à-dire de la solidarité entre les peuples. Trop souvent compris de manière abstraite, l’internationalisme s’est aujourd’hui converti en individualisme cosmopolite, alors que le socialisme signifie la possibilité pour chacun-e d’appartenir à une communauté politique et une communauté de sens par-delà l’abstraction universaliste et déracinée de la valeur marchande. Or, aujourd’hui, les questions sont généralement traitées de manière éclatée (laïcité par-ci, indépendance par-là, socialisme pas très souvent…), et malgré de nouvelles tentatives de synthèse (on pense à la théorie de l’intersectionnalité des luttes), il resterait encore à trouver, de notre point de vue une manière de re-lier à nouveau, par exemple les luttes oppositionnelles négatives d’aujourd’hui à un combat positif renouvelé pour l’indépendance et le socialisme, c’est-à-dire l’institution d’une république sociale et internationaliste au Québec.
« Il est illusoire de croire que les Canadiens sont souverains. Les Québécois sont colonisés par les canadiens et par le capital globalisé ; les Canadiens sont colonisés par les Américains et le capital globalisé. »
Nuit debout a permis à des souverainistes de gauche comme Frédéric Lordon, pour qui la démocratie passe par une émancipation des structures supranationales (remettant en cause, dans une certaine mesure, l’Union européenne) d’obtenir un large écho. Le Québec, depuis la lutte des patriotes jusqu’au référendum de 1995 en passant par la Révolution tranquille, a connu plusieurs tentations souverainistes ou indépendantistes. Peut-on comparer le système fédéral canadien à l’Union européenne ? Les souverainistes européens peuvent-ils tirer des leçons de l’expérience québécoise ?
Le Canada n’est pas un pays au sens moderne du terme puisqu’il n’a pas été fondé par une révolution républicaine : c’est la réunion d’une élite au sein d’un conseil d’administration pour gérer un territoire cédé par l’Empire britannique à des escrocs et des constructeurs de chemin de fer. Le Canada est ainsi un des premiers pays postmodernes et néolibéraux, au sens où sa fondation est déjà post-politique. De la même manière, l’Union européenne n’est qu’une organisation visant le passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses, ou plutôt, à la gouvernance ; elle marque la fin de la souveraineté politique et l’avènement de la souveraineté du capital dont elle est la bureaucratie. Il est illusoire de croire que les Canadiens sont souverains. Les Québécois sont colonisés par les Canadiens et par le capital globalisé ; les Canadiens sont colonisés par les Américains et le capital globalisé. Pierre Elliot-Trudeau, père de Justin Trudeau, premier ministre fédéraliste et pourfendeur de l’indépendantisme québécois, disait en 1968 : « Le Canada n’est pas plus indépendant des États-Unis que la Pologne ne l’est à l’égard de l’Union soviétique : nous avons chacun 10% de notre indépendance ». Les “Européens” sont maintenant colonisés par le capital globalisé. Comme l’a bien vu Frédéric Lordon, la seule alternative est de réfléchir à nouveau à des formes de souveraineté populaire contre la souveraineté du capital. Celle-ci prendra d’abord une forme nationale, mais devrait être le ferment d’une reconstruction internationaliste ensuite. Malheureusement, cette voie est difficilement praticable puisque la souveraineté nationale a été diabolisée à gauche, considérée comme suspecte et fascisante et, de fait, abandonnée entre les mains du Front national et autres partis fascisants en Europe alors qu’elle devrait être réappropriée par la gauche, et au fond, par le peuple.
« Le vrai nationalisme qui veut être au service de tout un peuple et servir son épanouissement ne peut donc cohabiter avec le capitalisme. »

Patriotes à Beauharnois en novembre 1838, lors de la rébellion des patriotes, par Katherine Jane Ellice (aquarelle). Archives nationales du Canada.
Comme le disait le syndicaliste québécois Michel Chartrand : « Le nationalisme, je n’ai pas à discuter cela, je dois le prendre comme une donnée de la nature aussi fondamentale que l’instinct de conservation. Pour moi, le nationalisme est à un peuple ce que l’instinct sexuel est à la personne. On sait ce qui se produit quand on essaie de nier ou de refouler la sexualité : ça donne de la folie furieuse qui se jette n’importe où, dans la soif de puissance ou de domination. Nier le nationalisme d’un peuple, c’est créer un climat propice à la violence, c’est courir au désastre. Or le capitalisme, pour se survivre, ne peut laisser libre cours au nationalisme : le capitalisme, par essence, est apatride, a-national, a-familial, amoral, parce que tous les liens humains entravent la course folle des affaires. Or le capitalisme a besoin d’être libre de traiter avec n’importe qui, car sa seule morale, c’est la maximisation du profit et la suppression des concurrents. Le vrai nationalisme qui veut être au service de tout un peuple et servir son épanouissement ne peut donc cohabiter avec le capitalisme. Ce qui n’empêche pas certains capitalistes de se prétendre nationalistes. Duplessis [Maurice Duplessis (1890-1959), premier ministre du Québec de 1944 à 1959, instaure un régime fort, conservateur et anticommuniste, NDLR] était un bandit et il se croyait nationaliste. Le nationalisme, c’est le préalable de l’ouverture sur le monde : on ne peut accéder à l’international que par la médiation de la nation. Une personne ne peut entrer en relation avec une autre que si elle se connaît et se définit elle-même d’abord. »
On a vu fleurir, à Nuit debout, des rectangles rouges, initiative lancée par des militants de la très mobilisée Paris 8 (Université de Saint-Denis). Il s’agit bien sûr d’un clin d’œil au mouvement étudiant québécois des carrés rouges, de 2012 et de 2015. Serait-ce là le signe que la lutte contre le capitalisme se positionne sur une ligne de front qui transcende les frontières, et que tous les peuples subissent les mêmes logiques, comme l’écrit par exemple le Comité Invisible ? Ou bien s’agit-il plutôt de situations et de luttes particulières dont les ressemblances s’en tiendraient aux apparences ?
Le capitalisme est globalisé et il s’en prend partout aux institutions sociales et politiques, notamment à l’éducation nationale, parce qu’elles entravent son expansion. C’est pourquoi l’université publique doit être transformée en Université Inc., en organisation au service du capital comme l’avait bien vu Michel Freitag dans Le naufrage de l’université. C’est aussi pourquoi des grèves étudiantes et des luttes sociales souvent similaires éclatent de par le monde. Il faut se réjouir de voir le carré rouge faire le tour du monde. Cependant, il faut être honnête et reconnaître que la grève étudiante de 2012, malgré son ampleur historique, n’a pas transformé durablement nos conditions d’existence, pas plus que Occupy Wall Street d’ailleurs. Nuit debout se trouve aujourd’hui un peu confronté au même risque : la question n’est pas de s’indigner contre le capital – tout le monde le fait et cela donne lieu à toute sortes de carnavals festifs. La question est de savoir, comme le disait Zizek, ce qui vient après le carnaval : comment allons nous détruire les institutions ou organisations dominatrices du capital, et quelles médiations ou institutions pouvons-nous penser « pour la suite du monde », pour reprendre le titre d’un film du cinéaste québécois Pierre Perreault.
Depuis quelques mois, l’élection de Justin Trudeau a fait naître en France un intérêt inattendu pour la vie politique canadienne, qui se traduit par une idéalisation enthousiaste, un scepticisme poli ou un rejet de principe. Difficile de se faire une idée, depuis notre côté de l’Altlantique, sur un personnage qui apparaît tantôt comme sincère et proche du peuple, tantôt comme le désagréable produit d’une émission de télé-réalité. Justin Trudeau incarne-t-il une certaine common decency en politique, ou un nouveau visage du spectacle ?
Justin Trudeau est un bouffon et un tartuffe spectaculaire. Il a épaté la galerie des médias libéraux avec son cabinet multiculturel aux allures d’une publicité de Benetton. Mais au fond, il n’est qu’un égoportrait vide à travers lequel le capital parviendra à ses fins, comme l’atteste notamment son soutien indéfectible à l’industrie pétrolière des sables bitumineux, une des industries les plus écocides de la planète. Au Forum de Davos, le gouvernement Trudeau a présenté le Canada comme un « endroit diversifié, positif et fort pour investir » : autrement dit, la diversité n’est pour lui qu’un autre argument de vente lorsqu’il s’agit de se prosterner devant le capital. Le Canada est, pour parler comme Michéa, l’incarnation de l’Empire du moindre mal libéral, et Justin Trudeau en est le leader parfait, celui qui réunira tout le monde sous les auspices post-politiques du Marché et du Droit individuel, et à grands renforts de narcissisme et de bêtise facebookée.
La jeune génération a soif de lecture et le chômage lui laisse du temps. Le Québec regorge d’écrivains souverainistes, révolutionnaires, inconnus par chez nous. Avec quels livres et quels auteurs nous conseilleriez-vous de passer l’été, afin de rafraichir nos cerveaux sur la plage ?
- Les ouvrages de Michel Freitag : L’impasse de la globalisation, L’Abime de la liberté, L’oubli de la société, Le naufrage de l’université et d’autres.
- Marcel Rioux, La question du Québec et La culture comme refus de l’économicisme.
- Pierre Vadeboncoeur, La dernière heure et la première.
- L’anthologie de Parti Pris éditée chez LUX par Jacques Pelletier.
- Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, Raisons communes, La vigile du Québec.
- Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique.
- Gaston Miron, L’homme rapaillé.
- Hubert Aquin, La fatigue culturelle du Canada français.
- Stanley Bréhaut-Ryerson, Capitalisme et confédération, Les origines du Canada.
Nos Desserts :
- Sur Contretemps, une lecture de l’ouvrage La tyrannie de la valeur, d’Éric Martin et Maxime Ouellet
- L’interview de Jean-Claude Michéa, par Le Comptoir
- Entretien de Renaud Garcia sur Le Comptoir
- Sur le socialisme populaire et conservateur de George Orwell et Simone Weil
- Les liens entre gauche et nationalisme ont déjà été creusés au Comptoir à travers nos articles sur Thomas Sankara et ou sur le patriotisme de gauche en France
- Les prises de position d’Éric Martin et Maxime Ouellet ont suscité un débat en 2015. On peut lire, sur le site Raisons Sociales, les critiques que leur fait Félix Deslauriers, et la réponse des intéressés.
Catégories :Politique
Oui passionnant interview, qui me rappel la pensée du théoricien socialiste irlandais James Connolly, qui écrivait: »Pas de socialisme sans libération nationale, pas de véritable libération nationale sans socialisme. »