Politique

Patrick Marcolini : « Orwell faisait de l’égalité sociale et économique un objectif politique immédiat »

Philosophe et historien des idées, Patrick Marcolini est l’auteur d’un essai sur le mouvement situationniste à L’Échappée, où il dirige la collection Versus. Il vient de participer à la parution d’une adaptation en bande dessinée de « La Ferme des animaux » de George Orwell par la maison d’édition libertaire. Nous nous sommes entretenus avec lui à l’occasion des 67 ans de la mort de l’écrivain anglais (21 janvier).

Le Comptoir : Vous publiez – pour la première fois en France – une adaptation de La Ferme des animaux en bande dessinée. Pourquoi avoir choisi cette œuvre, déjà largement connue du grand public ?

le_ferme_des_animauxPatrick Marcolini : En fait, c’est Alice Becker-Ho [écrivaine et poète francophone, qui a été l’épouse de Guy Debord, NDLR] qui nous a fait découvrir cette bande dessinée, publiée à l’origine sur l’île Maurice et rédigée en créole mauricien. Nous avons trouvé cette adaptation intéressante, à la fois sur les plans graphique et politique : elle rendait le propos d’Orwell accessible à tout le monde, de manière originale et amusante. Dans un second temps, nous avons mené l’enquête sur les origines de cette bande dessinée. Et nous nous sommes alors rendu compte qu’elle n’avait pas été publiée uniquement sur l’île Maurice, qu’il en existait des versions dans d’autres langues. Même si l’album que nous possédions datait de la fin des années 1960 ou du tout début des années 1970, ce document remontait en fait, dans sa version primitive, au début des années 1950. Il avait été produit à l’initiative des services secrets britanniques et américains, et diffusé dans plusieurs pays à travers le monde. Nous avons alors pris conscience que nous avions entre les mains un document de propagande anticommuniste lié à ce que la journaliste et historienne britannique Frances Stonor Saunders a appelé « la Guerre froide culturelle », et qu’il était intéressant non seulement par sa forme graphique et son contenu politique, mais aussi à cause du contexte idéologique dans lequel il était inséré. Le plus fort étant qu’en dépit de ce contexte, le récit d’Orwell, par son intelligence et sa radicalité, réussit à désamorcer sa captation à des fins de propagande.

Quels avantages présente, selon vous, la BD par rapport au roman ?

Ceux qui avaient décidé d’en faire un outil de propagande avaient compris que le langage de l’image parle beaucoup plus directement aux masses que celui de l’écrit. La BD étant devenue une forme d’art populaire, cette adaptation était susceptible de diffuser à grande échelle une critique du communisme et de l’URSS. Au-delà de la propagande, ce document est également intéressant au regard de l’histoire de la BD. Du point de vue formel, il se situe à mi-chemin de l’école européenne et du comics américain ; du point de vue matériel, sa composition sous forme de strips de quatre cases nous rappelle que la BD, à l’époque, paraissait le plus souvent en épisodes dans les journaux, ce qui dictait aux auteurs un resserrement du récit propre à maintenir une tension dramatique sur de très courtes séquences. Et enfin, il y a le dessin, qui n’est pas de n’importe qui, puisque l’auteur de cette adaptation de La Ferme des animaux est Norman Pett, resté célèbre pour avoir inventé la fameuse pin-up, cette jeune fille plus ou moins dénudée qui a peuplé les fantasmes de beaucoup d’Américains avant et après la Seconde Guerre mondiale. Cela fait de la BD La Ferme des animaux un objet historique tout aussi intéressant que le roman original.

« À part un ou deux éléments dont la portée caustique a été atténuée, la critique sociale présente dans le document d’origine est conservée. »

Mais la BD n’appauvrit-elle pas le roman ?

Pour adapter le texte d’Orwell en BD, il était nécessaire de procéder à des ellipses. Norman Pett et son collaborateur Donald Freeman ont donc supprimé certains passages du roman, mais finalement assez peu. Ils sont aussi intervenus sur les discours des personnages, puisque, pour des raisons évidentes de place, il ne peut pas y avoir la même quantité de texte dans les phylactères de la BD que dans les dialogues du document d’origine. Mais je crois que le talent des auteurs a été d’éviter la simplification, pour tendre plutôt à une sorte d’épure. En tous cas, le propos d’Orwell ne perd rien en radicalité. À part un ou deux éléments dont la portée caustique a été atténuée, la critique sociale présente dans le document d’origine est conservée.

Dans votre présentation, vous comparez cette adaptation au dessin animé, plus pauvre. Pouvez-vous revenir dessus ?

Un dessin animé a en effet été conçu à partir de La Ferme des animaux, à peu près au même moment que la BD, et dans le même but. À la différence de cette dernière, on y observe une véritable distorsion du récit, et donc du sens – la conclusion de l’histoire, notamment, est différente. La critique sociale portée par Orwell, qui ne se réduit pas à une critique du communisme, finit par passer à la trappe. On a là un objet de pure propagande. Et je ne parle même pas de l’esthétique de ce dessin animé, qu’à titre personnel je trouve assez pauvre. Un livre a été écrit là-dessus, dont le titre résume bien l’esprit de cette pseudo-adaptation : Orwell Subverted. Orwell le subversif a été “subverti”, c’est-à-dire, dans l’acception originelle du mot, mis à l’envers, sens dessus dessous (il ne faut pas oublier qu’en français, jusqu’au XXe siècle, le mot de “subversion” avait un sens très péjoratif, loin du romantisme qui l’entoure aujourd’hui).

Pour George Orwell, « la destruction du mythe soviétique est essentielle […] pour relancer le mouvement socialiste ». Aujourd’hui, l’URSS n’est plus et le bilan négatif du “socialisme réellement existant” a largement été effectué. Dans ces conditions, « la destruction du mythe soviétique » est-elle toujours aussi nécessaire ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la manière dont est posé le problème. Je ne crois pas que le bilan du “socialisme réellement existant” ait réellement été effectué. Au moment de la chute du Mur de Berlin, le caractère fondamentalement oppressif des régimes instaurés dans les pays de l’Est a éclaté au grand jour (à vrai dire, on possédait là-dessus nombre de témoignages dès les années 1920, souvent issus de l’intérieur même du mouvement ouvrier). Mais du jour au lendemain, tout le monde s’est tourné vers le libéralisme et la mondialisation, ou leur critique, comme si de rien n’était. Pourtant ce qui s’est passé à l’Est nous concerne encore aujourd’hui.

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D’une part, on peut observer dans les sociétés régies par l’économie de marché des phénomènes du même type que ceux qui caractérisaient les régimes dits socialistes. Prenons l’exemple de la bureaucratie, qui était l’élément central du système de pouvoir en URSS et dans ses états satellites. Béatrice Hibou a bien montré que le néolibéralisme ne liquidait pas la bureaucratie, mais la faisait proliférer : à chaque moment de la vie quotidienne, nous devons nous soumettre à des procédures formalisées et des normes absurdes édictées par des mégastructures impersonnelles, qu’il s’agisse des entreprises ou des administrations converties au management (lire son livre La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012). La question de la bureaucratie n’est donc pas devenue caduque avec la chute du Mur, elle appelle une réflexion qui ne pourra que se nourrir de ce qui s’est passé en URSS. Il en va de même avec la désinformation, qui a connu une nouvelle jeunesse à travers Internet et les réseaux sociaux, la réduction médiatique du langage à des néologismes et des formules stéréotypées, ou la volonté récurrente des gouvernements de diminuer, voire de supprimer l’enseignement de l’histoire à l’école (quand ce ne sont pas l’extrême droite et l’extrême gauche qui veulent la réécrire dans leur sens)… Autant de phénomènes qui ont un air de famille avec ce qui se passait dans les pays de l’Est, et qui tendent à confirmer les analyses de Guy Debord à la fin de sa vie. Dans les Commentaires sur la société du spectacle, celui-ci diagnostiquait non pas la disparition du spectaculaire concentré avec la fin du “socialisme réellement existant”, mais sa fusion avec le spectaculaire diffus propre au capitalisme libéral, amenant ainsi un nouveau mode de gouvernement : le “spectaculaire intégré”.

« L’URSS et la révolution russe posent une question globale : la transformation sociale doit-elle passer par en haut et la prise du pouvoir d’État, ou s’appuyer sur les capacités et l’intelligence des gens “d’en bas” ? »

D’autre part, réfléchir sur l’expérience russe, et plus largement sur celle du mouvement ouvrier, devrait aussi nous conduire à nous interroger sur les motivations psychologiques et les modalités d’action des révolutionnaires. Beaucoup de penseurs se sont demandé comment des personnes qui aspiraient à un monde plus libre et plus juste avaient pu tomber dans le fanatisme et le sectarisme, voire collaborer directement à des régimes qui représentaient la négation même de ces valeurs. Et ils en sont venus à souligner notamment la dimension religieuse, inconsciente ou non, de l’engagement révolutionnaire ; mais peu nombreux sont les révolutionnaires qui en ont tiré des leçons de prudence. Pour ne citer qu’un exemple, quand on “croit” qu’une révolution va bientôt survenir et tout changer, on est déjà sur le terrain du millénarisme. Et quand le réel fait résistance, le risque est de s’enferrer à partir de là dans le jusqu’auboutisme, ou alors de se retrancher hors de la société, au sein de la petite communauté des “croyants”. Pour ceux qui refusent cette alternative, le plus difficile consiste à cesser de croire tout en continuant à espérer, et à agir.

Enfin, je dirais que l’URSS et la révolution russe posent une question globale : la transformation sociale doit-elle passer par en haut et la prise du pouvoir d’État, ou s’appuyer sur les capacités et l’intelligence des gens “d’en bas” ? Ce sont deux modèles différents. Et l’un d’entre eux a conduit à la mise en place tyrannique d’un pseudo-socialisme. Cette réflexion est encore d’actualité, dans la mesure où tout événement de type révolutionnaire pose à nouveau les questions qui s’étaient posées au moment de la révolution de 1917 et dans les décennies qui ont suivi. Méditer cet exemple, c’est réfléchir sur les mécanismes qui mènent une révolution à se transformer en contre-révolution.

Dans une lettre adressée à l’écrivain et journaliste américain Dwight Macdonald, Orwell expliquait justement à propos de son roman : « La morale, selon moi, est que les révolutions n’engendrent une transformation radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot. » Quelles clés l’écrivain nous donne-t-il pour répondre à ce problème ? Est-il vraiment possible de contrôler les meneurs d’une révolution ? Finalement, toute révolution ne porte-t-elle pas en elle les germes de sa propre contre-révolution ?

mandatJe vais répondre en deux temps. Ma première réponse sera purement doctrinale et idéologique, y compris peut-être dans le sens péjoratif du terme. Dans l’histoire des révolutions, on a toujours trouvé des moyens pour contrôler les dirigeants. C’est plutôt la non-utilisation de ces moyens qui a conduit les révolutions à se renverser en ordres de type répressif. Le moyen le plus connu est le “mandat impératif”. Il est mis en place lorsqu’un collectif ne peut exécuter par lui-même une tâche, et qu’il y a temporairement besoin d’un représentant, d’un coordinateur ou d’un spécialiste. On crée alors un cadre extrêmement précis pour définir et délimiter l’action d’une personne qui parlera et agira au nom du collectif. Ce “mandat impératif” implique aussi que cette personne sera démise de ses fonctions une fois la mission accomplie, ou même avant si elle sort du cadre établi, par exemple en faisant l’inverse de ce pour quoi elle a été missionnée, ou en s’arrogeant des prérogatives. On voit là qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait différent du “mandat parlementaire”, où l’élu reçoit une sorte de chèque en blanc (il peut ne pas respecter les engagements qu’il avait pris) et n’est révocable qu’au moment des élections, c’est-à-dire tous les quatre ou cinq ans. Dans l’histoire des révolutions, dès que des assemblées populaires commencent à s’organiser et à se formaliser de manière démocratique, elles instituent ce principe du mandat impératif. On en trouve la trace dans toutes les révolutions du XIXe siècle (voir à ce sujet le livre de Pierre-Henri Zaidman, Le Mandat impératif, de la Révolution française à la Commune de Paris, Éditions libertaires, 2008). Au XXe siècle, c’est dans les “conseils” qu’il se matérialise le mieux, que ces organes d’autogouvernement se forment sur les lieux de travail (les fameux “conseils ouvriers”) ou sur le lieu d’habitation.

Cette réponse est toutefois idéologique, parce qu’elle est celle que me suggèrent naturellement les courants d’idées qui ont développé les analyses les plus intéressantes sur ce sujet : l’anarchisme et le communisme de conseils. Mais il y a derrière tout cela un problème plus profond, d’ordre sociologique : est-ce qu’un mouvement social peut évoluer jusqu’à son terme, se raffiner dans son analyse et son intelligence, tout en se passant de leader ? Même quelqu’un comme Cornelius Castoriadis, dont on connaît pourtant l’attachement au principe d’autonomie, a pu déclarer par moments que ce n’était pas possible (il est vrai qu’il ne donnait pas au mot leader le sens de “dirigeant”). Je n’ai pas de réponse définitive, juste une énorme question.

Est-ce que les leaders ne sont pas systématiquement ceux qui possèdent une volonté de puissance plus forte que les autres ?

Tout dépend de ce qu’on entend par leaders. S’il s’agit de chefs, sans aucun doute. Mais il existe des meneurs de jeu qui n’aspirent pas à donner des ordres ou à prendre le pouvoir (du moins pas tout le temps !). C’est rare, mais ça existe. Cela ne justifie pas pour autant qu’on doive leur laisser tout le champ libre. L’horizon de toute action politique collective devrait être de favoriser une socialisation du pouvoir, à travers le partage des savoirs et des prises de décision.

Barricades

Je vais me faire l’avocat du diable, mais dans l’histoire, les révolutions qui ont eu de vraies assemblées populaires démocratiques, comme la Commune de Paris (1871), l’Espagne de 1936 ou la Hongrie de 1956, ont toutes été écrasées. Alors qu’au contraire, l’URSS plus autoritaire, qui a suspendu les soviets, a perduré dans le temps. Est-ce que les assemblées populaires ne sont pas signe d’impuissance ? Et est-ce que les révolutions n’ont pas besoin de puissance pour survivre ?

Oui, effectivement, les révolutions ont besoin de puissance pour survivre. Mais je ne pense pas que celle-ci passe nécessairement par la construction d’un système de pouvoir rassemblé autour de certaines individualités ou strates sociales. Ce ne sont pas les assemblées populaires qui ont rendu fragiles ces révolutions-là. Leur fragilité vient principalement de leur caractère éruptif. Elles se sont déclenchées en un moment donné, sans qu’il y ait eu de phase préparatoire aboutie. Je ne veux pas dire que la transformation sociale devrait se planifier à l’avance, comme un coup d’État, à la manière blanquiste. Et l’on ne peut pas non plus reprocher aux révolutionnaires d’être intervenus à ce moment-là de manière plus ou moins improvisée. Il y a toujours une forme d’impondérable dans l’histoire. Ce que je veux dire, c’est que l’essentiel ne se joue pas au moment de la révolution, mais en amont, de manière minuscule, dans ce fourmillement d’actions qui infléchissent les rapports sociaux dans le sens de l’égalité et de l’autonomie de tous. Ces actions, pour peu qu’elles se pérennisent dans des organisations irriguées par une participation active de tous leurs membres, posent les bases sur lesquelles pourrait s’appuyer une transformation plus large.

utopie_et_socialismeJe pense là à Utopie et socialisme de Martin Buber, que nous avons publié l’an dernier aux éditions L’échappée. Buber montre qu’il y a peut-être un tiers chemin à penser entre la réforme et la révolution. La réforme est inefficace au sens où elle place une confiance aveugle dans les institutions existantes, alors que ces institutions font parties de la machine à démanteler. En même temps, les révolutions ont souvent échoué parce qu’elles construisent sur du sable. Devant la nouveauté et l’instabilité des institutions qu’elles ébauchent, les populations insurgées se mettent à douter. Les plus inquiets se prennent à désirer un retour à l’ordre ancien, et les plus malins en profitent pour prendre le pouvoir. Buber, lui, imagine une autre manière de procéder, qui se fait petit à petit, de manière consciente, en partant des rapports épanouissants qui peuvent exister dans notre vie quotidienne – avec nos collègues de travail, nos amis, nos voisins, etc. Sur cette base, des collectifs peuvent se former qui prennent en charge l’organisation de tel ou tel aspect de la vie quotidienne sans se référer au marché ou à l’État. En faisant la preuve au quotidien de leur utilité, de leur agrément et de leur robustesse, ces collectifs peuvent susciter l’imitation, se multiplier de proche en proche, et se fédérer jusqu’à devenir la structure portante d’un autre type de société. Buber pense aux associations, aux coopératives, aux conseils ouvriers lorsqu’ils prennent en main la production et la distribution, et à toutes les expériences de socialisme “utopique”, toutes ces communautés que des gens établissent en vue de vivre ensemble et de partager ce que produit le coin de terre qu’ils cultivent. Comme il le précise, ces expériences sont en réalité extrêmement “topiques”, puisqu’elles sont ancrées dans un lieu (topos) et un contexte précis.

« Au sujet du totalitarisme, je trouve que la bannière d’Orwell, brandie à tout bout de champ, commence à être elle aussi en bien mauvais état. »

Nous pourrions peut-être rapprocher cela du mouvement zapatiste, expérience de transformation sociale au Chiapas (Mexique) ?

Sans doute, même s’il y a un peu une idéalisation de ce mouvement aujourd’hui. Mais des expériences semblables à ce que décrit Buber existent aujourd’hui de manière disséminée, embryonnaire, en Europe et ailleurs dans le monde. Bien sûr, lorsqu’on chante “les initiatives citoyennes qui fleurissent un peu partout”, cela rappelle l’apologie des “pouvoirs de la société civile” à laquelle se livraient les chantres de l’autogestion dans les années 1970 (le sociologue Pierre Rosanvallon, etc.). Derrière l’autogestion, c’était en fait le néolibéralisme qui se profilait : désengagement de l’État, liquidation des services publics et délégation de leurs tâches au privé ou au secteur associatif. De la même manière, on pourrait imaginer que les “alternatives” deviennent demain le socle d’une gestion des dégâts écologiques et sociaux du capitalisme, qui serait déléguée à ceux et celles qui en sont les premières victimes (la vogue actuelle des concepts d’empowerment et de résilience va complètement dans ce sens). Le capitalisme se caractérise par sa capacité à se renouveler en puisant des idées ou des outils dans les résistances qu’on lui oppose. Mais il existe des collectifs rigoureux qui sont conscients de ce risque et le prennent en compte. Je remarque au passage qu’ils s’efforcent la plupart du temps d’appliquer les principes de l’assemblée démocratique et du mandat impératif.

Pour en revenir à Orwell, depuis quelques années, il bénéficie d’un regain d’intérêt, au point qu’un think tank journalistique présidé par la journaliste Natacha Polony se nomme le “Comité Orwell”. À quoi est dû ce phénomène ? Le côté subversif de l’œuvre du Britannique risque-t-il d’être oublié ?

Il est naturel de s’autoriser de se revendiquer d’un auteur dont on partage les idées. Mais dans le cas présent, toutefois, cela confine à la stratégie publicitaire et à l’argument d’autorité, du type : « Orwell l’avait bien dit ! » Mais précisément, qu’est-ce qu’il a dit ? Orwell faisait de l’égalité sociale et économique un objectif politique immédiat, et il était partisan de la collectivisation des moyens de production ; je ne crois pas que cela soit le cas de ce “Comité Orwell”, ni des jeunes émules de la Nouvelle Droite qui se réclament de sa pensée… Et je ne parle même pas de son anticolonialisme viscéral ou de son combat contre le fascisme. De ce côté-là, il n’est pas exagéré de dire que c’est une véritable trahison par rapport à sa pensée et son positionnement politique.

Ce qui justifie souvent ce type d’appropriation, c’est un usage très lâche du concept de totalitarisme. L’extrême droite, comme l’extrême gauche d’ailleurs, aime bien décerner ce terme à la société dans laquelle nous vivons. Nous sommes loin de vivre dans une société démocratique au sens authentique du terme, mais est-ce que nous pouvons dire pour autant que nous vivons dans une société totalitaire ? Pour moi, il s’agit plus d’une injure ou d’un terme péjoratif utilisé à tout propos (comme “fasciste”, d’ailleurs) pour décrire un état de fait qui est certes détestable, mais qui laisse ouvertes un certain nombre de possibilités de réflexion et d’action. Il existe bien un phénomène de totalisation dans le monde où nous vivons, c’est-à-dire une clôture du système sur lui-même assez impressionnante, et due notamment à ce bloc complexe que forment l’économie, la science et la technologie, mais je ne pense pas qu’on puisse parler de totalitarisme au sens historique du terme.

Le biochimiste Erwin Chargaff avait eu un mot amusant sur les scientifiques qui, lorsqu’on les attaquait sur le bien-fondé de leurs activités, se mettaient à revendiquer la liberté de la recherche en brandissant « la bannière, déjà usée jusqu’à la corde, de Galilée ». Au sujet du totalitarisme, je trouve que la bannière d’Orwell, brandie à tout bout de champ, commence à être elle aussi en bien mauvais état. Si l’on veut tirer une politique d’Orwell aujourd’hui, c’est plutôt à ses réflexions sur la common decency, sur le socialisme, sur le langage et sa distorsion, sur le rapport à la morale et à la vérité, qu’il faut se pencher. Pour le reste, cela relève de la propagande, au pire sens où il pouvait l’entendre.

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En quoi un socialiste comme Orwell peut-il intéresser une maison d’édition libertaire comme la vôtre ?

Il y a des raisons historiques : Orwell a toujours été proche des milieux libertaires, même s’il a marqué à plusieurs reprises une ligne de partage très claire entre les anarchistes et lui. Il les a toujours soutenus (il les a aussi beaucoup critiqués !), il a combattu avec eux durant la Guerre d’Espagne, et il a rappelé le rôle des militants anarcho-syndicalistes dans ce conflit. Il a beaucoup fait pour la mémoire des anarchistes, et la moindre des choses est que les anarchistes lui rendent l’hommage qui lui est dû – ce qui est en fait le cas depuis des décennies. Pour L’échappée en particulier, la publication de cette BD est également une manière de faire connaître plus largement la pensée politique d’Orwell, qui a pendant longtemps été ignorée du public français. Il a fallu attendre la deuxième moitié des années 1990 pour qu’elle soit révélée, grâce à la traduction et la publication des quatre volumes de ses Essais, articles et lettres par l’Encyclopédie des Nuisances et les éditions Ivrea. Cette traduction a permis de relire, sous une nouvelle lumière, l’œuvre de celui que l’on considérait jusque-là surtout comme un écrivain engagé ou un journaliste militant. Par exemple, l’aspect théorique de certains passages présents dans ses œuvres “littéraires” ressort plus clairement (je pense par exemple au moment où il parle longuement du socialisme dans Le Quai de Wigan).

Vous dirigez à L’Échappée la collection Versus, qui entend « retrouver l’énergie qui a animé par le passé les courants intellectuels les plus hostiles au Capital et aux machines », contre « les idéologies pseudo-critiques qui ne font qu’accompagner le déploiement du technolibéralisme ». Si La Ferme des animaux a été publiée dans la collection Action graphique, pensez-vous que l’œuvre d’Orwell, en général, collerait à la définition de votre collection ?

Oui, dans la mesure où Orwell se bat toujours sur deux fronts. D’un côté, il critique les injustices et la misère sociale liées au déploiement de l’économie de marché. Il fait montre d’une grande méfiance vis-à-vis de la production standardisée et de la société de masse qu’amène le développement du machinisme. Le bulletin Les Amis de Ludd a publié un texte intitulé « George Orwell critique du machinisme » qui est une très bonne synthèse sur ces aspects de son œuvre (cf. Les Amis de Ludd. Bulletin d’information anti-industriel, tome II, éditions de La Lenteur, 2009). Et le deuxième front sur lequel se bat Orwell est celui des idées. Il montre que, parmi les intellectuels qui prétendent s’opposer au capitalisme et à ses injustices, beaucoup véhiculent des idéologies qui, mises en application, instaureraient une société encore pire que celle où nous vivons. Le constat me semble toujours valable aujourd’hui.

Avez-vous des exemples ?

41afi56-ihl-_sx336_bo1204203200_Du temps d’Orwell, il visait tous ceux qui se revendiquaient de la version la plus orthodoxe du marxisme, et ceux qui s’étaient mis au service du stalinisme, ou qui entretenaient une complaisance coupable envers lui. Dans la société contemporaine, on pourrait en trouver des équivalents chez les intellectuels d’extrême gauche pétris de French Theory, et chez ceux qui les lisent avec ferveur. On y retrouve, quoiqu’à des degrés divers, certains des ingrédients de la mentalité stalinienne : l’idéalisation des opprimés (souvent motivée par un complexe de culpabilité), la fascination pour la violence et les minorités actives, une philosophie du soupçon devenue systématique, la tentation permanente de faire taire celui ou celle qui ne pense pas comme soi. La seule nouveauté est le transfert des questions sociales sur un plan psychologique ou culturel : politiques de l’identité, luttes pour la reconnaissance, déconstruction des représentations, etc. Cette extrême gauche postmoderne est en pleine ascension en France depuis une dizaine d’années, du fait de la diffusion dans le monde universitaire de travaux anglo-saxons liés aux questions de genre, au racisme, etc., qui peuvent être ponctuellement intéressants mais qui sont lus sans distance critique, considérés comme paroles d’évangile sans avoir été replacés dans le contexte où ils ont été produits. Cela donne en France quantité de textes très académiques, très jargonneurs et très sophistiqués intellectuellement, ce qui peut pétrifier l’adversaire, mais dont les postulats produisent sur le terrain des effets assez destructeurs pour ce que ces gens appellent “les politiques d’émancipation”. Comme le dit Renaud Garcia dans Le Désert de la critique (que nous avons publié dans la collection Versus), l’extrême gauche n’en finit pas de déconstruire et de se déconstruire – et pendant ce temps-là, c’est l’extrême droite qui rafle la mise.

Vous avez également beaucoup travaillé sur le mouvement situationniste. Voyez-vous des liens entre les pensées politiques de Guy Debord et de George Orwell ?

Guy Debord était un grand lecteur de George Orwell, et c’est lui qui a poussé les éditions Champ libre à publier la majeure partie de son œuvre dans les années 1980. Il faut rappeler que cette maison d’édition était dirigée par Gérard Lebovici, dont il était un ami intime. À ce titre, Debord lui conseillait régulièrement des auteurs à rééditer ou à traduire. Au moment où Champ libre a entrepris d’éditer Orwell, ce dernier était un auteur assez négligé, si l’on excepte bien sûr la notoriété de 1984. La grande estime de Debord pour Orwell tient aussi à la place centrale que tenait la guerre d’Espagne dans l’imaginaire du fondateur de l’Internationale situationniste. Orwell était à ses yeux l’un des rares intellectuels à avoir dit la vérité sur ce qui s’était passé là-bas : non seulement une guerre contre le fascisme, mais une révolution sociale, suivie d’une contre-révolution à l’intérieur même du camp républicain, menée par les staliniens contre la Confédération nationale du travail (CNT) et le Parti ouvrier d’unification marxiste (Poum).

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En revanche, sur le plan strictement politique, au-delà de l’antistalinisme, les positions d’Orwell et de Debord ne coïncident pas exactement. Orwell était par exemple favorable à une collaboration entre toutes les forces de gauche – à l’exception du Parti communiste évidemment. Il aurait très bien vu les socialistes révolutionnaires et les travaillistes de l’époque collaborer à l’intérieur d’un processus associant mobilisation des masses et réformes “par en haut”. Alors que Debord, lui, n’avait aucune illusion sur les possibilités de parvenir à une véritable transformation sociale par ce biais-là. En revanche, plus profondément, le lien entre Orwell et Debord se fait sur la question du langage : tous les deux sont des écrivains, certes très différents, mais pour qui le travail du langage est une forme de résistance à l’idéologie, à tout ce qui cherche à dessécher et ossifier les mots, et donc la pensée vivante. Et puis, bien sûr, il y a chez l’un comme chez l’autre cette sensibilité rétive à la modernité technique.

Qui arrive un peu tard chez Debord cependant…

51lqwbtz0fl-_sx352_bo1204203200_Cela dépend de ce qu’on entend par “tard”. Il est vrai qu’on trouve sous sa plume, tout au long des années 1950, des textes enthousiastes sur la technologie, le progrès scientifique, etc. Au début des années 1960, toutefois, commence à se faire jour une évolution discrète dont on peut suivre les indices au fur et à mesure que les années passent. Les doutes sur les capacités émancipatrices de l’industrie deviennent plus clairs dans La Planète malade, ce texte que Debord destinait en 1971 au n°13 de la revue Internationale situationniste, qui n’a jamais paru. Mais c’est en 1978, avec In girum imus nocte et consumimur igni, qu’on peut véritablement parler d’une critique qui ne s’en prend pas seulement à la société marchande mais à la société industrielle elle-même. Cet aspect-là de sa pensée n’est pas très connu, parce qu’on a gardé en tête les Commentaires sur la société du spectacle, où Debord travaille beaucoup sur les questions liées au secret, au mensonge, au contrôle social, etc. Ces éléments ont un peu trop focalisé l’attention, alors que dans le même texte, il définit bien comme un des traits essentiels du spectaculaire intégré « le renouvellement technologique incessant », dont les conséquences sont aussi « le faux sans répliques » et « un présent perpétuel ». Si l’on regarde avec attention tous les moments où il parle de techniques modernes, c’est toujours de manière extrêmement négative. Cette critique atteint son apogée dans ses derniers écrits, qui ne sont pas théoriques à proprement parler, mais qui sont extrêmement suggestifs. Cette veine-là est également très présente dans les textes qu’il avait en préparation et qui ont été publiés par Emmanuel Guy et Laurence Le Bras à L’Échappée (au sein du volume Lire Debord). Mon hypothèse, que je compte développer prochainement dans un nouveau livre, est qu’à sa disparition, Debord était en fait à la veille de donner une nouvelle orientation à son œuvre, en mettant en avant une critique globale de la modernité.

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