Culture

Les shots du Comptoir – Octobre 2017

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels, le temps de quelques chapitres.

Paniques identitaires [1]

« Le désir d’égalité, succédant au désir de liberté, fut la grande passion des temps modernes. Celle des temps postmodernes sera le désir d’identité », expliquait en 1978 Alain de Benoist dans Vu de droite. Presque quarante ans plus tard, les faits semblent donner raison au théoricien de la Nouvelle Droite. C’est ce que prouve l’enquête d’Éric Dupin, journaliste qui collabore au site Slate.fr. Dans son essai, il montre comment la question de l’identité s’est imposée à l’extrême droite – de l’écrivain Renaud Camus, théoricien du “grand remplacement”, à Génération identitaire, en passant par le site Fdesouche.com et bien évidemment le FN –,  entraînant avec elle la droite dite “républicaine”. Dupin ne s’arrête pas en si bon chemin et analyse aussi “les identitaires d’en face”, issus de l’immigration (Parti des indigènes de la République ou Collectif contre l’islamophobie en France) et les réponses à gauche, comme le Printemps républicain. Un ouvrage très important pour comprendre nombre de débats actuels.

Kévin Boucaud-Victoire

Macron, le néo-protestant ? [2]

Quelques mois après avoir analysé l’américanisation de notre société dans le brillantissime Civilisation, Régis Debray revient décrypter l’élection d’Emmanuel Macron. Dans ce court essai, issu à l’origine d’un article de sa revue Médium, notre “patriote cosmopolite” décrit la victoire de l’actuel président comme le signe de l’avènement du néo-protestantisme – comprenez par là l’évangélisme né outre-Atlantique – dans l’Hexagone. Multiculturalisme, individualisme, festivisme, déculturation, valorisation des femmes, sont tant de valeurs que Debray décèle à la fois dans le néo-protestantisme, dans l’univers des start-up et chez Macron. Ce dernier aurait accédé à cette culture par Paul Ricœur, philosophe protestant dont il fut l’élève. Si la thèse du philosophe est très contestable, car elle évacue la dimension sociale de l’élection du président et qu’il est peu probable que l’évangélisme se retrouve dans ce personnage, elle n’en reste pas moins stimulante. Et surtout, Debray conserve ce sens de la formule qu’on apprécie tant.

K.B.V.

L’échec du léninisme vu par un trotskiste [3]

Bien que décédé depuis sept ans maintenant, Daniel Bensaïd, principal théoricien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), a encore beaucoup à nous apprendre. C’est ce que nous prouvent les éditions Lignes, qui publient un ouvrage inédit du trotskiste lecteur de Walter Benjamin, pour le centenaire de la révolution russe, préfacé par l’historienne Sophie Wahnich. Bensaïd déconstruit les lectures paresseuses de la révolution, comme celle développée par les “nouveaux philosophes”, André Glucksmann en tête, selon laquelle toute révolution mène nécessairement à la tyrannie, ou la défense de l’URSS de Louis Athusser. Pour l’essayiste, « l’enjeu est de taille. Il en va ni plus ni moins de notre capacité à sauver le passé de l’oubli pour préserver un avenir ouvert à l’agir révolutionnaire, car tous les passés n’ont pas le même avenir. » Bensaïd nous montre alors les qualités de Lénine, tout comme ses erreurs, notamment celle d’avoir sous-estimé le danger que représentait la bureaucratie. L’auteur entend alors poursuivre les réflexions développées par Trotski dans La révolution trahie en 1936.

K.B.V.

Le croisé des lettres [4]

À l’occasion du centenaire de la mort de Léon Bloy, articles, colloques, ouvrages et tables rondes fleurissent dans le paysage littéraire français. Il faut également compter sur la biographie d’Emmanuel Godo, professeur de littérature à Henri-IV. Lui qui avait déjà consacré des essais à Barrès, Hugo, Huysmans ou Nerval, s’attaque désormais au vieux de la montagne, « le maître absolu des belluaires, des rouleaux compresseurs, des mastodontes ».

Rabroué par les journaleux de son époque, méprisé par ses confrères écrivains, moqué par les éditeurs parisiens, Bloy ne s’est jamais rendu, s’acharnant à lutter contre la bêtise de son temps avec l’obstination d’un enragé de la plume, s’abattant de toute sa masse hirsute et noire sur la médiocrité satisfaite de ses contemporains. Profondément désespéré, tirant sa force des larmes et de la douleur, Bloy ne fut pourtant jamais pessimiste : « Je n’estime que le courage sans mesure et je n’accepterai jamais d’être vaincu, – moi ! » clame-t-il dans son journal. Car chez lui « le désespoir le plus noir jouxte l’espérance la plus lumineuse » et ce frottement des extrêmes sensibilités provoque un embrasement de colère que le flot des jérémiades modernes n’a jamais pu éteindre. L’indignation de Bloy face à l’approbation du monde tel qu’il ne tourne pas rond est totale et inextinguible. Les tartuffes de l’Église lui donnent la nausée, les dévots du positivisme hérissent ses sourcils, les jaspineurs des lettres crispent ses poings. Bloy est un moine-soldat échappé des croisades, un « chrétien des Catacombes » venu rosser les ventripotents bourgeois de son siècle par l’ardeur infinie de son verbe.

Barbey d’Aurevilly ne s’y trompait pas en décrivant son enthousiasme révolté : « Vous l’avez profond, embrasé, continu, sans flammes éparses, mais plus concentré que s’il s’en allait par flammes, mais mouvant comme le feu du soleil, dans son orbe, ce fourmillement brûlant qui le fait astre, même quand il n’a pas ses rayons ! » Subissant une misère matérielle terrible, chérissant sa peine, exaltant son rejet, Bloy n’en demeure pas moins affamé d’absolu, assoiffé de justice, tirant de son dénuement le plus total sa puissance d’éloquence, plongeant au plus profond de lui-même pour en extraire un « grandiloque de boue et de flammes ». Lui qui n’écrivait que pour Dieu, se rêvant prophète ou saint, fut un écrivain malgré lui, l’intermédiaire d’une Vérité supérieure, se servant de l’art comme contrepoison à l’idéologie du désastre. Partant, « l’œuvre de Bloy, affirme Emmanuel Godo, nous parle d’un sentiment que nous ne connaissons que trop bien : de l’impérieuse nécessité de ne pas se laisser déposséder de son désespoir par une époque sans scrupule. »

Sylvain Métafiot

Savoir débattre et se préserver de la pureté idéologique [5]

Entre août 2016 et février 2017, deux visions opposées de gauche débattaient, loin de l’effervescence et de la pensée factice des réseaux sociaux, de la condamnation ad hominem, du marabout-de-ficellisme et des barricades de la pensée. Éric Hazan et Jacques Rancière sont-ils seulement d’accord sur le fond ? Sur quoi s’entendent-ils vraiment ? Difficile à dire. Leurs désaccords, en tout cas, sont visibles et exposés dans cette conversation sur quelque 70 pages, initiée par l’éditeur bien connu de La Fabrique. Quel regard avoir sur la démocratie, le peuple, l’émancipation, l’insurrection qui vient, ou pas ? Assiste-t-on réellement à la fin d’un système, qui s’essouffle et est voué à se liquider lui-même, comme les plus marxistes d’entre nous le pensent ? Au contraire, le capitalisme, fait social total, « l’air que nous respirons et la toile qui nous relie » est-il plus puissant que jamais ? « Nous ne sommes pas en face du capitalisme mais dans son monde, un monde où le centre est partout et nulle part ; c’est pourquoi il est bien difficile de faire aujourd’hui la distinction entre la lutte supposée centrale et objective contre la forteresse du capital et l’émancipation à l’égard des modes de communauté qu’il construit et des formes de subjectivité qu’il requiert », assène Rancière, peu enclin à l’optimisme.

À Hazan, qui voudrait croire que la défection des urnes annonce la décomposition du système représentatif, Rancière rétorque que cette « vieille lune, qui soutient depuis les années 1880 les espérances et les illusions d’une gauche radicale » est régulièrement agitée mais jamais vérifiée : « Les institutions ne sont pas des êtres vivants, elles ne meurent pas de leurs maladies. Ce système tient le coup et trouve le moyen de s’arranger avec les anomalies et les monstres qu’il secrète : il crée par son mécanisme même la place de ceux qui prétendent représenter les non-représentés, et il fait de sa médiocrité même un principe de résignation à sa nécessité. »

Dans cette vivifiante conversation, on lira avec intérêt les nombreuses pages consacrées à Nuit debout. Quand l’éditeur du Comité invisible s’enthousiasme de cette occupation des places, des manifestations et de sa « disqualification de la politique traditionnelle », Rancière y voit un mouvement retardataire (par rapport à Occupy Wall Street et aux Indignés), encore baigné d’illusions et qui a rencontré les mêmes problèmes que ses homologues. « Sur la place de la République, comme à Liberty Plaza ou à la Puerta del Sol, la centralité de la forme-assemblée a montré en même temps la puissance d’un désir de communauté et d’égalité mais aussi la façon dont ce désir s’inhibe lui-même et s’enferme dans sa propre image, dans la mise en scène du bonheur d’être ensemble. Or le problème n’est pas de passer de l’individualisme à la communauté, mais de passer d’une forme de communauté à une autre. » Comment, dès lors, recréer du commun, quand la « vision du travail comme monde commun déjà là, prêt à reprendre ce qui était aliéné dans les rapports marchands et dans les structures étatiques, a disparu dans l’univers contemporain du capitalisme financier, de l’industrie délocalisée et de l’extension du précariat, qui est aussi un univers où la médiation capitaliste et étatique est partout » ? Comment se réjouir d’un mouvement qui, finalement, n’aura même pas réussi son but premier : abolir la loi Travail ? Le recul du philosophe vient compléter − ou corriger − avec pertinence les propos de l’éditeur de L’insurrection qui vient, pour une analyse en profondeur, sans l’aspect donneur de leçon que prennent trop souvent nombre d’intellectuels de l’époque. Avec, pour horizon indépassable, la recherche de la démocratie réelle « [qui] n’est pas le choix des représentants, [mais] le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir ».

Ludivine Bénard

Le capitalisme et le néant [6]

Nihilisme : un concept employé aujourd’hui à toutes les sauces, pour désigner tour à tour les djihadistes, la culture moderne, des penseurs ou un simple sentiment diffus d’une absence de sens. Selon Alfredo Gomez-Muller, universitaire spécialiste du monde latino-américain mais aussi des théories de la culture et de l’anarchisme en Amérique latine, le nihilisme n’est rien d’autre que l’expérience d’un monde dépourvu de sens, « rattachée à l’expansion mondiale du capitalisme, qui n’est pas simplement un mode de production mais aussi et surtout un régime de dévastation de la capacité humaine de créer et de conférer du sens et de la valeur au monde ainsi qu’à l’activité humaine comme telle ». Loin des théories aveugles au socio-économique, ne se contentant pas d’une critique anti-bourgeoise ou artiste du nihilisme, Gomez-Muller n’oublie pas que quand une vie est dictée par la survie économique, la production au sein de “jobs à la con” et la consommation frénétique d’ersatz, le sens d’une vie s’en voit fortement miné. Le nihilisme capitaliste ne serait donc pas une culture, mais bien au contraire une anti-culture, car la culture est justement ce qui permet aux hommes de donner du sens et de la valeur à leur existence.

À partir d’une rétrospective à la fois érudite et synthétique des pensées majeures sur le nihilisme ainsi que des critiques culturelles du capitalisme, l’auteur propose une réflexion large sur les causes de ce sentiment d’absence de sens, et tente ainsi de répondre à la question posée par son titre : quels liens entre ce “désenchantement du monde” et l’essor du capitalisme ? Car effectivement, si des auteurs comme Nietzsche, Heidegger ou Hannah Arendt ont été à l’origine de brillantes analyses de ce sentiment, eux comme bien d’autres n’ont pas réussi à cerner la particularité du lien entre le système capitaliste et le néant qui semble définir la vie de tant de leurs contemporains. On reprochera peut-être à l’auteur une approche un peu trop universitaire, avec un déroulé qui ressemble bien plus à un cours brillant sur les pensées du nihilisme qu’à un essai à proprement parler. Il n’empêche, une lecture salutaire, ne serait-ce que pour se rappeler des fondamentaux. Loin de se contenter d’une analyse, l’auteur rappelle les tentatives de réinsuffler de la culture dans un monde qui n’en veut plus : cela a pu passer par l’autonomie, comme par l’utopie.

Galaad Wilgos

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