Société

Pierre Rabhi : « Collectivement, nous créons nous-mêmes la fin de notre histoire »

Régulièrement critiqué par le journal « La Décroissance », Pierre Rabhi n’en reste pas moins une porte d’entrée pour certains vers des chemins de vie plus simples. Vu ses liens avec des personnages médiatiques et autres capitalistes éhontés, nous nous demandions si les changements individuels prônés par les colibris (se résumant à « faire sa part » en espérant un réveil mondial pour éteindre l’incendie) ne permettaient pas simplement de donner bonne conscience à ceux dont on aurait grand besoin qu’ils compromettent sérieusement leur mode de vie. Et que, en promouvant une pensée non militante, ils nuisent aux batailles collectives et nécessaires contre la brevetisation du vivant, la contamination des sols, l’intoxication des êtres, l’industrie nucléaire, l’esclavage salarié, etc. Au Comptoir, on pense que des révolutions personnelles sont nécessaires mais qu’elles doivent s’accompagner d’une critique radicale et combative du productivisme et de la mise en place d’une démocratie populaire. Puisque le fermier ardéchois a parfois des accès de radicalité (ou des excès de lucidité, c’est selon), on se demandait s’il avait vraiment une vision édulcorée de la société, sans conflits, apolitique en somme, ou s’il pouvait nous surprendre positivement. Éléments de réponse pris en direct avec le principal intéressé.

Le Comptoir : Né en 1938 en Algérie, vous vivez aujourd’hui en Ardèche, après un parcours très riche et de nombreuses aventures humaines. On peut vous considérer comme un précurseur de l’anti-productivisme, puisque vous êtes engagé dans la recherche de modèles agricoles alternatifs depuis les années 1960. Pouvez-vous nous expliquer le cheminement par lequel vous êtes arrivé à ces questionnements ?

Pierre Rabhi : Ce qui était intéressant, c’était d’observer la condition humaine dans le microcosme de l’usine où nous étions 200 ou 300 à travailler. Moi, j’étais dans le département des pièces de rechange pour tracteurs et machines agricoles où je travaillais comme magasinier. Ce contexte m’a donné à réfléchir. Nous étions là, à arriver à l’heure, à travailler toute la journée, pour repartir le soir et revenir le lendemain matin en métro pour un même scénario. Le week-end, c’était la trêve. M’intéressant à l’époque à la condition humaine à travers la philosophie, le penseur que j’ai trouvé le plus éminent est sans doute Socrate, car il a dit « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Je suis adepte de cette formule car nous savons des choses, mais tout ce que nous savons est minime si on le rapporte à ce qu’on ne sait pas. J’en suis arrivé à un questionnement : un être humain est-il fait pour être enfermé ?

« Nous avons pris conscience que nous n’étions pas nécessairement taillés uniquement pour augmenter le produit national brut. »

De la maternelle à la terminale, on est déjà enfermés dans ce que l’on appelle les “bahuts”, et plus tard on continue en se cloîtrant dans des boîtes, même pour s’amuser ; à la fin de notre vie, on arrive dans des maisons de retraite, puis dans la dernière boîte qui est le cercueil. Or, cet itinéraire-là proclame haut et fort qu’il est libérateur, et la liberté est bel et bien le credo de notre modernité. Je ne voyais pas bien où se cachait cette libération, et c’est pourquoi nous étions plusieurs à proclamer que nous disposions de onze mois de coma et d’un mois de réanimation.

Nous-mêmes, on s’est installés un peu rapidement dans ce mode de vie-là, sans nous dire qu’il comportait une part d’asservissement. Nous n’étions pas communistes ou quoi que ce soit, mais nous avons pris conscience que nous n’étions pas nécessairement taillés uniquement pour augmenter le produit national brut. Il y avait autre chose à vivre.

C’est la raison qui nous a conduits à décider d’un retour à la terre. Avec ma compagne, nous avons réussi à nous entendre sur ce projet, et nous avons cherché où vivre, en essayant de trouver l’endroit idoine. La réponse nous est venue d’un médecin installé en Ardèche qui nous a convaincus de venir dans sa région, ayant lui-même renoncé à une carrière en ville. Il faisait d’ailleurs partie des fondateurs du projet de Parc national des Cévennes, et nous avons eu une vraie convergence sur un certain nombre de sujets. Nous sommes donc partis en Ardèche acheter une ferme et un petit lopin de terre pour y mener notre existence.

Comment avez-vous appris à cultiver la terre, ensuite ?

Au départ, j’ai suivi une formation théorique chez les Maisons familiales rurales (MFR) qui étaient conçues pour donner des connaissance agronomiques aux fils et filles de paysans, qui avaient jusque-là une approche essentiellement pratique de leur métier. Par des cours et en devenant ouvrier agricole, j’ai appris l’agriculture conventionnelle. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le pot aux roses : l’agriculture m’est apparue comme une activité destructrice. La chimie, les engrais, tout ce qui l’accompagne depuis un certain temps rendent malades la faune, la flore et les agriculteurs eux-mêmes.

Je me suis alors dit que j’allais devoir faire autre chose, ce qui m’a amené aux agricultures dites “vertes”, biologiques, biodynamiques, etc., autour desquelles je me suis davantage auto-formé. La suite a été logique : j’ai orienté toute ma pensée et toutes mes actions vers la conciliation entre agriculture et écologie.

« Nous vivons dans une époque qui désacralise tout, même l’amour. »

Selon vous, l’écologie est-elle une question qui doit nécessairement être reliée à la spiritualité ?

L’écologie est une conscience que la plupart des êtres humains n’ont malheureusement pas. Actuellement, mon ami Hulot est en charge du ministère de l’Écologie en France et il y fait ce qu’il peut, mais c’est très difficile. On a assimilé l’écologie à la politique alors que c’est une question qui ne doit pas être réduite à ça : elle concerne absolument tout le monde, qu’on ait une couronne sur la tête ou qu’on soit balayeur. L’autre jour, je répondais aux questions d’une journaliste qui faisait une enquête sur l’eau, et je lui ai dit que son enquête la concernait directement car nous sommes nous-même constitués d’eau pour l’essentiel de notre masse corporelle. J’ai connu moi la rareté de l’eau et j’ai appris sa valeur vitale. Quand je vois ce qu’on en fait, ça crève le cœur. Et on n’en est pas conscient, c’est ça qui est le plus dangereux.

Parler de sacré concernant l’écologie, pourquoi pas. Personnellement, je trouve que les choses sont tellement admirables, tellement miraculeuses que je ne peux pas nier qu’il puisse y avoir une intelligence derrière tout ça. Quelle est-elle et comment agit-elle, je ne peux pas répondre, mais je constate que quand on met une graine dans la terre, elle sait elle-même ce qu’il faut faire : elle germe sans que j’aie besoin de lui commander quoi que ce soit. C’est le même principe que celui de l’ovulation dans le corps de la femme d’ailleurs. Tout cela transcende la réalité ordinaire que les êtres humains ont réduit à une espèce de rationalité extrême. Comment la rationalité peut-elle expliquer qu’un blé germe ? Elle peut expliquer le mécanisme, mais comment peut-elle expliquer ce qui le fait germer ? Qu’est-ce qui fait que, pendant que je vous parle, le sang circule dans mon corps, que je digère mon repas, que je respire ? Nous sommes là dans une forme d’intelligence qui reste, pour beaucoup, un mystère, et chacun lui donne le nom qu’il a envie. C’est d’ailleurs ça qui est source de conflit humain : l’islam est contre le christianisme et vice versa, le judaïsme ne s’entend pas avec le bouddhisme, etc. Chacun prêche pour sa paroisse, et tout le monde développe une forme de spiritualité, mais cette spiritualité me semble être partout et non réductible à un nom particulier. Pour ma part, j’ai été teinté de religion par le passé mais j’ai voulu dépasser cela.

Nous vivons dans une époque qui désacralise tout, même l’amour, dans un monde d’angoissés en perte de sens. Il s’agit avant tout de consommer des produits alimentaires superflus, du sport, du divertissement… Et nous en oublions notre existence.

D’abord musulman puis chrétien, vous conservez une forte dimension spirituelle, mais refusez maintenant de vous identifier à un courant religieux particulier. Comment en êtes-vous venu à cette évolution philosophique ?

Le destin a fait que je suis né musulman, dans une famille et un univers musulmans. J’ai perdu ma mère à l’âge de quatre ans. À la même époque, dans la région où je vivais, on a découvert des mines de houille qu’on s’est dépêché d’exploiter. Des Français sont venus récupérer le charbon qui se trouvait sous nos pieds depuis des siècles, sans qu’on le sache. La modernité est donc arrivée chez nous par ce biais-là : elle a provoqué un inévitable bouleversement de nos structures traditionnelles, de notre pensée, de nos vies. Mon père, soucieux de l’avenir de ses enfants et particulièrement de son aîné – à savoir, votre serviteur – a décidé que je devais acquérir des connaissances nouvelles, révolutionnaires, de façon à s’assurer une place dans le monde qui arrivait. Pour cette raison, il m’a confié à un couple formé d’une institutrice et d’un ingénieur français sans enfant, qui lui ont proposé de m’éduquer. Ça n’a pas été une adoption conventionnelle, mais ce couple acceptait de me prendre en charge. Je me suis alors retrouvé plongé dans un univers contradictoire par rapport à celui que j’avais connu auparavant : je passais de l’islam au monde chrétien et, quelque part, de la tradition à la modernité.

Ma rupture avec la religion est simple : je me suis tout simplement rendu compte que les religions étaient source de conflits, même si je reste attaché au modèle de Jésus, ce simple type qui est venu en Palestine tout remettre en question. Mais prenez les textes, prenez l’Ancien Testament, par exemple : c’est un texte très machiste. Les problèmes commencent avec Ève qui croque la pomme, et tout le long du livre, la femme reste subordonnée à l’homme. Soit on nous propose une image de la femme complètement virtuelle, extraordinaire, soit elle est secondaire. D’ailleurs, lorsqu’il y avait des adultères, c’était la femme qui était punie, pas l’homme, ce qui revenait à dire que c’était elle qui avait violé l’homme.

Toute l’histoire de l’humanité s’est caractérisée par son aspect infantile. Pour revenir à la question spirituelle, je crois que les plus grands scientifiques ont toujours assumé une part de spiritualité. Albert Einstein lui-même souscrit complètement à l’idée que l’énergie suprême que peut produire un être humain, c’est l’amour. Et l’amour ne doit pas s’adresser qu’à un partenaire ou à sa famille, il doit s’adresser à tout : il faut aimer les arbres, aimer les oiseaux, aimer la nature, aimer la vie, ne pas ratatiner l’amour à quelques pis-allers affectifs.

Dans certains entretiens, vous évoquez le théosophe Jiddu Krishnamurti, qui est parfois considéré comme un gourou, bien que ce dernier ne prônait aucun dogme. Vous-même avez pu parfois subir le même genre de critique. Quels commentaires cette réputation vous inspire-t-elle ?

Ma rencontre avec la philosophie de Krishnamurti est justement en rapport direct avec une crise d’identité majeure que j’ai vécue à 42 ans concernant la spiritualité. Je ne savais plus si j’étais musulman, chrétien ou autre, et ce penseur m’a aidé à surmonter cela en affirmant qu’il n’existait aucune autorité d’aucune sorte au-dessus de nous. Je me suis rendu compte que je n’avais plus besoin de béquille dogmatique pour me tenir debout tout seul et penser par moi-même. Je n’avais plus besoin de me subordonner à la pensée de quelqu’un d’autre.

J’ai trouvé chez Krishnamurti un mode de pensée et d’investigation absolument exceptionnel parce qu’il proposait quelque chose en refusant justement d’être une béquille, un gourou. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’est pas très connu : les gens qui s’attachent à un gourou le font pour être sauvés, pour être secourus. À ce titre, il est plutôt une sorte d’anti-gourou, car il ne propose pas de solution toute faite : il ne fait que recourir à la dialectique. Ses dialogues avec des scientifiques sont, d’ailleurs, assez formidables. On ne lit pas ça pour trouver des réponses définitives mais pour cheminer un moment, pour réfléchir, pour découvrir que nous sommes liés à notre environnement.

Vous avez connu Thomas Sankara, président du Burkina Faso, que vous avez aidé en 1981 à mettre en place une politique d’auto-suffisance agricole. Quels souvenirs avez-vous de cet homme d’État ?

En fait, j’étais au Burkina Faso avant l’arrivée de Sankara au pouvoir. À l’époque, le pays s’appelait encore d’ailleurs la Haute-Volta. J’y travaillais en temps qu’agroécologiste auprès du Criad [Centre de recherche international entre agriculteurs pour le développement, NDLR], qui était une organisation agricole française qui s’était engagée à créer une solidarité entre les paysans du Nord et ceux du Sud. À l’époque, on m’avait demandé si j’étais d’accord pour transmettre mes méthodes agricoles là-bas. À plusieurs, on a tellement diffusé les principes de l’agroécologie qu’elle a été vite reconnue comme la meilleure alternative pour ces paysans. Ensuite, il y a eu Thomas Sankara qui a souhaité réemployer tout cela pour le bien de son peuple, mais il a malheureusement été assassiné avant de pouvoir parachever son œuvre…

Récemment, il y a d’ailleurs eu un congrès au Burkina Faso sur le thème de l’agroécologie, pour affirmer qu’on n’était pas obligé d’acheter de l’engrais pour faire pousser les plantes, que l’agriculture biologique était possible à grande échelle.

J’ai consigné les souvenirs que j’avais de cette époque dans un livre que j’ai publié en 2001, L’offrande au crépuscule. Ce livre est un peu devenu la bible de toutes les personnes qui gravitent dans les milieux de l’agriculture alternative, c’est d’ailleurs à cette époque que remonte mon exposition médiatique. Je crois que c’est mon ouvrage préféré avec Vers la sobriété heureuse, qui a rencontré beaucoup de lecteurs depuis sa parution.

Récemment, on a aussi mis en place des Carnets d’alerte réalisés par une amie pour débattre de thèmes précis comme la faim dans le monde, l’eau ou la finance. On essaye d’y faire de la dialectique en interrogeant des spécialistes de chaque question, tout cela pour faire réfléchir le lecteur.

« Quelle planète allons-nous laisser à nos enfants ? Quels enfants allons-nous laisser à la planète ? »

De nos jours, l’écologie au sens large est devenue une question politique centrale et prioritaire. Vous vous êtes déjà présenté une fois à une élection présidentielle – en 2002, sans toutefois réunir les 500 signatures – et vous commentez de temps en temps l’actualité politique via le Mouvement des colibris. Pour autant, votre action et vos livres s’inscrivent davantage dans une dynamique métaphysique que politique. Pourquoi avoir voulu tenter l’aventure de la présidentielle, à l’époque ?

À vrai dire, je n’ai pas vraiment voulu le faire personnellement. Plusieurs personnes se sont coalisées pour me demander de le faire, mais ce n’était pas du tout dans mon intention. On m’a dit que je pouvais représenter beaucoup de monde, car je représentais un mouvement alternatif, que je m’étais engagé, que j’avais réalisé des choses. Je ne voyais pas trop moi-même les raisons pour lesquelles je devais me présenter, et petit à petit, ça s’est éclairci dans mon esprit. On a donc établi un manifeste et on est entré en campagne avec un mot d’ordre : l’insurrection des consciences. Le but était de provoquer un questionnement écologique et un questionnement de société : quelle planète allons-nous laisser à nos enfants ? Quels enfants allons-nous laisser à la planète ?

J’avais voulu aussi placer le féminin au cœur du changement de société parce que j’ai toujours été ulcéré de voir que dans la plupart des cultures, la femme était subordonnée à l’homme. Il fallait affirmer l’égalité du féminin et du masculin. J’ai constaté que dans certains pays, ce sont les femmes qui portent l’ensemble de la société, et qu’on continue à leur assigner un statut d’esclave. Pareil pour l’éducation des enfants : pourquoi les élever dès le plus jeune âge dans la compétition, pourquoi les pousser à être les meilleurs, à dominer les autres ? Non seulement l’enfant est angoissé dès le plus jeune âge, mais ce modèle prépare un adulte compétitif et névrosé qui voudra toujours “gagner”.

Tout cela a été articulé à l’époque dans notre manifeste, avec bien sûr le souci écologique comme charpente. À la suite de sa rédaction, nous avons commencé à récolter des signatures. Nous en avons d’abord récolté trois auprès de maires qui étaient visiblement en état d’ébriété. Mais nous avons été jusqu’à 200 tout de même en fin de course, ce qui est un chiffre honorable compte tenu du fait qu’on avait démarré très tard.

On n’a pas mené campagne simplement pour dire « Votez Pierre Rabhi », on l’a fait pour en faire un temps d’éducation, de méditation et de débat. L’idée était vraiment d’amener le citoyen à exprimer ce qu’il voulait et non de lui amener des solutions toute prêtes et de le convaincre. Et à chaque fois, on a fait salle comble. Ça a été pour moi des moments magnifiques, qui m’ont fait prendre conscience que la société civile avait de vraies ressources en elle. Je ne juge pas les politiques, mais on se demande toujours s’ils sont ambitieux pour eux-mêmes ou pour la société qu’ils doivent construire. Pour moi, la politique ne donne pas d’espoir, qu’elle soit sous la forme d’un socialisme radical ou du capitalisme, elle est en échec permanent : par contre, ce genre d’initiative peut en donner.

« Je souhaite que la sobriété devienne notre devenir commun. »

D’une manière générale, je crois que l’être humain ne sait pas se satisfaire de ce qu’il a. On vit sur une planète magnifique, mais on s’emploie à la saccager. Au lieu de la préserver, on vote des budgets colossaux pour partir dans l’espace trouver d’autres planètes habitables, et c’est absurde quand on pense qu’ils pourraient être utilisés pour préserver la nôtre. Finalement, je crois que l’humanité est désespérément immature, que l’être humain est plein d’aptitudes mais n’est pas vraiment intelligent : c’est d’ailleurs ce que montre La planète au pillage de Fairfield Osborn publié pour la première fois en 1949, un excellent ouvrage que je conseille à tous. Nous sommes toujours très bons pour inventer des choses, mais jamais pour s’entendre entre nous. Est-ce qu’on peut parler d’intelligence lorsqu’on voit l’ingénierie que l’homme a déployée pour inventer les canons, les bombardiers ou la bombe atomique ? On est là davantage dans la démence.

En juin dernier, Emmanuel Macron, qui n’est pas connu pour être un ardent défenseur de la nature, a nommé Nicolas Hulot, l’un de vos amis, au poste de ministre de l’Écologie et de la Transition énergétique. Or, celui-ci n’est pas connu pour sa radicalité, et ses renoncements sont d’ores et déjà nombreux (nucléaire, pesticides…). Est-ce qu’on n’est pas là face à une énième tentative de repeindre le capitalisme en vert ?

Macron n’est pas arrivé au pouvoir par un coup d’État, il a été élu. Disons qu’on ne peut pas rejeter la faute sur lui seul : tous ses électeurs sont eux aussi responsables de ce qui se passe. Macron est le représentant d’un certain mouvement d’intelligence – ou d’inintelligence, selon le point de vue –, et il est le révélateur de ce qu’une partie de la société civile veut faire. C’est comme pour Trump aux États-Unis, qui visiblement est un malade mental. J’en veux à ceux qui l’ont élu.

En situation de dictature, c’est autre chose : si on n’est pas d’accord, on est fusillé, c’est quelque part plus simple. Mais là, on est dans une situation où l’homme qui est au pouvoir a été élu au suffrage universel : on peut accuser le président de la République, mais il ne faut pas oublier ceux qui lui ont permis la prise de pouvoir. Après, je ne suis pas dans sa conscience, peut-être qu’il croit vraiment à ce qu’il fait, mais pour ma part, je crois plutôt à la sobriété et je souhaite que cette sobriété devienne notre devenir commun. Je crois en la puissance de la modération, et je suis persuadé qu’il est possible d’organiser la société autour de l’idée de modération face à cet avoir et à ce pouvoir permanent.

L’humanité est dirigée par une poignée d’être humains. Face à cela, on peut se mettre dès maintenant à prôner la sobriété et à adapter nos modes de vie pour qu’ils deviennent plus respectueux de notre environnement. À mon modeste niveau, j’ai créé les Colibris, Terre et Humanisme et un ensemble de choses pour aller vers un changement concret, mais je me désole qu’une grande partie des êtres humains se bercent encore d’illusions. Je crois que collectivement, nous créons nous-mêmes la fin de notre histoire.

Seulement, le système capitaliste s’accommode très bien de ses contradicteurs. Il les absorbe même parfois. Dans le cas de l’écologie, le système transforme, avec l’aide d’Europe Écologie – Les Verts, l’écologie politique en slogan publicitaire et autres motifs de relance d’une croissance illusoire.

Tout dépend de notre nombre. Si nous sommes très nombreux à adopter un autre mode de vie, le capitalisme aura du souci à se faire. Je vous donne un exemple : ma propre maison ferait le désespoir d’un cambrioleur ! On n’a jamais choisi de s’encombrer avec des choses de valeur. Chacun fait ce qu’il veut, mais moi je trouve que tout cela relève plus de la vanité que de la réalité. Qu’est-ce que je ferais d’une bague de diamant à mon doigt ? Serais-je différent ? Si on me présente un diamant contre un pain, je choisis le pain. Il existe peut-être des croqueurs de diamant, mais je ne fais pas partie de cette catégorie-là.

« Il est possible d’organiser la société autour de l’idée de modération face à l’avoir et au pouvoir permanent. »

Surtout, les changements individuels n’empêchent pas le Capital de continuer à forer les sols, s’accaparer et intoxiquer l’eau, la terre, l’air, mais aussi l’humain. La « sobriété heureuse » que vous proposez semble être uniquement une révolution de soi-même. Ne faut-il pas cependant continuer à mener une lutte par l’action concrète et collective, à grande échelle, pour améliorer notre société ?

Je peux aller manifester contre ceci ou contre cela, lever le poing, faire tout le ramdam que je veux, mais le résultat sera toujours le même : je rentrerai chez moi après avoir passé quelques heures à rendre la vie impossible à ceux qui m’entourent. Encore une fois, c’est une question d’amour : à quoi sert-il d’aller gueuler contre les multinationales si, de son côté, on n’est pas fichu d’aimer les autres ?

Agir, c’est, à mon avis, d’abord agir en soi, et si je ne fais pas ce travail intérieur, ça ne peut pas fonctionner. L’Histoire entière est faite de gens qui se sont regroupés pour protester, mais on a finalement abouti à une partition du monde en deux au XXe siècle. Le socialisme est réputé partageux, humaniste, mais il a aussi produit des horreurs.

Ça fait des siècles qu’on remue les idées. J’essaye d’incarner des idées. Je ne mets aucune vanité là-dedans mais je pense que des idées, les bibliothèques en sont pleines à craquer. Le problème, c’est que la terre est empoisonnée. Si on continue comme ça, il n’y aura bientôt plus de poissons, ni de forêts. On est comme dans un bateau en train de couler et on proclame des idées. Ce ne sont pas les idées qui vont faire changer les choses. Ça avance peut-être un peu dans les esprits mais la réalité c’est que, tous les jours, nous détruisons cette planète. Il faut arrêter de détruire pour aller vers autre chose. C’est pour ça que je suis agro-écologiste, de manière très concrète.

Avec les Colibris, vous incitez chacun à vivre de la manière la plus autonome possible pour changer la société. Cependant, cela semble ne pouvoir s’adresser qu’à des personnes qui ont déjà, a priori, un capital économique et culturel important. Que proposez-vous pour inclure les milieux les plus populaires et les laissés-pour-compte dans votre vision du monde ?

Je suis dans la phénoménologie : je parle de l’humain en tant que phénomène. Nous sommes tous des mammifères, bien identifiés comme étant identiques malgré des variantes de peau, de morphologie ou autre. Au cours de l’Histoire, on a divisé, divisé et divisé, et on vit aujourd’hui une phase schizophrène dans laquelle sont prônées la peur et la sécurité. Je veux croire à l’humanité en tant qu’intelligence collective.

Mais la terreur n’était pas là dès le début : l’autre jour, je regardais à la télévision des images de la Syrie, des images de ruine. Parmi ces ruines, il y avait des enfants qui étaient en train de jouer en souriant. Ça m’a paru incroyable. Ils étaient au milieu d’une tragédie et ils parvenaient à conserver la pureté que nous perdons tous, passé un certain âge. Et depuis des siècles, nous faisons de ce paradis qu’est la Terre un enfer. Finalement, l’enfer, nous y vivons déjà. Si on est dégoûté par tout cela, les seules questions que nous devons nous poser sont au nombre de deux : comment faire pour aider mon prochain ? Comment faire pour vivre sans souscrire à tout ça ? La réponse est l’affaire de chacun.

Vous appelez à une rupture avec le productivisme, le tout-marchandise et l’égoïsme ; d’un autre côté, vous êtes ami avec des personnalités médiatiques (acteurs, entrepreneurs, politiques…) qui n’ont pas forcément intérêt à ce que ce monde, qui leur a plutôt réussi, change. N’y-a-t-il pas ici un paradoxe ? Ne craignez-vous pas que votre pensée soit utilisée par ces personnes comme une sorte de bonne conscience ?

Non, car je pense que chacun sait ce qu’il a à faire en son âme et conscience. Il existe des gens très riches mais qui sont misérables : je veux dire par là qu’ils connaissent une autre forme de misère et que l’argent ne les tirera jamais de cette misère-là. Ils ont soi-disant tout pour être heureux mais ils ne le sont pas. Un peu comme toute notre société occidentale, d’ailleurs : nous vivons tout de même du côté où nous mangeons à notre faim, où nous sommes soignés, abrités… C’est le modèle de la société de consommation qui rend tout le monde malheureux : celui-ci va nous inciter à acheter, à posséder, à consommer du divertissement, des drogues… Mais tout cela n’a aucun rapport avec la sérénité.

Noé Roland et Alizé Lacoste Jeanson

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6 réponses »

  1. Malgré tout le respect que l’on puisse avoir pour la figure de Pierre Rabhi, il faut dénoncer cette idée du « faire sa part ». On peut individuellement faire sa part tant que l’on voudra, mais tant que 10% d’humains généreront 50% des émissions de CO2 (sans parler du reste), les petits ou grands efforts du commun des mortels resteront inefficaces. Je ne dis pas cela, bien au contraire, pour dissuader qui que ce soit de « faire sa part », mais si on veut avoir une chance d’échapper à l’artificialisation totale ou à l’effondrement (dont les plus coupables seraient bien sûr les dernières victimes, protégés pour un temps par leurs richesses), alors il faut aller bien au-delà. Pour cela, je renvoie à un excellent article des radicaux de Deep Green Resistance qui imaginent une suite à la fable du Colibris… C’est là : https://partage-le.com/2017/10/8096/

  2. Un détail : la vidéo de « Et tout l’monde s’en fout » sur l’eau a été largement critiqué à cause de ses nombreuses approximations et ses affirmations bancales. C’est vraiment dommage de l’avoir mis dans l’entretien. :/
    En voici une critique détaillée : https://youtu.be/p-VuRpkrNto

  3. Sur les méthodes folkloriques, et parfois carrément loufoques, des agriculteurs de la moivance « biodynamique » largement inspirée par Pierre Rabhi, un article qui n’a hélas rien perdu de son actualité : http://afis-ardeche.blogspot.fr/2012/09/humanisme-notre-visite-chez-des.html
    Entre ses conceptions mystico-moralisantes et l’efficacité douteuse de ses méthodes, il semble assez probable que Pierre Rhabi ait fait à la cause écologiste moins de bien que de mal. Rien de plus idiot que cette fable moralisante des colibris (dans la version Rhabi). Car, à l’évidence, une démarche écologiste n’a rigoureusement AUCUNE CHANCE de réussir si elle ne dépasse pas le niveau de l’individu pour s’inscrire dans un projet POLITIQUE.

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