Lazare vit dans le XIVe arrondissement de Paris, avec Béatrice, qu’il appelle sa “femme”, même s’ils ne sont pas mariés. Le couple n’a pas d’enfants et mène une vie monotone dans la capitale. Issue d’une famille petite bourgeoise de Chartres, Lazare est professeur dans le secondaire, et s’en sort socialement moins bien que ses deux frères, tous deux pères de famille. En réalité, il doit surtout compter sur le salaire confortable de Béatrice pour vivre à Paris. La solitude qui découle du départ en vacances, de sa femme, en plein mois de février, va amener Lazare à réfléchir sur le monde qui l’entoure — qu’il surnomme “l’Immonde”. Dans la même temps, une rencontre va bouleverser sa vie : celle de sa jeune voisine, Lucie, passionnée de moineaux et de Shakespeare. Avec ce roman, Sébastien Lapaque critique l’effritement de notre société provoqué par le capitalisme, tout en nous invitant à rechercher l’authenticité, la spiritualité et le beau.
Le Comptoir : Pourquoi avoir choisi pour titre Ce monde est tellement beau, qui semble être le contraire de votre propos ?
Sébastien Lapaque : « Qui semble », comme vous le dites, car dans le fond, ce n’est qu’une apparence. C’est à mon éditeur chez Actes Sud, Bertrand Py, que je dois ce titre. À l’origine, je voulais intituler ce roman L’immonde. Je ne songeais d’ailleurs qu’à ce titre pendant les longs mois consacrés à la rédaction de la première partie. Car l’histoire de ce roman est une longue histoire. J’ai mis sept années à l’écrire. Sept ans de réflexion.
Arrivé au terme de L’immonde, j’ai compris qu’il fallait continuer. Je ne pouvais pas abandonner Lazare, le narrateur, dans les ténèbres d’une époque où tout est faux et menteur. C’est ainsi qu’a commencé la rédaction de La promesse, la deuxième partie du livre. Qu’y a-t-il dans cette promesse et en quoi change-t-elle la destinée de Lazare ? On le saura en lisant le roman… Disons simplement qu’au bout du chemin de La promesse est apparue La joie, avec beaucoup de douceur et beaucoup de lumière, destinant L’immonde, le roman de l’enfermement dans le néant auquel je songeais en commençant, à faire partie d’un ensemble plus vaste, en quelque sorte réconcilié. C’est ainsi que Bertrand Py a compris que la première phrase du roman — « Ce monde est tellement beau, cependant » — contenait mystérieusement tout ce que j’avais voulu raconter, au-delà de la peinture de l’univers atroce des besoins et des besognes composée dans la première partie.
Pouvez-vous revenir sur ce concept de “l’Immonde” développé par le narrateur ?
L’Immonde, c’est le concept central du livre, la clé pour en comprendre toutes les variations. La vision de l’Immonde organise le roman, négativement dans la première partie, puis positivement, de manière calme et secrète, dans les deux suivantes. Ce monde est tellement beau n’est pas simplement un roman sur la modification des mœurs et les catastrophes afférentes à l’heure du turbo-capitalisme. C’est un livre sur le retour offensif du mystère au tréfonds de l’homme, le récit d’une revanche de la vie intérieure. Mais la route est longue avant d’y arriver. Et pour y arriver, il faut passer par l’Immonde, difficilement, douloureusement, mais sans pouvoir l’éviter, comme Dante et son mentor Virgile doivent parcourir un à un les neuf cercles qui se déroulent en spirale jusqu’au plus profond de l’Enfer dans La Divine Comédie avant de remonter les pentes du Purgatoire jusqu’au Paradis et laisser le poète retrouver Béatrice.
« Cet homme aux passions simples est en train de se libérer de l’empire de l’Immonde »
Comment définir l’Immonde ? Par l’effroi et la nausée qu’il suscite immédiatement. Cette envie de vomir. Lorsque l’on songe à l’Immonde, on est fiévreux, on grelotte, le monde devient glacial tout autour de soi. Vous attendez sans doute une définition. Témoin de « l’ossature disloquée de notre vie » et de « la marche boiteuse de nos actions » dont parle saint Ambroise dans un sermon, Lazare, le narrateur de Ce monde est tellement beau, la donne pour moi à la fin de la première partie du roman. C’est un moment où cet homme aux passions simples est en train de se libérer de l’empire de l’Immonde : « En rompant tout lien avec la réalité, l’univers sans regard qui s’était substitué à celui de la nature imposait aux individus de vivre sous le régime de la meute. Créé par l’artifice du commerce et du capitalisme, il se définissait par la rencontre de la technique, du collectif et de l’abstrait. Cette doublure qui enserrait la réalité pour la rendre inaccessible, c’était l’Immonde. » La technique, le collectif et l’abstrait sont des concepts philosophiques.
Je me suis efforcé de les rendre palpables en créant des situations romanesques, en trouvant les mots de l’Immonde. Je reste obsédé par cette réponse de Mallarmé à Degas qui lui expliquait qu’il aurait pu écrire des poèmes, car il avait plein de bonnes idées : « Mais Degas, ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, c’est avec des mots. »
En quoi L’Immonde altère-t-il les relations humaines, notamment amoureuses ?
Encore une fois, cette altération est exprimée en toutes lettres dans le roman : « On observe les lieux où il a conquis le pouvoir, brisant la confiance et la paix, rendant impossibles la justice, l’amour et l’entente tels que les hommes les vivaient dans l’ancien temps. Tous les serments, tous les liens d’autrefois qui unissaient les amis entre eux, l’amant à l’amante, les enfants à leurs parents, ont été rompus. Un vent démonique les a rompus inexorablement pour ne laisser subsister que des ombres d’hommes, des choses errantes, supposées être liées par leurs intérêts bien compris. »
Le lecteur très subtil de Marx que vous êtes aura reconnu un clin d’œil à une page du Manifeste du Parti communiste :« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »
« Sous l’atroce carapace de l’Immonde, Lazare va ainsi découvrir — ou redécouvrir en retrouvant une âme d’enfant — que ce monde est tellement beau »
On en revient sans cesse à cette sensation glaciale et au mot de Georges Bernanos de Monsieur Ouine : « On parle toujours du feu de l’enfer, mais personne ne l’a vu. L’enfer, c’est le froid. » En rédigeant la première partie de Ce monde est tellement beau, j’ai tenté de rendre cette sensation de congélation des cœurs. L’Immonde altère les relations humaines, comme vous le dites. Mais pas comme le feu qui embrase. Plutôt comme un bac à glaçons. Malgré l’effervescence dont il se prévaut et les ardeurs bouillantes de l’idéologie du désir, l’Immonde est un âge de glace.
« J’avais compris (…) que le parfait reniement de Dieu, le complet triomphe de l’Immonde et la totale disparition de la liberté étaient liés », affirme votre narrateur. La foi est-elle, selon vous, le seul moyen d’échapper à l’Immonde ?
Le contraire de la foi, ce n’est pas l’incroyance, mais le nihilisme. Partant, le contraire du nihilisme auquel veut échapper Lazare, c’est la foi ! Il lui faut parcourir une longue route, avec bien des rebuffades, avant d’y parvenir. Dans la deuxième partie du roman, Lazare attend ce qu’il ne sait pas et ne sait pas ce qu’il attend. Car il ne veut pas se résoudre à vivre dans le Rien, le terrible Rien, dans un monde où il n’y aurait plus qu’à s’en aller. Tout doucement, Lazare va comprendre, notamment grâce à une conversation avec Denis, un Juif éclairé par la Loi, que Dieu a créé l’homme et ne l’a pas abandonné. Plus loin, il va faire l’expérience d’une grâce donnée à tous les hommes — à la seule condition qu’ils ne la refusent pas.
Sous l’atroce carapace de l’Immonde, Lazare va ainsi découvrir — ou redécouvrir en retrouvant une âme d’enfant — que ce monde est tellement beau, comme au soir du sixième jour. Dans le titre du roman, l’on peut d’ailleurs entendre un écho de Genèse 1,31 : « Vayar Elokim et kol acher assa vehiné tov meod vayéhi erèv vayéhi bokèr yom hachichi » : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. Il y eut un soir, et il y eut un matin : sixième jour. » Traduit précisément, tov meod signifie “bon et beau beaucoup”. Autrement dit : tellement beau.
Faut-il nécessairement quitter les métropoles pour retrouver du sens ?
Dans un maître livre intitulé Sans feu ni lieu (La Table Ronde, « La petite vermillon », 2003), le théologien protestant Jacques Ellul a exploré la « signification biblique de la Grande Ville » en montrant à quel point le geste bâtisseur de l’homme était lié à sa démesure, à son avidité de force, de pouvoir et d’argent. Dans le livre de la Genèse, cette volonté de puissance s’élucide dans l’histoire de Caïn, qui construit Hénoc, la première ville de l’histoire des hommes, à l’est d’Eden, dans le “pays de l’errance”, après avoir tué son frère Abel, un pasteur de petit bétail dont il jalousait la simplicité et la joie parfaite. “Constructeur de ville” (Gen, 4, 17), Caïn est également l’introducteur de la technique : il taille des pierres, invente des outils agricoles. « Caïn prend possession du monde et l’utilise à son gré », observe Jacques Ellul.
La ville est le signe de cette prise de possession, de la substitution d’un univers sans regard à celui de la nature dont je parlais en commençant. Mais après Hénoc et Babel, et contre Babylone et Ninive, va apparaître Jérusalem, la ville voulue par Dieu, Jérusalem, la ville sans cesse détruite et reconstruite — jusqu’à nos jours — en signe de l’alliance irrévocable de l’Éternel avec les hommes. Jérusalem et le pays de Canaan sont à l’ouest d’Ur, la ville natale d’Abraham, car la marche de l’homme vers Dieu, dans la Bible, son chemin de retour vers l’harmonie, est toujours une route vers l’ouest. Caïn a été chassé à l’est d’Eden, il a construit une ville qui lui a donné l’illusion de la force et du repos. Mais la “race de Caïn” n’est pas obligée de monter au ciel et de jeter Dieu sur la terre, comme le dit Baudelaire dans son célèbre poème. Elle peut aussi entendre sonner l’heure du retour, quitter son Orient intérieur, le pays d’où l’on vient, pour se mettre en route vers l’Ouest, le pays où le soleil se couche, là où Dieu attend l’homme. Go west !
« Lazare découvre un paradis breton caché au bout du monde »
Abandonnant la volonté de puissance et la frénésie de villes de plus en plus verticales, mégalopoles hérissées de nouvelles Babel et peuplées d’idoles, elle peut se souvenir de l’infinie tendresse de Dieu pour Ninive et de l’élection de Jérusalem : « La loi viendra de Sion, et de Jérusalem, la parole du Seigneur. » Elle peut aussi se souvenir que « si l’Éternel ne bâtit pas la maison, ceux qui la construisent travaillent en vain », comme dit le Psaume 126 que les bénédictins chantent en semaine à la prière de none — ces moines capitaux dans la troisième partie de Ce monde est tellement beau. C’est ce que fait à sa manière Lazare sur sa route, du XIVe arrondissement de Paris vers la presqu’île de Crozon et le Finistère, cette “fin de terre” qui n’est pas par hasard le lieu où il trouve la joie.
Pour évoquer cette joie, je me suis laissé conduire par Lazare de la grande ville vers la lande bretonne, j’ai accompagné son refus d’être déloyal dans ses relations avec les autres et sa décision d’évacuer le mensonge de sa vie. Car Ce monde est tellement beau est aussi, est surtout un roman sur l’amitié, la camaraderie. « Libérée, délivrée », chantent des enfants au cours du livre. Rencontre après rencontre, Lazare parvient à cette libération et à cette délivrance en prenant au sérieux mille incarnations concrètes avec lesquelles il ne veut être ni calculateur ni manipulateur : les choses vives, les choses vertes, cette réalité concurrente de l’Immonde, la seule vraie. C’est ainsi que Lazare découvre un paradis breton caché au bout du monde. Un jardin qui le ramène à la vie humaine.
La culture classique – il est beaucoup question de Shakespeare et un peu de Bach dans votre roman — est-elle une échappatoire ?
Plutôt un ascenseur. La littérature et la musique procurent l’appétit d’un degré plus haut de la pensée et de la joie, elles creusent en nous le désir d’une cime sacrée. Othello de Shakespeare et la fantaisie en sol majeur de Bach ont une grande importance pour Lazare. Mais elles ne lui font pas perdre de vue que la route est longue de la détresse infinie à la miséricorde du Christ. C’est ainsi qu’il échappe aux mâchoires d’acier de notre siècle dépressif, ce monde tout tissé d’envie et d’ennui, pour retrouver le chemin de la vie intérieure et dire enfin “Oui”. Oui au monde, oui à la beauté du sixième jour.
Ce monde est tellement beau n’est pas La Nausée de Sartre. L’expérience esthétique n’y est pas le terme du voyage. Elle permet à Lazare d’échapper à « la chaudière des sales amours » dont parle Augustin au début du livre III des Confessions, d’aspirer à un temps meilleur, à un monde « bon et beau beaucoup ». Après s’être émerveillé des énergies de sens d’Othello et avoir savouré les arpèges de Bach, Lazare comprend qu’il doit continuer son long voyage vers l’intimité de son être — là où Dieu l’attend. Mais il ne suffit pas de savoir ce que l’on doit faire pour savoir comment le faire. Le voyage éblouissant et dangereux que j’ai fait pour écrire Ce monde est tellement beau a été âpre et difficile quand il s’est agi de passer des consolations de la beauté aux effusions de la grâce, de la promesse à la joie.
« Mon sac était lourd. Je me suis allégé. »
Avec Lazare, je me suis extirpé de la forêt trompeuse de l’Immonde pour transformer ce qui était flou en certitude. De l’amour humain trop humain à l’amour de la sagesse, je suis monté dans l’intensité spirituelle. Je me souviens de jours de décembre bien humides et bien sombres, seul face à mon livre, où le sommet de la montagne m’apparaissait encore lointain. Mon sac était lourd. Je me suis allégé. Et j’ai continué à grimper avant de pouvoir passer des figures à la vérité, de la promesse à la Présence, pour toucher enfin l’amour divin et installer Lazare seul avec le Seul.
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