- Odyssée Lumpen, Alberto Prunetti, Lux, 2024 [1]
- La Route, Manu Larcenet, Dargaud, 2024 [2]
- Éloge de la politique, Alain Badiou, Aude Lancelin, Flammarion, 2019 [3]
- La Fracture et autres textes, Charles Juliet, P.O.L., 2024 [4]
Ne pas trahir les règles [1]
Alberto Prunetti livre, avec Odyssée Lumpen, un roman en grande partie inspiré de sa vie. Promoteur de la littérature working class en Italie, Prunetti introduit dans son livre tous les attendus. Le héros est un transfuge de classe, qui connaît une expérience de la migration (de l’Italie à l’Angleterre) et subit la racisation (assigné à être pizzaïolo). Sa région d’origine, fière de son identité ouvrière, est frappée de plein fouet par la désindustrialisation.
Mais fin connaisseur du genre, Prunetti sait en éviter les écueils, notamment le misérabilisme. Odyssée Lumpen est ainsi écrit avec une plume acerbe et est empli d’un humour particulièrement corrosif. Les exploités résistent, font front, parfois de manière directe, souvent de manière détournée, manœuvrant dans les interstices, tissant des micro-solidarités. Ils développent leurs discours, défendent leurs valeurs, tel le père qui lance à son fils sur le départ : « L’important c’est de pas trahir les règles […]. Ce truc des dix commandements que les collègues et moi on a toujours respecté […]. Donne un coup de main à tes collègues. Fais grève. Lèche pas le cul des patrons. Sois pas un jaune. T’acharne pas si tu dois te battre. T’en prends pas trop à ceux de Pise, c’est des humains eux aussi. Méfie-toi des rupins. Si une grosse tête t’appelle monsieur, gaffe à tes fesses. Plus une ou deux maximes qui ne me reviennent pas là tout de suite. Des règles universelles, qui valent partout où se trouve la classe ouvrière […] Étudie mais fais pas le malin, t’es mon garçon et tu peux pas trahir les règles. »
Dernière particularité à signaler, rare dans les œuvres francophones, y compris dans celles qui prétendent rendre compte des classes populaires : on trouve dans Odyssée Lumpen de nombreux passages sur le foot. Pouvait-il en être autrement quand un fils d’ouvrier italien se rend en Angleterre ?
L’apocalypse qui vient [2]
Sortie en 2006, La Route est une production à part dans l’œuvre de Cormac McCarthy, tant par son thème que par le style littéraire adopté.
En effet, L’écriture y est sèche et clinique. On accède peu aux pensées des personnages. L’essentiel est dans l’implicite. Les paragraphes sont le plus souvent courts et allusifs, enchaînant les éléments sans nécessaire continuité.
Ce dispositif narratif facilite le passage au langage séquentiel de la BD, ce qu’a bien compris Manu Larcenet.
Mais ce dernier ne s’est pas contenté d’une simple transposition « plan par plan » de l’ouvrage. Dans la suite de son travail sur l’adaptation du Rapport de Brodeck, il livre un noir et blanc âpre, avec de légères et occasionnelles nuances « pastel », qui colle particulièrement à l’ambiance poisseuse et désespérée de l’œuvre. Il produit par ailleurs un travail intéressant sur le design des personnages et des décors.
Au-delà, deux bascules majeures sont notables, avec sa transposition du roman en BD, surtout avec son choix de minimiser la place des mots. D’abord, le lecteur se fond moins dans la place du père qui « explique » et plus dans celle du fils qui « découvre ». Nous-mêmes fouillons les cases du regard, comme les personnages fouillent leur environnement en quête d’items pour survivre. En outre, sans voix pour nous parler et nous accompagner, on ressent davantage le silence oppressant du monde de La Route.
Une adaptation réussie, donc, puisqu’elle propose non une copie visuelle du roman, mais bien un nouveau regard sur ce récit complexe, à la fois réflexion sur la condition humaine, fable sur le capitalisme, roman d’initiation et magnifique histoire d’amour (philia) entre un père et son fils.
C. D.
Qu’est-ce que la politique ? [3]
Alain Badiou est philosophe et écrivain. Professeur émérite à l’École Normale Supérieure, ce dernier est traduit et étudié dans le monde entier. Connu pour ses positions radicales, Badiou est avec Zizek un intellectuel pour qui « l’hypothèse communiste » n’a pas été disqualifiée par l’expérience soviétique. Dans Éloge de la Politique, il s’entretient avec Aude Lancelin sur des sujets aussi divers que la politique, la gauche, ou encore la révolution.
D’emblée, Badiou cherche à lier la politique à la démocratie : depuis le XVIIIe siècle, le régime parlementaire à l’anglaise donne le ton dans le monde occidental. Rousseau l’écrivait, les Anglais n’étaient libres qu’une fois par an en désignant les gouvernants par le vote. Ainsi, nous comprenons qu’une mécanique électorale et représentative liée à l’État empêche depuis longtemps l’expression possible d’une volonté populaire concrète sur des questions déterminées.
Loin de tomber dans l’abstraction, le philosophe définit la politique comme « rapport construit » entre d’une part les porteurs d’une vision clarifiée sur le devenir de la société et d’autre part la réalisation concrète d’une telle vision. Durant l’Histoire humaine, ces moments se comptent sur les doigts d’une main : nous pouvons penser à l’Athènes de Solon, aux levées populaires de 1936, à Mai 1968, ou encore au « printemps arabe ». Cependant, il ne s’agit pas de tomber dans la confusion : la gauche qu’il appelle de ses vœux n’est pas « l’ours savant social-démocrate » (Aragon). Toujours à la fine pointe de la répression politique, du chauvinisme ou encore du colonialisme, la sociale-démocratie a toujours mis du plomb dans l’aile des mouvements émancipateurs.
De plus, cette vision politique s’articule à « l’hypothèse communiste » : trop peu démocratiques, ne laissant pas l’initiative aux classes populaires, les régimes léninistes ont échoué dans leurs desseins. À l’inverse, Badiou en appelle à un retour aux fondamentaux du marxisme : en effet, il s’agit d’arracher l’appareil productif au contrôle de la propriété privée, en finir avec les hiérarchies réelles et symboliques du capitalisme (division du travail, division entre « manuels » et « intellectuels »…), mais aussi d’en finir avec le narcissisme étroit des identités nationales au profit d’une libre association consécutive au dépérissement de l’État.
Précis et fouillé, Éloge de la politique tranche avec les palabres de la démocratie bourgeoise. Au moment où la démocratie réelle est en passe d’être mise sous l’éteignoir, lire cet ouvrage est salutaire.
Aux prémices de Lambeaux [4]
La Fracture de Charles Juliet semble être un extrait de journal de l’écriture Lambeaux, son œuvre autobiographique publiée en 1995, où l’auteur rend hommage à ses « deux mères » : celle qui est décédée dans un hôpital psychiatrique lors qu’il était enfant, et celle qui l’a adopté et aimé. Ce texte puissant raconte ainsi les origines bouleversantes de l’écriture d’une histoire croisée qui poursuivra Juliet dans chacune de ses œuvres. Où trouver sa place dans le monde lorsqu’on a expérimenté la perte, l’abandon, la culpabilité, et pourtant, aussi, l’amour inconditionnel ?
Lambeaux évoquait déjà l’enfance morcelée, fragmentée de Charles Juliet, qui se retrouve d’ailleurs dans son style d’écriture volontairement décousue. La Fracture, de son côté, met davantage en avant cette blessure originelle, celle de la mort de sa mère biologique, le moment précis où son âme entière s’est brisée, le poussant à écrire pour se « reconstruire », trouver sa place et surtout la paix dans un monde qui lui paraît hostile. Aussi, recomposer, retrouver perpétuellement les souvenirs épars de sa mère, dans les témoignages de paysans qui l’ont connu, tenter de réécrire en vain une histoire tue par la rigidité de ses grands-parents : celle d’une jeune femme brillante, animée par la littérature, amoureuse d’un homme malade, qui sera privée de sa liberté d’apprendre, d’aimer – de vivre. Le récit d’une jeune femme victime de sa maladie, la dépression, et de l’Occupation où les Allemands laissaient mourir de faim les internés en hôpital psychiatrique pour épurer le peuple. La Fracture, bien que douloureuse, est aussi le symbole d’une réparation par l’amour et la dévotion d’une autre mère.
Adoptée par une paysanne qui avait déjà une grande famille, le petit Charles connaît l’amour, la tendresse d’une mère qui le traite comme son propre fils. La Fracture témoigne aussi de cette quête de recomposition, de réunir les pièces manquantes du puzzle de sa vie à travers l’écriture qui le mènera à exprimer ses émotions les plus dévastatrices, et enfin, à trouver la paix.
Sous la forme d’une confession brute et crue, La Fracture est un livre essentiel à lire pour comprendre Lambeaux, mais aussi l’étendue de l’œuvre de Charles Juliet qui à elle toute seule tente de répondre à l’absence par la lumière.
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