- Scènes de boxe, Elie Robert-Nicoud, Rivages Noir, 2017 [1]
- Les voleurs d’énergie, Aurélien Bernier, Utopia, 2018 [2]
- Aurélien, Louis Aragon, Gallimard, 1944 [3]
- Un apostolat, Albert t’Sersteven, Éditions du Rocher, 2018 [4]
- Détachez-les et amenez-les moi, Alexandre Siniakov, Fayard, 2019 [5]
- La défaite de la pensée, Alain Finkielkraut, Gallimard, 1987 [6]
- Le travail invisible, Pierre-Yves Gomez, Desclée de Brouwer, 2014 [7]
Mise au poing [1]
Nul besoin d’avoir enfilé des gants et monté sur un ring pour apprécier ce petit et dense ouvrage. Avec verve et simplicité, Elie Robert-Nicoud (dont le père était boxeur professionnel devenu par la suite peintre), ne se contente pas de décrire la boxe comme un sport parmi tant d’autres, non, mais de raconter, force anecdotes à l’appui, la boxe comme un monde. Et pas n’importe lequel.
Un monde souvent sale et puant comme Stillman’s Gym, la salle mythique de l’université de la 8e Avenue de New-York, jamais nettoyée, empestant la poussière, la sueur et la fumée des cigares. Un monde où les boxeurs sont d’anciens voyous ayant fait leurs armes dans les bagarres de rue, les gangs et les vols à l’arraché (comme Mike Tyson dans le ghetto de Brownsville où il a grandit), voire de véritable gangsters sous la protection des parrains locaux (Al Capone qui embrasse Mickey Cohen sur les deux joues). Un monde où les pères refusent catégoriquement que leurs fils les suivent sur le ring mais finissent par les entraîner, les pousser à bout, les haïr même et pleurer dans leurs bras comme chez les Mayweather père et fils ou comme Joe et Enzo Calzaghe. Un monde qui fascine autant les jazzmen (Miles Davis, Willie Smith) que les cinéastes (King Vidor, Ed Bland, Ralph Nelson, Robert Wise, Scorsese, Michael Mann). Un monde de déracinés et d’immigrés accentuant les tensions ethniques par racisme ou accroche commerciale (« En Amérique, il y a eu les Irlandais, puis les Juifs, puis les Italiens, puis les Noirs, puis les Latinos et aujourd’hui les Slaves. Et c’est la même chose en France, les Juifs, les Arabes, les Gitans, les Italiens et les pauvres des villes…« ).
Un monde où nombre de combats sont truqués par la pègre (ceux de Mohamed Ali contre Sonny Liston, gangster notoire) et où les boxeurs sont volés par leur manager (Don King étant l’archétype de l’escroc bariolé ayant commencé sa carrière par tuer un homme dans un caniveau). Un monde principalement masculin mais qui a vu naître une puncheuse exceptionnelle : Ann Wolfe, orpheline à 18 ans, dealer, SDF et championne du monde dans cinq catégories à la fois. Un monde où l’on peut tuer son adversaire d’un crochet à la mâchoire ou d’un uppercut dans l’estomac et dont le fantôme revient hanter le ring des années durant comme Max Baer dévoré par les morts de Frankie Campbell et d’Ernie Schaaf. Un monde d’adversité animale dans lequel les vainqueurs et les perdants se mélangent au sein de la même légende : Jake La Motta et Sugar Ray Robinson, Schmeling et Joe Louis, Micky Ward et Arturo Gatti, Ali et Joe Frazier. Un monde peuplés de techniciens hors-pair, combinant grâce et force brute, mais aussi un monde plus vaste et souterrain peuplé de seconds couteaux, parfois alcooliques et drogués, aux visages ravagés et à l’esprit en miette. Un monde sans pitié, écœurant mais dont, par une fascination masochiste et enivrante, il est impossible de se libérer.
Déprivatiser l’énergie pour sortir du néolibéralisme [2]
À l’heure où les marches pour le climat et les discours de Greta Thunberg semblent dessiner un nouveau consensus en faveur de l’écologie et des énergies renouvelables, Aurélien Bernier nous rappelle la dimension profondément politique qu’occupe l’énergie. Après un rappel des premières initiatives publiques, à l’image de la compagnie canadienne Ontario Hydro créé en 1906, le livre décrit le vaste combat contre les firmes privées du charbon, du pétrole et de l’électricité qui a conduit à la nationalisation de l’énergie, d’abord aux États-Unis dans le cadre du New Deal, puis en Europe, en Amérique latine et en Asie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’ouvrage s’intéresse principalement à la contre-révolution énergétique qui survient dans les années 1980 dans le Chili de Pinochet, la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, avant de s’étendre au reste de l’Europe dans le cadre de la vague néolibérale. Le rôle de l’Union européenne dans la libéralisation de l’énergie est parfaitement rappelé, et permet notamment d’éclairer bien des débats actuels.
Tout en critiquant les positions productivistes d’EDF et sa défense à tout prix du nucléaire, Aurélien Bernier souligne la manière dont les néolibéraux sont parvenus à instrumentaliser les idées de transition énergétique, d’énergies renouvelables, ou le thème de la « décentralisation énergétique », pour justifier le mouvement de libéralisation – via le développement de la production « indépendante », c’est-à-dire hors service public – et d’emporter ainsi l’adhésion de certains écologistes… Contre les chimères de l’autonomie énergétique locale, l’auteur de La Démondialisation ou le chaos (2016), invite au contraire à penser un nouveau système énergétique national, conçu comme un service public faisant de l’énergie un bien commun géré démocratiquement, ainsi que le développement de coopérations internationales, notamment avec les pays du Sud, qui permettraient de dessiner un nouvel internationalisme décroissant. Vaste programme !
Il n’y a pas d’amour heureux [3]
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’histoire d’amour entre Bérénice et Aurélien n’avait a priori rien d’une évidence. Y a-t-il d’ailleurs véritablement histoire d’amour, puisqu’il n’y a pas d’histoire ? De l’amour, en revanche, on retrouve tous les aspects tragiques, tout ce qui remue le ventre et tord le cœur : le doute jusqu’à l’angoisse, le manque de l’autre qui vire à l’obsession, la jalousie, qui vous bouffe comme une petite bête, le sentiment d’abandon, total et destructeur. Dans le Paris des années 1920, celui des peintres, de Montmartre, du jazz, des filles de joie et des plaisirs de la vie retrouvés, Aurélien Leurtillois erre, figure hantée par l’absolu, à la recherche de ce qui pourrait le faire encore vibrer après l’enfer des tranchées. Bérénice, elle, n’est que de passage dans cette ville aux milles splendeurs dont elle veut tout voir, tout sentir, tout goûter, elle la femme mariée qui s’ennuie dans sa province. La rencontre d’Aurélien et Bérénice est fade, décevante, à des années-lumière du « coup de foudre ». Mais les entrevues se succèdent et les nuits parisiennes sont pleines de promesses à qui tend l’oreille. Très vite, celle qu’Aurélien avait d’abord trouvée « très laide » l’intéresse au premier chef, jusqu’à l’obséder. La passion qui éclot est mutuelle, bientôt dévastatrice.
On suit Aurélien avec l’espoir chevillé au corps, on se prend à rêver, d’amour infini et de passion charnelle. La prose incroyable d’Aragon s’adresse tant au cœur qu’au ventre du lecteur, qu’il laisse impatient, avide, haletant… Les frissons parcourent notre échine et toujours, toujours, la frustration revient. De contretemps en altercations, de désaccords en trahisons, c’est l’histoire d’une histoire d’amour manquée, au milieu d’autres couples envieux, jaloux, trompeurs, intéressés, malsains… Il faut lire Aurélien, apprécier chaque page des 700 qui composent le roman, et se sentir transporté dans ce Paris incroyable des Années folles, Paris personnage à part entière, incarné comme jamais. Le roman, quatrième du cycle du Monde réel de l’auteur, date de 1944 ; quelque vingt-deux années plus tard, Aragon nous apprendra que le personnage d’Aurélien fut grandement inspiré par un de ses amis de jeunesse : Drieu la Rochelle. Bourgeois, bel homme, charmeur mais mal dans son siècle, tels sont les traits d’Aurélien et tel est le portrait qu’Aragon garde de Drieu, si loin de l’homme qu’il est devenu par la suite, confie-t-il. « Quand je parle de Drieu, je ne parle que de cet ami que j’ai eu, je ne parle pas de ce qu’il est devenu, ce sont deux êtres incompatibles », racontera Aragon, qui réalise avec Aurélien la mise en abyme d’une jeunesse qu’il avait longtemps reniée et un chef-d’œuvre de la littérature française.
Chronique d’une mort annoncée [4]
Un Apostolat, petit roman méconnu du début du XXe siècle, retrace l’itinéraire d’un phalanstère, utopie incarnée en une poignée d’hommes de toutes origines qui décident de vivre en communauté, régie selon les règles de l’anarchie. Un jeune bourgeois hérite d’une coquette somme, se cherche, trouve un idéaliste convaincu et convainquant ; les visiteurs d’un café un peu crasseux, ancêtre d’un centre social auto-géré, forment une bande prête à en découdre avec le système capitaliste : la troupe fait l’acquisition de terres et de bâtiments pour vivre d’autoproduction, d’amour libre et d’eau fraîche. Las, les égos étant ce qu’ils sont, la situation vire au psycho-drame à cause d’un petit oubli d’achat de sel. Un végétalisme autoritaire épuise les corps, des enfants naissent, le projet se fissure.
Entre théories anarchistes et histoire vécue, Albert t’Serstevens livre un témoignage du Paris de son temps, imprégné d’idéaux révolutionnaires et planté dans un terreau de misère crasse. L’écriture est sobre même si le style ne convainc pas d’entrée de jeu. Puis il s’affirme comme le seul envisageable pour cette histoire aussi rouge que gothique. Une perle !
Le moine qui murmure à l’oreille des ânes et des chevaux [5]
Alexandre Siniakov est un moine orthodoxe d’origine cosaque, ce peuple nomade des steppes du Caucase qui tient davantage à son cheval qu’à sa propre existence. Et bien que la vie l’aie conduit en France à l’âge de dix ans, Siniakov s’inscrit dans la tradition mystique des fols en Dieu, ces ermites errants viscéralement enracinés dans la terre. Saint Séraphim de Sarov, une figure importante du christianisme russe, est connu pour avoir été l’ami d’un ours. Le culte de l’ours en Russie et (comme dans toute l’Europe) est bien antérieur à la christianisation : il remonte au paléolithique. Et toute la beauté de cette tradition est d’avoir su perpétuer sa sensibilité panthéiste. Le moine cosaque consacre cet ouvrage à conter sa merveilleuse relation avec deux ânesses et un cheval devenus sa famille de cœur : « Les ânesses, Derby et moi avons formé une famille où règnent une confiance réciproque et un fort attachement mutuel. Je sais qu’en allant voir mes trois amis je serai toujours accueilli avec joie. Là, je suis en permanence attendu, je ne dérange jamais et je manque obligatoirement quand je ne suis pas là. C’est vrai aussi dans l’autre sens. »
Cette famille aux liens indissolubles lui a enseigné le véritable amour. L’amour inconditionnel, « celui du Cantique des Cantiques », à travers l’immanence du divin dans la nature. C’est avec une infinie tendresse que Siniakov narre ses rencontres avec les ânesses : « Chaque fois que je vais les chercher au pré, elles devancent l’appel. Et chaque fois qu’elles espèrent se promener, quelque chose en moi le devine. Et c’est moi qui devance leur appel, en pensant à mes ancêtres cosaques et aux saints ermites qui savaient vivre en harmonie avec les animaux dans les monts du Caucase. » Aux médisants qui se rient de lui et justifient leur répulsion instinctive envers toute forme de vie non-humaine en citant la Genèse (1:26), Siniakov oppose le célèbre verset d’Isaïe (11:6) qui décrit le retour de l’âge d’or à la fin des temps : « Le loup habitera avec l’agneau et la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau et le lionceau seront ensemble. »
Ce livre qui se dévore est une ode bouleversante à la sincérité et à l’amour de la vie, à l’amour qui transcende la frontière des espèces. Un hymne psalmodié à la fidélité absolue qui lie l’orphelin à l’animal dans lequel il reconnaît son frère. Bouffée d’oxygène dans la pollution des grandes villes. D’ailleurs, c’est dans l’Essonne, non loin de Paris, que vit le moine cosaque qui murmure à l’oreille des ânes et des chevaux.
Une énième défaite de la pensée[6]
La dernière intervention d’Alain Finkielkraut commentant la polémique sur l’attribution d’un César à Roman Polanski pour le meilleur réalisateur a de quoi interloquer : « Je vais aggraver mon cas mais tous les pédophiles ne sont pas Dutroux ou Fourniret ». La distinction entre le crime lettré et celui avec le gros-vin-qui-tâche n’est pas nouvelle, mais ce qui interpelle c’est la défaite de la pensée du philosophe français, loin de la clarté de celui qui avertissait ses lecteurs contre ce monde où l’interconnexion permanente remplace l’art et où la tentation de s’ériger en modèle idéal se transforme en une persécution de la différence. L’homme républicain de gauche qu’il était – lorsqu’il écrit en 1987 son essai sur le débat entre les Lumières français et le romantisme politique allemand qui s’est prolongé jusqu’à l’après-seconde guerre mondiale – n’est plus le même : il est moins nuancé et plus obsédé par l’altérité, à savoir l’islam et les Arabes, comme en témoigne l’un de ces derniers essais L’identité malheureuse (2013), même s’il n’épargne pas ce qu’il appelle « les bobos ».
Pourtant, les lecteurs auraient grand à gagner à relire La défaite de la pensée tant les débats sur la nation, la liberté ou l’égalité, présents en Europe depuis des siècles, avaient été bien restitués par le philosophe, à commencer par la polémique sur la vision de l’être humain après la Révolution française. Les Lumières, rappelle l’auteur, ont voulu arracher l’homme à son statut de minorité, ils ont proclamé que tous les hommes sont égaux, et qu’ils avaient donc tous un droit égal à la liberté et à l’autonomie. Ils se sont par la suite efforcés à atteindre cet idéal qu’ils se sont assigné. Et du passé dont ils avaient hérité, ils s’en sont détachés en faisant table rase, en rompant avec tout ordre ancien. Les événements politiques n’ayant pas offert la liberté et l’autonomie promises, le libéral Edmund Burke et les romantiques sont revenus à la charge en rappelant que c’est l’appartenance et la filialité qui fait l’humanité des êtres sensibles, l’homme étant issu d’une « source qui le précède et le transcende. (…) il naît avec une dette qu’il est tenu d’honorer ». Et pour le philosophe de restituer tous les débats sur l’essence de l’homme dans le sillage de cette confrontation idéologique, si fondatrice en Europe.
Paradoxal mais révélateur, cette quête d’enracinement qui est au centre des débats entre les Français et les Allemands au XVIIIe siècle et XIXe siècles, est de retour aujourd’hui, et Alain Finkielkraut qui en défend le droit aux successeurs de Joseph de Maistre et de Maurice Barrès, la refuse aux citoyens français dont les ancêtres viennent d’Afrique ou du monde arabe, qui pourfendent comme lui l’oikophobie (sentiment de rejet de la culture du pays dont on hérite) et cette idée d’un être sensible dévalisé de cet héritage dont il est le continuateur. D’ailleurs, Alain Finkielkraut n’offre pas de solutions aux défis que l’immigration pose à l’identité européenne, il en déplace simplement le problème sur l’élément exogène qu’apporte le nouvel arrivant, alors qu’il avait bien rappelé que ce qui a enrayé le vivre-ensemble européen tient davantage aux débats qui se sont déroulés à l’intérieur de cette civilisation, de manière endogène donc, et ceci loin et indépendamment du nouvel arrivant.
Le travail, un fantôme au cœur de l’économie [7]
Et si, loin de disparaître avec le progrès technique, le travail était en fait devenu invisible. Si, plutôt que de venir de l’application stricte d’un programme politique libéral, ce résultat était la conséquence directe mais insensible à chacun, de l’esprit de rente cultivé chez chacun d’entre nous. C’est cette thèse que Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon, spécialiste de stratégie et de gouvernance d’entreprise, développe dans son livre Le Travail Invisible.
Qu’il s’agisse de régime par répartition et cotisation sociale, ou par capitalisation, chacun s’attend à une rente à sa retraite, qu’il faut financer, par des prélèvements sur la valeur créée par le travail, et met donc chacun à la fois en position de travailleur, mais aussi de futur rentier exerçant une pression sur le travail.
Pierre-Yves Gomez fait remonter cette évolution à une mesure en apparence anodine, la loi ERISA, mise en place aux États-Unis sous la présidence fugace de Gérald Ford (1974 – 1977), qui visait à sécuriser les retraites des salariés américains en obligeant les entreprises à placer les retraites sur différentes entreprises plutôt qu’en interne. De proche en proche, cette décision a amené à la financiarisation, c’est-à-dire le résultat financier comme objectif et non plus comme résultat de l’activité. C’est cette pression qui a amené à ne plus considérer le travail que sous la part objective et individuelle des indicateurs de performance et à négliger ses parts subjectives et collectives, et suivant à en faire perdre le sens. À le rendre invisible et à le considérer comme tripalium, plutôt que comme moyen de se réaliser suivant la thèse de Simone Weil que l’auteur reprend à son compte.
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