- Le monopole de la vertu, Catherine Liu, Éditions Allia, 2022 [1]
- L’invention du cinéma, Luc Chomarat, Éditions Marest, 2022 [2]
- Nécessaire souveraineté, Coralie Delaume, Éditions Michalon, 2021 [3]
- La croissance verte contre la nature, Helène Tordjman, La Découverte, 2021 [4]
- Béton. Arme de construction massive du capitalisme, Anselm Jappe, L’échappée, 2020 [5]
La caste des crypto-puritains [1]
Professeure au département des études cinématographiques et visuelles de l’université de Californie à Irvine, Catherine Liu dirige également le Centre pour les Sciences humaines et est souvent invitée dans les colonnes de la revue socialiste Jacobin. Dans Le Monopole de la vertu (Virtue Hoarders. The Case against the Professional Managerial Class) elle montre (comme Orwell en son temps) de quelle façon les élites progressistes américaines (les cadres et professions intellectuelles supérieures en France) mènent une guerre culturelle contre les classes populaires. Une guerre ouverte depuis les années 1970 à travers une série de comportements individuels parés des plus beaux atours moraux : « Lire des livres, élever des enfants, se nourrir, rester en bonne santé ou faire l’amour ont constitués autant d’occasion de démontrer qu’on faisait partie des individus les plus évolués de l’histoire humaine. »
Il fut pourtant un temps, dans la première moitié du Xxe siècle, où la classe managériale soutenait la classe ouvrière et les luttes populaires, marchait aux côtés du parti socialiste d’Eugène Debs, militait pour un État fort garant de politiques publiques en faveur des plus pauvres. Un temps où elle valorisait la recherche publique et l’intégrité des universitaires au sein d’institutions indépendantes des marchés et des capitalistes de tout poil. Ce temps semble révolu. La loyauté à changé de camp : « En reprenant à leur compte l’héritage de la contre-culture et sa prédilection pour les innovations technologiques et spirituelles […] les élites managériales ont en grande partie réussit à démolir toute l’infrastructure physique et désormais cybernétique de nos quotidiens pour la reconstruire à leur propre image. »
Partant, Catherine Liu explore plusieurs aspects de l’arrogance de la pensée de la classe managériale. L’obsession de nouvelles normes à transgresser conjuguée à l’hostilité envers la culture mainstream permet ainsi d’asseoir leur prétendue supériorité intellectuelle. Une obsession qui trouva son paroxysme dans le célèbre article parodique d’Alan Sokal, « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique », publié en 1996 dans la très sérieuse revue Social Text. Pour ce canular, Sokal fut mis au pilori par ses confrères des cultural studies, de même que la professeure Angela Nagle qui critiquait les apôtres de la transgression dans son essai Kill All Normies : Guerres culturelles en ligne, de 4chan et Tumblr à Trump et l’Alt-Right (2017).
La féministe Laura Kipnis, professeure à la Northwestern University, fut également couverte d’opprobre par ses pairs progressistes en dénonçant, dans son ouvrage Le Sexe polémique : quand la paranoïa s’empare des campus américains (2019), le climat de panique morale et de délation dans les universités qui fait fi de toute présomption d’innocence et transforme des commissions d’enquête en tribunaux populaires. Le domaine de la santé et l’éducation des enfants n’échappent pas non plus à l’arrogance de la classe managériale : le néolibéralisme ayant contaminé les politiques sociales de puériculture au profit d’un marché de la parentalité ultra concurrentiel et angoissé où l’enfant est paramétré pour « réussir ».
D’une manière générale, « Les élites managériales, de façon consciente ou non, cherchent à humilier leurs adversaires en leur attribuant un incorrigible manque d’intelligence, d’empathie et de vertu ». Il n’est guère étonnant que ce mépris global des gens ordinaire ait poussé ses derniers dans les bras des leaders réactionnaires qui, à la force d’un discours démagogique et d’une propagande conservatrice, ont su instrumentaliser la détestation (bien réelle) du peuple envers les classes supérieures. Sous peine d’un véritable sursaut socialiste politique et économique ce schéma est malheureusement voué à se reproduire.
On ne parlera pas de Ozu [2]
Après avoir établi la liste des Dix meilleurs films de tous les temps (2017) et narré les aventures d’un livre destiné à être Un petit chef d’œuvre de littérature (2018), Luc Chomarat s’en va, à sa façon et toujours chez les excellentes éditions Marest, nous conter la naissance du cinéma. Un cinéma, naturellement inventé par les frères Lumière en 1895. Déjà parce qu’avec un nom pareil ils ne pouvaient pas ne pas l’inventer. C’eut été ballot de passer à côté de pareil coïncidence. Auguste avait plein d’idées : ajouter du son, se lancer dans le porno, créer le cinémascope, enrichir d’effets spéciaux, mais Louis disait « plus tard ». Quel rabat-joie.
Et puis, les effets spéciaux c’était le domaine de Georges Méliès, l’artisan qui inventa Hollywood. Quand il passa prendre l’apéro chez les Lumière il leur en mis plein les yeux avec ses trucage et sa fusée dans l’œil de la lune. De nos jours, on dirait que les frangins avaient le seum.
En fait, non, c’est Thomas Edison et son compère William Dickson qui inventèrent le kinétographe en filmant un salut de chapeau en 1890. Edison en avait sans doute marre de faire griller des condamnés à morts sur ses chaises électriques. Mais il y eu aussi Émile Reynaud qui inventa le dessin animé grâce à son théâtre optique et qui, désespéré, jeta toutes ses œuvres dans la Seine. À moins que tout ne débute vraiment avec Louis Aimé Augustin Le Prince, ingénieur de génie disparu mystérieusement dans un train en direction de Paris le 16 septembre 1890. Bref, tout ça est très compliqué.
Chomarat c’est un peu le Buster Keaton de la comédie littéraire. Peu de mots, des phrases courtes, un ton pince-sans-rire, moult anachronismes, la recette est simple mais lui seul a le talent pour rendre cette épure hilarante. Entre autres révélations, nous apprenons qu’à l’apparition du cinéma succède très rapidement celle des critiques et des historiens de ce qu’on ne nommait pas encore le 7e art. C’est qu’il fallait bien trouver des choses à dire sur cette nouvelle invention tout en trompant l’ennui. Par exemple, un réalisateur doit-il porter la barbe pour exploser les scores au box-office ? George Lucas étant barbu, on y cause même de Star Wars, sa prétendue « naïveté », sa princesse et ses petites fusées. Plus que de Yasujirō Ozu en tout cas, ça change.
Peu avare de son érudition, Chomarat revient sur quelques figures emblématiques du cinéma telles Charlie Chaplin, King Kong, Marilyn Monroe, Alfred Hitchcock ou Bruce Lee. L’on découvre que « Beaucoup d’intellectuels tourmentés, au contact des films de Bruce Lee, ont abandonnés leurs études pour se mettre à la pratique du nunchaku » et que Kim Novak ne portait pas de soutien-gorge dans Vertigo. En revanche, on ne lui pardonnera pas de se moquer d’Eric Rohmer, ça non, il y a des limites à l’indécence. Même si son exégèse de la scène de cul comme hors-champ absolu dans l’œuvre du maître n’est pas dénuée d’intérêt, ça oui.
S. M.
Manifeste pour la souveraineté [3]
En pleine crise sanitaire, alors qu’elle se savait condamnée par la maladie qui la rongeait, Coralie Delaume a écrit ce manifeste, court, dense et puissant en faveur de la souveraineté de la France dont elle s’était faite l’avocate jusqu’à son décès survenu le 15 décembre 2020. La publication posthume de ce livre, doté d’une préface de la directrice de la rédaction de Marianne, Natacha Polony, et d’une postface de son éditeur Yves Michalon — décédé également il y a deux mois —, se veut un hommage à la pensée de l’intellectuelle souverainiste.
La crise du Covid-19, outre la révélation de l’état de décomposition industrielle d’une France incapable de produire masques et tests, a marqué le retour en force du thème de la souveraineté nationale et populaire dans le débat public. Après avoir été diabolisée, la souveraineté “est devenue sexy”, note avec ironie Coralie Delaume qui démonte avec rigueur et précision la mécanique de l’Union européenne, “petite mondialisation pure et parfaite d’échelle régionale” et foyer du néolibéralisme maximal. Sont passées en revue l’autonomisation, puis la politisation de technocraties (Commission européenne, BCE, CJUE), absorbant des pans entiers de souveraineté, contrôlant la monnaie et œuvrant partout à l’extension du domaine du marché. Une situation qui alimente la défiance des peuples et fait le succès des mouvements dits populistes. Ces derniers exprimeraient un besoin de contrecarrer les effets du marché autorégulateur et de canaliser la frustration démocratique qu’ils font naître, au même titre que les fascismes de l’entre-deux-guerres traduisaient un besoin de resocialiser l’économie désencastrée de la société par la première mondialisation, comme l’avait montré l’économiste Karl Polanyi.
Coralie Delaume analyse le phénomène de retour des identités comme un repli compensatoire, faute de souveraineté, dans un contexte de dilution des nations dans le marché : “La tribu, le groupe, le clan, proposent à l’individu post-national déraciné, une possibilité nouvelle d’appartenance”, écrit-elle. La souveraineté est une volonté, là où l’identité est un refuge. La guerre des identités remplace aujourd’hui la confrontation de classes en offrant un boulevard au néolibéralisme. La nation, dans sa conception républicaine et universaliste, reste pourtant à ses yeux le cadre privilégié d’exercice de la démocratie et un espace de protection vis-à-vis des excès de la mondialisation. En enfermant riches et pauvres dans un réseau de solidarité, elle comporte un potentiel de redistribution sociale qui dérange bon nombre de candidats à la citoyenneté européenne, voire du monde. Pour les élites, la nation présente le cruel inconvénient de les ramener dans un périmètre au sein duquel les catégories populaires peuvent à nouveau leur demander des comptes.
Sceptique quant aux scénarios d’évolution, Coralie Delaume plaide néanmoins pour une réorganisation de la mondialisation et de l’Europe autour des nations et un réencastrement de l’économie dans le social : remise en cause du libre-échange, de la concurrence et du contrôle des marchés sur les politiques ; abandon des logiques supranationales, comme l’euro, au profit d’un système intergouvernemental ; retour à des politiques industrielles et de développement des services publics, sous l’égide d’un État planificateur. En somme, refaire de la politique « l’art de rendre possible ce qui est nécessaire ». Comme l’écrit Natacha Polony dans sa préface, ce texte “pose des jalons et trace un chemin pour quiconque parmi les gouvernants aurait l’ambition de perpétuer la France et la République”.
Un néolibéralisme invasif [4]
Tout le monde aura entendu parler de la « croissance verte ». On pourrait penser au premier abord que le sujet du livre d’Hèlene Tordjman La croissance verte contre la nature parle des derniers avatars du greenwashing, de la peinture verte d’industries sales délocalisées, ou des projets politiques de croissance habituels cherchant de nouveaux atours attrayants. Or, à la lecture, on comprendra que le projet qui se construit derrière cette expression presque inoffensive est bien plutôt effrayant.
D’une écologie souhaitant protéger la nature pour elle-même, l’écologie de marché s’est installée en prétendant la protéger par les mécanismes de marché : affecter des valeurs monétaires à toute partie de notre monde physique, ainsi qu’aux fonctionnements écologiques naturels devenus « services écosystémiques ». Ainsi, tout acteur économique serait dissuadé de dégrader la nature pour ne pas payer le prix monétaire de ces « externalités négatives » tout en contribuant à la croissance. Mais cela ne s’arrête pas là : c’est avec le solutionnisme technique et les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) que l’on prétend réparer nos erreurs et/ou corriger et améliorer la nature, tels des Dieux mais surtout tels des apprentis sorciers. Une technique prétendument neutre, mais qui instrumentalise et réifie tout ou partie de chaque être vivant comme pure mécanique et l’accapare en le transformant en banque de gênes brevetabale, et dépossède tous ceux qui en avaient une connaissance pratique et millénaire.
Mais qui s’aperçoit de cette évolution ? Personne. Toutes ces décisions se prennent dans des cercles informels, où la distinction entre institutions publiques et privées est floue, où lobby et conflits d’intérêt sont légion, et où la « soft law » impose le langage et façonne la perception du réel. Si ces décisions prennent placent hors d’atteinte de la souveraineté du peuple, il serait de toutes façons difficile à quiconque de suivre l’exhaustivité de ces évolutions. Et au-delà du sujet, il faut saluer le travail de collecte d’information méticuleux et précis, parfois presque jusqu’à la nausée, que fait pour nous l’autrice.
Ce nouveau développement du capitalisme peut-il être contré ? Rien n’est moins sûr : mais si les OGM n’ont jamais nourri qui que ce soit, une autre écologie basée sur les connaissances ancestrales et nouvelles, l’observation patiente et le respect du fonctionnement des écosystèmes et des méthodes de culture comme l’agroécologie, est possible.
L’armature du capitalisme [5]
Certaines choses sont tellement omniprésentes qu’elles disparaissent de notre conscience pour ne former plus qu’un décor neutre. L’exemple le plus frappant est sans nul doute l’architecture, qui détermine bien plus nos vies que ce que l’on pourrait croire. Mais plus encore que l’architecture, il y a le matériau qui la forme, qui passe complètement inaperçu. C’est pourquoi Anselm Jappe, notamment connu pour son grand essai sur Guy Debord et sa critique du capitalisme inspirée de la théorie de la critique de la valeur (Wertkritik), s’est donné pour une fois la liberté de se consacrer à un sujet qui, pour lui, n’est pas une spécialité, mais bien plutôt une passion. Car cette œuvre n’est pas celle d’un urbaniste, d’un théoricien de l’architecture ou même de l’esthétique : c’est celle d’un dilettante avide de connaissance, d’un esthète anticapitaliste qui déploie ici une critique profonde et radicale du béton et de l’architecture moderne dont il est l’armature.
Dans ce livre, il règle son compte au béton armé dont il fait l’une des clefs de voûte du capitalisme contemporain. Un matériau pas cher mais peu solide et qui ne dure pas, comme beaucoup de choses produites par lui. Vu comme un moyen pour tendre vers le progrès par la bourgeoisie progressiste, voire un allié du prolétariat par les communistes staliniens, ce matériau participe de l’uniformisation de l’architecture mondiale et de l’évolution du capitalisme : bureaucratisation, concentration, verticalisation et liens de plus en plus forts entre les entreprises et les États, etc. Le béton armé est par ailleurs vecteur de prolétarisation, puisqu’il ne nécessite plus les connaissances transmises auparavant entre artisans pour la construction d’édifices. Le monde du béton armé, c’est celui de la division du travail radicale où d’un côté l’architecte, sorte d’individu omnipotent et chef d’orchestre, dicte la marche à suivre à des hordes d’ouvriers sans qualification, comme dans une usine quelconque.
La solution pour Jappe ? Le retour à une architecture plus populaire, c’est-à-dire démocratique, qui s’enracine dans un lieu et se fait par les habitants pour les habitants – et non par les architectes pour les agences immobilières. Il en appelle aussi à l’utilisation de matériaux durables et solides. Sa critique est ainsi tour à tour esthétique, intellectuelle, politique et historique. C’est-à-dire socialiste romantique.
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