Shots et pop-corns

Les shots du Comptoir – Été 2023

Découvrez les recensions de la rédac’ pour l’été 2023.

Vert le chaos ? [1]

L’écologie est-elle en passe de supplanter tous les sujets ? Bien sûr, l’inflation, la réforme des retraites, la guerre en Ukraine, la toute-puissance de la Chine ou l’argent des pays du Golfe – sans oublier les faits divers morbides, terrestres ou aquatiques. Mais tout de même. Ces derniers mois, le temps médiatique consacré aux mégabassines de Sainte-Soline, à la contestation de la ligne grande vitesse (LGV) Lyon-Turin, aux canicules et sécheresses qui s’annoncent, démontre que l’urgence climatique n’a jamais été si pressante. Sauf ultralibéraux productivistes jusqu’à la moelle, boomers déterminés à foncer dans le mur au volant de leur gros SUV et climatosceptiques tendance démago pour qui tout combat écolo est d’abord celui de bobos contre un peuple forcément proche de la terre (Tatiana, please, reste sur les sujets d’industrie et de souveraineté et laisse la météo aux gens sérieux), la prise de conscience apparaît de plus en plus globale. Globale ? Pas si sûr, vu la récente décision, éminemment symbolique, du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, de dissoudre le collectif les Soulèvements de la Terre, un réseau d’associations luttant contre les grands projets inutiles.

C’est cette bataille (plus seulement) culturelle que les journalistes Anthony Cortes et Sébastien Leurquin décrivent dans l’Affrontement qui vient, de l’éco-résistance à l’éco-terrorisme ? Dans cet essai qui mêle l’enquête et le reportage, les auteurs dressent le panorama des forces en présence, des associations écolos historiques ou nouvellement créées aux cellules de renseignement, en passant par certains politiciens. Deux camps s’affrontent donc. D’un côté, des militants qui veulent passer à l’action après l’inefficacité des manifestations et autres marches pour le climat ; de l’autre, un pouvoir politique prêt à tout pour endiguer la contestation. D’un côté, des opérations coup de poing qui ne s’en prennent, pour le moment, qu’aux biens : blocage routier, jet de peinture, destruction de serres, voire sabotage de lignes 5G. De l’autre, une machine étatique qui déploie toute la puissance dont elle est capable pour surveiller, réprimer et condamner à tour de bras.

L’affrontement, en réalité déjà là, annonce un choc inéluctable entre deux visions du monde : l’une veut le sauver, l’autre veut en garantir l’ordre. Le bien contre le mal ? Pas si simple : pétris de leurs bons sentiments et de leur pureté idéologique, certains militants en viennent à envisager la violence contre les personnes, quand des mouvances comme les black blocs investissent toutes les manifestations pour « casser du flic » (sans autre considération pour l’environnement par ailleurs). Avec cet ouvrage riche et solidement documenté, fort de nombreux témoignages, les deux journalistes font le point sur les stratégies en place : celle des militants, organisés, regroupés en ZAD et biberonnés aux théories d’Andreas Malm (qui a bien compris que le capitalisme thermo-industriel est le responsable de la crise climatique et estime que, pour le contrer, il faut élaborer un front radical qui fait planer la menace de la violence) ; celle de l’État, qui mise sur des forces de l’ordre de plus en plus brutales, une surveillance accrue, souvent à la limite de la légalité.

En 2014, le militant Rémi Fraisse, qui luttait contre la réalisation d’un barrage à Sivens, dans le Tarn, a été tué par une grenade offensive lancée par les forces de l’ordre. Il aura fallu cette mort pour que l’État abandonne le projet. À Sainte-Soline, en mars dernier, une grenade a été jetée toutes les deux secondes sur les manifestants. Quels risques sont-ils prêts à prendre ? Jusqu’où ira l’escalade ?

Ludivine Benard

L’esprit, voilà la cible [2]

À l’heure où ChatGPT et ses épigones enflamment les discussions sur les nouvelles capacités de l’ « intelligence artificielle », le petit ouvrage d’Anne Alombert vient calmer les ardeurs des technophiles béats et remettre en perspective historique plusieurs aspects sociaux de cette nouvelle modernité algorithmique qui gouverne désormais nos vies.

L’autrice part du constat qu’il est, de nos jours, quasiment impossible d’échapper à l’emprise numérique. La surcharge informationnelle véhiculé par les nouveaux médias est si envahissante qu’elle provoque de nouvelles pathologies (trouble de l’attention, stress technologique, infobésité) s’ajoutant au lot de maladies psychiques révélées par de nombreuses études scientifiques (dépression, anxiété, détérioration de l’image de soi). Sans compter, depuis la crise du Covid-19, une vague de désinformation (l’infodémie) dont les effets néfastes sur le long terme seront bien plus difficiles à endiguer que ceux du fameux virus. Le débat public est ainsi vicié par des entreprises privées toutes puissantes qui favorisent les images les plus sensationnelles et les informations les plus douteuses : « Il semble aujourd’hui difficile d’interroger la démocratie sans questionner les normes techniques, les modèles économiques et les projets politiques sous-jacents aux médias numériques. »

Le secteur de l’éducation est particulièrement touché par cette emprise, les enfants constituant une cible de choix pour les technologies persuasives. À rebours des discours enthousiastes sur les bienfaits des apprentissages automatique ou profond, professeurs et scientifiques mettent ainsi en garde contre la décérébration des individus passant plusieurs heures par jour devant les écrans. « Les « progrès » des machines apprenantes ou intelligentes semblent coïncider avec la destruction progressive des facultés de penser, par une industrie numérique qui fait des énergies psychiques sa première source de profit économique » note Anne Alombert. Que l’esprit soit éveillé ou en train de rêver il demeure un territoire à conquérir pour les plateformes de vidéos numériques, les chaînes de télévision et les réseaux sociaux. Cible principale du capitalisme computationnel, le « temps de cerveau disponible » est plus que jamais une juteuse ressource à exploiter.

Mais le propos de l’universitaire n’est pas technophobe pour autant. L’idée n’est pas de refuser la technique en bloc mais de « dépasser l’alternative entre une métaphysique humaniste opposant l’homme à la machine, qui pousse à condamner la technique sous prétexte de sauver l’esprit, et une métaphysique cognitiviste identifiant la pensée au calcul, qui pousse à automatiser l’esprit au moyen de la technique informatique. » En son temps, Platon luttait déjà contre l’appropriation marchande de l’écriture par les sophistes et leurs techniques de persuasion. C’est donc aux citoyens de prendre en main le fonctionnement et la compréhension des médias numériques afin de garder un œil critique sur les informations transmises et d’enrichir réellement leurs esprits. En somme, mettre les technologies de la connaissance au service de l’intelligence collective.

Sylvain Métafiot

Stopper le désordre par le désordre [3]

La France a manifestée contre la réforme des retraites, quatre mois, sans s’arrêter. Il est, aujourd’hui, l’heure de (dé)poser le bilan. Que retenir de ces mois de rue ? Quelques belles images, pour sûr. Les grandes foules des grands jours et les petits cortèges des petites villes. Les poubelles qui s’entassent et le feu de joie qu’on n’a pas tardé à en faire. Les diatribes sur les plateaux, les cacophonies à l’Assemblée.

Mais, comme il est coutume, dans ce beau panorama, ont surgis les hommes en bleu. Depuis quelques années, de sinistre mémoire. Au début, on espérait de ce journaliste qu’ils émasculèrent, de ce SDF qu’ils injurièrent, qu’ils ne soient que les rémanences mourantes des répressions gilet-jaunesques. Qu’il fallait aux flics le temps de se calmer un peu, de retrouver leurs marques. Mais vite, ils ont su détromper nos attentes naïves : les pétarades nocturnes des néo-voltigeurs, les braves passants arrêtés par dizaines au petit bonheur la chance, les simili-drive-by au LBD sur le cul d’un quad boueux, et les quelques malheureux qui perdirent un œil, parfois presque la vie… On n’allait pas perdre les bonnes habitudes ! On n’oserait dire qu’on est habitué, mais tout de même, on sent que ça c’est incrusté, toutes ces pratiques. Que ça relève presque de l’inconscient, du machinal, de l’incorporé. Le pli est pris.

Bien sûr, entre la police et les contestataires, ça n’a jamais été le fol amour. Mais enfin, tout de même, il était un temps où les gardiens de la paix se voulaient fidèles à leur nom : forces d’apaisement, de désescalade, de civilisation. La « police républicaine », disaient-ils, ou le « maintien de l’ordre à la française ». Une police serviable, bonhomme, presque débonnaire. Il y a de quoi être nostalgique. La « police républicaine », c’était cette posture naturelle, propre au CRS des années 1980, d’évitement du conflit, au profit de la mise à distance, de la médiation, du dialogue. C’était là sa valeur, son point d’honneur. Mais quarante ans plus tard, le point d’honneur a sauté, et les flics, aujourd’hui, veulent « impacter », se confronter, insulter, charger, « faire de l’interpell’ ». Un flic, paraît-il, ça ne sourit pas, ça réplique, ça rend les coups. Ça montre les crocs. Les gardiens de la paix sont redevenus des cognes.

Bref, la police se brutalise. Et l’on n’en perçoit pas bien le « pourquoi ? ». Pourquoi cette brutalisation ? C’est ce à quoi tente de répondre cette enquête sociologique, avec un sens de la mesure et de la précision rarement atteint. Trois ordres de causes sont relevés.

Le premier, crucial, est pourtant vite expédié : la cause politique. Depuis 2002, « les gouvernements n’eurent de cesse d’affirmer qu’ils ne céderaient pas devant les manifestations, quelle que soit leur ampleur ». Conséquence logique, le « moment manifestant », de temps d’« échange politique », a mué en « occasion de mettre en scène le pouvoir face au désordre ». « Entre le désordre et le pouvoir, plus rien ».

Deuxième ordre de causes, puisque « priver la manifestation de son pouvoir, c’est encourager les formes alternatives de protestation » : les nouvelles contraintes extérieures. Si la police est si violente, c’est qu’elle doit répondre à de nouvelles menaces, larmoient les syndicats policiers. Dont acte. Par le menu, les auteurs étudient la manière qu’eut de la police de s’adapter à chaque groupe protestataire, renforçant toujours plus son arsenal répressif.

Troisième ordre de causes, et c’est là l’aspect le plus intéressant du livre : les causes inhérentes aux transformations internes de l’institution policière. L’autonomie progressive de la police vis-à-vis de l’Etat, la course à l’échalote des syndicats policiers, le manque de moyens budgétaires et de formation, le remplacement des CRS et des escadrons de gendarmerie par des forces non-spécialisées, tout cela concourt à faire de la manif le bourbier qu’elle est aujourd’hui. « Sans en rire, sans en pleurer, sans non plus détester », le duo de sociologues nous permet de comprendre ce qui s’y joue. Autorisant les galapiats, dûment informés, à oser un ACAB, cette fois de bon aloi.

Yves Perrugan

Un monde chancelant qui fuit [4]

Stéphane Zagdanski est romancier. Auteur de Noire est la beauté et de La vérité nue, l’artiste aborde au sein de son œuvre des thèmes aussi divers que l’antisémitisme, le situationnisme ou encore la littérature rabbinique. En 2020, ce dernier décide de publier un séminaire nommé La Gestion Génocidaire du Globe, dont le premier volet se nomme L’indigestion du monde.

Au moment où les voyants climatiques sont au rouge, cet ouvrage met au clair une certaine vision philosophique qui, selon Zagdanski, nous a mené où nous en sommes.

En 1992, l’appel d’Heidelberg est lancé par un cortège de savants renommés : ce dernier soutient que les problèmes majeurs mettant en péril l’Homme ne proviennent pas tant de la techno-science que d’un manque de celle-ci. A contrario, le World scientists’ warning to humanity souligne les dangers que fait peser le capitalisme mondialisé sur la Nature et sur le vivant. Zadganski, tout en rappelant que le premier texte a été concocté par des magnats de l’industrie de l’amiante, cherche à identifier la cause du mal qui provoque la destruction de la Terre.

La gestion, administration rationalisée ayant pour but l’accroissement du profit, provient selon lui d’une conception occidentale de la pensée qui repose sur le calcul et le classement. Au VIe siècle, l’empereur byzantin Justinien ordonne à un de ses servants de rédiger une somme de tous les traités juridiques romains, les Pandectes : étymologiquement, ce terme renvoie au fait de « tout contenir ».

Le droit romano-catholique, ne souhaitant que des traductions littérales, promeut un régime de vérité universel et dogmatique : cette logique, notamment prolongée au sein du capitalisme néolibéral, aboutit à un règne du technicisme menant à la disparition progressive de la personne. Par ailleurs, l’industrialisation et les génocides procèdent de ce rapport unidimensionnel au monde : si le massacre est universel, le génocide provient d’une métaphysique particulière considérant Homo Sapiens comme un matériel.

Contre ce système mortifère, Zagdanski nous propose de nous référer au Talmud et à l’herméneutique juive fondée sur la Gemara, la pensée par bonds. Non réductible à l’assimilation (la réduction au Même) de la Totalité, cette dernière envisage la pensée comme une danse qui ouvre sur une pluralité de sens, celle de l’Infini.

Sacha Cornuel Merveille

L’alimentation contre la retraite à 64 ans [5]

Comment ne pas mourir – Mieux manger peut vous sauver la vie de Michaël Greger est un livre qui parle de nutrition et de comment faire face aux maladies chroniques contemporaines – pour n’en citer qu’un exemple, les maladies cardio-vasculaires, mais il y en a encore beaucoup d’autres abordées en détail dans ce livre – par notre alimentation. Cependant, comme bien souvent, de l’assiette à la réflexion politique, il n’y a qu’un pas.

Comment ces maladies sont des maladies de pays occidentaux, et que dans la plupart des pays dits « pauvres », et donc avec une nourriture très traditionnelle, toutes ces maladies n’existaient quasiment pas et n’avaient pas besoin de toute la panoplie médicamenteuse des laboratoires.

Comment, en quittant la cuisine avec les rythmes de vie rapide et « obligatoires » de la modernité occidentale et l’argument commercial de la praticité, la nourriture a été confiée aux bons soins de l’industrie agro-alimentaire et son sel, son sucre, son gras, pour donner du goût à de l’alimentation transformée insipide.

Comment on a flatté l’abondance, en particulier de nourriture animale et soutenu l’avènement de l’agro-industrie et son cortège de « -cides » et d’antibiotiques, qui infusent dans les aliments, pour favoriser la croissance et tenter d’éviter les maladies créées par des conditions d’élevage insoutenable.

Tout ceci, le livre ne le dit pas, mais est implicite au fil de la lecture. Chacun des chapitres aborde les maladies et les aliments d’une manière rationnelle, avec une touche humoristique, en se basant sur des articles de recherche, en essayant d’éviter les écueils des études financées par l’industrie – l’industrie de la nourriture saine est tout aussi concernée par des prétentions non avérées – et de s’appuyer au maximum sur les études en double-aveugle, fonctionnement désormais connu depuis le Covid. On peut saluer également le gros effort de vulgarisation, prolongé par le site NutritionFacts.org

Si à la lecture de ce livre, la conclusion logique serait d’adopter une alimentation végétalienne à base d’aliments végétaux complets – les preuves apportées par l’auteur semblent massives – on peut se demander si l’auteur n’a pas omis pas des études ou méta-analyses plus favorables à la nourriture animale. Dans le doute, on peut toujours utiliser ce livre pour questionner sa propre façon de manger, et en reprendre certains des aspects, sans faire une transformation radicale.

Boris Lasne

La France des clubs de fitness [6]

La Fabrique du muscle, L’essai original de Guillaume Vallet – sociologue spécialiste de l’histoire de la pensée économique et du corps – revient sur l’effrayant engouement autour des activités sportives permettant de développer sa masse musculaire. La quête du muscle est inextricablement liée au système économique contemporain, qui rend les individus vulnérables, narcissiques et perdus dans leurs incertitudes. Pour l’auteur, l’attrait pour la musculation serait étroitement lié au libéralisme et au capitalisme, dont l’idéologie managériale apparue dans les années 1970 se veut la réponse à cette fable moderne selon laquelle il faut être « maître de son destin ».

En France, les emplois se sédentarisent à mesure que la part de l’emploi dans le tertiaire augmente au détriment des professions manuelles. L’activité physique quotidienne du salarié type s’est réduite comme peau de chagrin, dont l’effort se résume aux déplacements de la chaise de bureau à la machine à café. Pour compenser des dîners trop copieux, les salariés sédentaires se sont tournés vers les salles de musculation, ces espaces qui ont l’avantage d’offrir une liberté de mouvement, contrairement aux clubs de rugby, de danse ou de boxe, qui fonctionnent à heures fixes avec des règles contraignantes et qui requiert un sens du collectif.

Par ailleurs, l’avènement des réseaux sociaux a entraîné une compétition sexuelle exacerbée entre hommes et femmes et a renforcé cet engouement pour la culture du muscle, quitte à créer de nouvelles sources de dépression, avec une fuite en avant vers une performance, souvent vide de sens. L’originalité de cet article réside dans l’idée que la protection des citoyens est inévitablement promue par l’État renonçant à la protection de ses citoyens et assurant sa mission régalienne de l’organisation des solidarités collective. Sans repères, le citoyen « normal » perçoit l’extérieur comme hostile et se replie sur sa forme la plus primitive et la plus intime : son corps. Cet essai retrace les profondes mutations qui s’opèrent en France sur fond d’américanisation de l’imaginaire, du recul de l’État, de déclin des institutions traditionnelles.

Shathil Nawaf Taqa

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