Politique

Pour une conception révolutionnaire de la nation

Alors que l’Europe fait face à un retour fracassant des idéologies nationalistes, et que les thèses les plus violentes de l’extrême-droite s’imposent progressivement dans le débat public, la gauche radicale ne cesse de se déchirer sur les questions “raciales” et nationales. Coincée entre le mythe dominant de “l’intégration”, les tentations identitaires et un repli communautaire toujours plus fort, son discours paraît dépassé et peine à trouver auditoire. Et si une conception nouvelle de la chose nationale était source de réponses ? Une France inclusive et réconciliée avec elle même est-elle possible ?

Un pays qui n’existe pas (encore)

706643-drapeau-tricolore-brandi-par-les-participants-a-la-marche-republicaine-le-11-janvier-2015-a-parisAujourd’hui, il n’y a pas de France. Il y a un État français, avec ses codes, ses symboles, ses gardes républicains empanachés, mais ce n’est pas “la France”. Ceux qui rabâchent le vieux refrain de l’identité nationale ne parlent que de l’identité de la République. Les fanfares, les bustes de Marianne, les avions de chasse larguant poétiquement des gaz bleu/blanc/rouge par le derrière ne servent qu’à exalter la gloire de l’État et n’inspirent au peuple aucun sentiment de fierté ou même d’appartenance, à part bien sûr aux régimistes et aux paras à la retraite. Même le drapeau tricolore, censé être le pinacle de la fierté nationale, ne fait guère recette ; on le ressort de temps en temps, les soirs de finale de l’Euro, ou on le met en filtre sur sa photo de profil Facebook pour bien montrer que le terrorisme, c’est décidément pas très gentil, mais globalement le cœur n’y est pas. On craint, en l’agitant, de passer pour un beauf, un affreux ethnocentriste, ou même un agent du Front national. Plus personne ne reconnaît l’étendard de Valmy ; certains y voient le drapeau des soldats versaillais, massacrant les parisiens durant la Semaine sanglante, d’autres, celui qui flottait au-dessus des morts de Sétif ou de Brazzaville. Les méfaits du régime républicain et le douloureux passé de la colonisation ont considérablement entamé l’attachement de nombreux Français à leur pays, qui ne voient dans le patriotisme que les beuglements sur la race blanche de Nadine Morano ou Robert Ménard, les cris fanatiques des hooligans, les discours martiaux du gouvernement ou la pompe grotesque des défilés du 14 juillet. Peut-être faut-il aussi y voir les conséquences de trente ans d’hégémonie culturelle de la droite réactionnaire sur la question nationale.

« Les défilés, les gardes empanachés et sabres au clair, les chorales militaires beuglant le Chant du Départ et la fierté du coq gaulois, tout cela n’est pas le pays. »

Il est très facile de résumer la vision “identitaire” de la communauté, qu’elle soit ethnique, nationale ou religieuse : celle-ci est vue comme un tout organique et homogène, supérieure à l’individu, et qui doit préserver sa pureté et sa continuité face à un péril extérieur (l’immigration, l’islam, le complot juif) ou intérieur (la décadence et les traîtres à la race, patrie, foi des ancêtres). Face à cela, une grande majorité des mouvements socialistes, communistes ou libertaires a adopté une position radicalement inverse : il n’y a pas de communauté, car seule compte l’appartenance de classe ; les prolétaires n’ont pas de patrie, l’union internationale des travailleurs balaiera les nations et les croyances, etc. D’une certaine manière, ce mode de pensée rejoint celui des rationalistes libéraux, à la différence que, là où ces derniers ne voient dans l’individu qu’un sujet politique et auto-déterminé, les socialistes “orthodoxes” n’y voient qu’un sujet économique, un simple producteur de valeur. Dans les deux cas, la société humaine est réduite à une addition d’individualités atomiques, tandis que les nombreux déterminismes – sociaux, religieux, culturels, nationaux, etc. – qui façonnent forcément les individus sont niés, ou au moins rejetés comme des “faux débats”, des “déviations” et des obstacles à la marche vers le Progrès – capitaliste pour les uns, socialiste pour les autres.

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“La patrie ou la mort, nous vaincrons !”

Si cette vision de l’humanité fût majoritaire au siècle dernier, on devrait avoir compris aujourd’hui qu’un peuple ne peut pas se construire seulement sur une conception économique et matérielle du monde. Aucun groupe humain ne fonde son existence sur le rapport capital/travail ou la baisse du taux de profit. Il a besoin, pour perdurer, d’un socle culturel et social fort, d’un sens collectif qui ne pourra jamais être trouvé dans la seule opposition entre bourgeois et prolétaires. images-duckduckgo-comS’il arrive un jour que le capitalisme soit renversé, le racisme et la mentalité coloniale lui survivront vraisemblablement. N’en déplaise aux naïfs qui pensent benoîtement que le capital entraînera toutes les méchancetés de l’univers avec lui dans la tombe, on trouvera toujours des individus foncièrement racistes, foncièrement xénophobes, et qui adhéreront encore à la vision identitaire et officielle de ce qu’est le pays. Sans sentiment commun d’appartenance nationale, les communautés se trouveront désunies et les vieilles rancœurs ethniques, raciales ou religieuses prendront le pas sur la lutte des classes. Après tout, s’il n’est plus nécessaire de s’allier contre le capitalisme, pourquoi un juif, un tzigane, un musulman devrait-il se sentir “camarade” avec des antisémites, des racistes et des islamophobes ?

Il serait également faux de décréter que le sentiment national ne joue aucun rôle dans les luttes sociales. George Orwell avait tenté, dans Le lion et la licorne, de dresser un portrait vivant de l’Angleterre, de sa réalité et de cet esprit anglais si particulier à ses yeux. Plus encore, il y affirmait que combat pour l’émancipation humaine et le patriotisme, loin d’être incompatibles, pouvaient se lier dans une même idéologie révolutionnaire, adaptée à la civilisation britannique, et que l’auteur avait nommée « socialisme anglais ». Si les thèses défendues par l’écrivain peuvent être largement débattues, force est de reconnaître que les grandes révoltes de l’Histoire, même récente, se sont toutes largement fondées sur les réalités spécifiques de leurs pays et de leurs époques. Le communalisme indigène des zapatistes n’a pu rencontrer son succès que parce qu’il était compatible avec la société et la culture traditionnelles du Chiapas. Il en va de même pour le confédéralisme démocratique au Kurdistan qui conjugue sans heurts lutte pour l’indépendance et progressisme révolutionnaire, l’expérience sankariste au Burkina Faso, la Makhnovchtchina ukrainienne, le socialisme mélanésien, et bien sûr les guerres de libération nationale de l’Asie à l’Amérique, la liste des exemples similaires est encore longue. Même la Commune de Paris, événement fondateur de la pensée communiste, se constitua autant pour la défense des droits du peuple qu’en résistance face à l’invasion prussienne. Que cela soit une qualité ou un défaut, l’esprit national a toujours été une force mobilisatrice aussi forte, sinon plus, que la volonté universelle d’égalité et de justice.

La nation, une réalité sociale et vivante

dbe186ebebc112dea57526e83baa7a29Il faut ici distinguer la nation comme concept politique mobilisé par les élites, et la nation comme réalité sociale, vécue et appropriée par le peuple. La première nous est présentée comme on présenterait un tableau, une image fixe qui ne doit ni évoluer, ni être altérée. Le pays des nationalistes de droite, c’est la France “blanche, européenne, chrétienne”, c’est Charles Martel, nos ancêtres les Gaulois et les “bienfaits de la colonisation” ; tandis que les libéraux et la gauche invoquent plus volontiers la République, les Lumières et la Sainte Laïcité, c’est-à-dire des notions politiques abstraites et, on l’a vu, assez creuses. Même s’ils n’ont pas la même vision de la France, les deux camps en font un mythe, un fantasme mais jamais une réalité humaine. La nation n’est plus une communauté populaire, elle est une image auquel les individus doivent se conformer.

La nation comme réalité sociale, c’est la France telle qu’elle existe concrètement, dans la diversité de ses terroirs, de ses cultures et de ses communautés. C’est une histoire millénaire, une histoire des peuples, qui fut bâtie par les paysans gallo-romains, les gueux de Jeanne d’Arc, les serfs révoltés de la Renaissance, les insurgés de 1789, de 1848, de la Commune, les prolétaires de 1936 qui, face à la bourgeoisie, chantaient l’« Internationale » et « La Marseillaise ». C’est un pays qui est né d’un métissage, celui des Francs germaniques et des latins, qui s’enrichit au fil des siècles des multiples influences italiennes, allemandes, musulmanes, juives, anglo-saxonnes, et depuis plusieurs décennies, africaines, maghrébines et asiatiques. C’est également le pays des classes populaires, des “petites gens”, jamais maîtresses de la nation, mais toujours en première ligne pour la défendre. C’est le peuple qui défit la Première Coalition, tandis que les nobles émigrés et l’aristocratie rêvaient d’une invasion étrangère qui rétablirait la monarchie. C’est le peuple qui, pendant que la bourgeoisie versaillaise capitulait devant Bismarck, prit les armes pour défendre Paris et instaura la Commune. Le peuple encore qui refusa la défaite en 1940 et continua la lutte face au nazisme alors que les Maurras, Pétain, Doriot, tous les chantres de la France pure et éternelle, faisaient des courbettes devant l’envahisseur. Tous ces bons français bien de chez nous s’étaient rendus comme des lâches, et la France fût défendue par Missak Manouchian et les tirailleurs sénégalais. La nation “réelle”, c’est la France profonde, c’est le Larzac, les Lip, la Marche des beurs, la révolte des banlieues de 2005 et Notre-Dame-des-Landes.

Voilà qui serait un défi majeur pour le camp social français : réussir à incarner l’âme et le visage du pays, le vrai, celui du XXIe siècle, celui des barres HLM couvertes de graffitis, des cafés bondés les soirs de match, des brins de muguet vendus aux manifestants au premier mai, des bals de campagne et des hymnes à la liberté chantés place de la République ; incarner, en somme, la France d’en bas contre ceux d’en haut. Les défilés, les gardes empanachés et sabres au clair, les chorales militaires beuglant le Chant du départ et la fierté du coq gaulois, tout cela n’est pas le pays. Reconstruire un nouveau sentiment national nécessite d’abord de se débarrasser de tous les pires aspects de l’ancien. Le premier d’entre eux étant ce que l’on peut appeler le malaise identitaire, c’est-à-dire la gêne, voir l’incapacité à se reconnaître dans la communauté nationale[i]. Quand on pose la question : “Vous sentez-vous français ?”, certains répondent franchement par la négative, d’autres mettent en avant leurs origines ou celles de leurs aînés, et le reste a du mal à définir clairement ce que signifie “être français”. La résolution de ce mal-être exige deux choses primordiales. Premièrement, elle nécessite de rétablir une relation de confiance entre la communauté et ses membres, entre le groupe social et l’individu, afin que tous nos concitoyens qui se sentent exclus par la représentation étatique et régimiste du pays puissent se sentir à nouveau membres à part entière du corps national. Et deuxièmement, elle a besoin de réaffirmer la notion de pluralité dans l’identité, pas seulement individuelle, mais également celle du pays lui-même.

« La nation n’est pas une idée abstraite fondée sur la race ou l’origine, mais une solidarité entre des individus qui partagent un inexplicable sentiment de cohésion, une unité de destins. »

La France n’est pas un bloc homogène. Elle est un amas improbable de dizaines de peuples, tous singuliers et différents, parfois mal assortis, mais qui partagent le même espace, le même sentiment d’unité, la même fraternité. La République jacobine a toujours tenté d’effacer la richesse culturelle du pays, pour la remplacer par une identité franchouillarde artificielle – celle du moustachu à béret qu’on vend aux touristes. Ce que la République fait pour les cultures dites régionales, elle le fait aussi pour celles venues de “la diversité” ou “issues de l’immigration” – termes détestables qu’elle utilise pour désigner ses sujets de souche non-gauloise sans passer pour trop raciste. Elle interdit le tchip et le burkini comme elle interdisait autrefois le patois dans les écoles de province. Faire le lien entre ces deux visages du pays, revendiquer une France à l’identité plurielle, unie sous ses aspects divers, voilà un combat que notre camp politique peut et doit mener. Il faut sortir de la fausse dualité entre, d’un côté, les tenants d’un universalisme abstrait, hérité des Lumières, jacobin et réactionnaire, et de l’autre, les partisans du séparatisme, du relativisme culturel et du repli ethnique, en inventant une voie nouvelle, à la fois enracinée et inclusive. Ce message doit être envoyé à ce peuple qui s’est perdu et qui a l’impression de ne plus exister, à tous ces Français et ces Françaises pas assez “de souche” pour l’État et qui sont traités comme des étrangers dans leur propre pays. Ce message dit, en substance, qu’aussi vrai qu’« un Juif vaut bien un Breton »[ii], un Arabe vaut bien un Occitan ou un Lorrain ; que la France leur appartient comme aux autres, qu’elle ne se fera pas sans eux, et que la nation n’est pas une idée abstraite fondée sur la race ou l’origine, mais une solidarité entre des individus qui partagent un inexplicable sentiment de cohésion, une unité de destins.

Il ne s’agit pas pour le camp social de reprendre à son compte les discours chauvins et nationalistes, mais de comprendre l’incroyable énergie populaire que contient le patriotisme – celui que nous avons décrit – et sa capacité de mobilisation, s’il devait être utilisé pour porter des idéaux progressistes : défense de la production locale contre la mondialisation, défense de la diversité culturelle, solidarité des citoyens contre une élite qui vend le pays au plus offrant, lutte contre le racisme vu comme un obstacle à l’unité nationale… Idée ringarde ? « Le patriotisme n’a rien à voir avec le conservatisme. Il s’y oppose bien au contraire, car il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante, et qui dans le même temps, semble mystiquement toujours identique à elle-même. C’est un pont entre le passé et l’avenir » disait encore Orwell dans Le lion et la licorne. Si tel est le défi que nous choisissons de relever, l’ouvrage ne manquera pas. Tout est à recréer, et à reconstruire : nouveau pays, nouvelle civilisation, nouvelle vision de l’Histoire nationale, nouveaux symboles. Un grand coup de neuf, donné par près de soixante-dix millions de personnes, pour une jeune France qui se cherche encore un visage.

Aesra Legrand

Nos Desserts :

Notes :

[i] Voir le documentaire « Les Français c’est les autres », réalisé par Mohamed Ulad et Isabelle Wekstein-Steig (diffusé sur France 2 le 3 février 2015).

[ii] Phrase adressée à un député de droite par le ministre Marx Dormoy en 1938.

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5 réponses »

  1. Si je résume bien être Français, c’est d’abord et avant toute chose un état d’esprit, vindicatif, râleur et combatif, qui remet en permanence tout en question… Ce que personnellement je suis !
    Ah, aussi, merci pour l’apprentissage du « tchip » !

  2. Oui le patriotisme est une idée toujours en devenir et la cause des peuples est liée à l’enracinement. Alain de Benoist a beaucoup écrit sur le sujet.

  3. L’idée de vouloir redorer le blason national et de « moderniser » le concept de patriotisme en le débarrassant de tous les clichés qu’on lui attribue me semble franchement mauvaise…

    Toutes les « nations » ont aussi bien été conçues pour rassembler que pour exclure. Et je ne vois pas comment l’affirmation d’une identité nationale ne nous ferait pas, à terme, connaître les mêmes dérives que celles qui figurent dans les livres d’histoire.

    D’ailleurs, s’agissant du passé, l’histoire n’est-elle pas plus profonde une fois dépourvue de sa grille de lecture nationale ? Pourquoi donc serions nous prompt à oublier la décolonisation et l’esclavage ? Ou à ne retenir que les actes héroïques d’une poignée de résistants ? Un esprit libre ne trie pas les faits pour s’accommoder de l’un et oublier l’autre.

    Je le dis franchement : laissons donc les nations et les traditions s’effacer. Nous n’en serons que plus libres et moins enclin à nous entretuer.
    Que chacun conserve les racines qu’il souhaite et se conforme aux lois républicaine. C’est bien là l’essentiel, et ce que la France aura produit de plus précieux.

    Pour le reste, la pensée et le progrès ne peuvent être qu’universels. La citation d’Orwell dans ce papier semble d’ailleurs en attester.

  4. Sérieusement ?! Défendre le burkini au nom de la diversité ? Le burkini n’est pas une « richesse culturelle » mais bien un symbole d’asservissement et d’enfermement.
    Et puis, la comparaison avec l’effacement des identités locales par la république jacobine ne tient pas. Il y a une différence entre une culture d’ici (ancrée dans une région, un territoire, donc une parti de la France) et une culture importée de l’extérieur. Défendre l’une n’implique pas nécessairement de défendre l’autre.

    • Je rajoute que la France appartient au Breton, savoyard, martiniquais//
      Mais pas a un arabe, espagnol… Elle appartient a des Français d’origine maghrébin ou espagnole

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