- Kerber, Yann Tiersen, Mute Records [1]
- No Feeling is Final, Maybeshewill, Robots needs home [2]
- Une vie et quelques, Hugo TSR, Chambre froide [3]
- Fantôme avec chauffeur, Benjamin Epps, Mocabe Nation [4]
- Portals, Tesseract, Kscope Records [5]
- Akimbo, Ziak, 75e Session records [6]
Ancrage ouessantin [1]
Comme dans l’un de ses albums précédents (Eusa, en 2016), Yann Tiersen met à l’honneur son île d’Ouessant avec son dernier disque, Kerber, du nom d’une petite chapelle située non loin de chez lui. Tous les morceaux portent d’ailleurs le nom de différents lieux (assez confidentiels) de l’île, faisant de l’album une cartographie musicale ouessantine. Si les titres précédents de Tiersen étaient souvent plutôt « des souvenirs, des tranches de vie, des Polaroids », Kerber semble avoir remplacé le voyage dans le temps par l’exploration d’un espace proche et familier, et le récit de soi par la contemplation muette. Lecteur d’Aldo Leopold, écologiste et tout sauf anthropocentriste, le Breton livre donc un album (presque) sans paroles, où l’Homme est logiquement absent pour mieux laisser s’exprimer les éléments — son album précédent s’achevait déjà sur un Thinking Like a Mountain amorçant parfaitement la transition.
Musicalement, Kerber est aussi une synthèse logique de ses derniers albums. Aux ambiances apaisantes et intimistes de Portait ou Eusa, Tiersen a ajouté des nappes de synthés analogiques ou de mellotron, déjà au cœur de Dust Lane ou Skyline il y a plus de dix ans. Sur chacun des sept (plutôt longs) morceaux, le piano sert de point d’ancrage principal et déploie sa mélodie et son récit sur une ambiance sonore très travaillée, définie par une pluie de textures électro. Si les deux morceaux ouvrant et fermant l’album, Kerlann et Poull Bojer, semblent se répondre de manière intentionnelle, cela ne tient sans doute pas au hasard. On traverse Kerber exactement comme on chemine le long des landes de bruyère d’Ouessant : souvent entre lumière et brume, et toujours entre émerveillement et surprise, avant un retour au point de départ qui donne envie de recommencer immédiatement le voyage.
Les rois du post-rock anglais [2]
Alors qu’on les croyait disparus – ou en tout cas séparés – depuis 2015, les acolytes du groupe de post-rock britannique Maybeshewill ont signé leur retour cet automne avec No Feeling Is Final, et clairement, ils ne reviennent pas pour trier des lentilles. Leur dernier disque réveille et renouvelle un genre post-rock parfois trop formaté – voire un peu ennuyeux : à la fois extrêmement mélodique et entraînant, Maybeshewill y mêle l’énergie des guitares, la chaleur des cuivres, la douceur du piano ou du violon et y ajoute une touche d’électro, une habitude pour ce groupe aux compositions toujours complexes, presque symphoniques.
Puisqu’effectivement, « no feeling is final », le disque nous promène dans toute une grande variété d’ambiances et de sentiments, partant des plutôt tristes We’ve Arrived At The Burning Building ou Green Unpleasant Land, pour aboutir à la rédemption finale avec un Tomorrow dont le piano nous dessine des jours meilleurs. Une constante : l’énergie de nos Anglais, omniprésente, n’est pas gaspillée pour rien. Sur ses terres, Maybeshewill est plutôt catalogué comme un groupe de leftists, et leur dernier disque ne changera pas la donne. Au sein de compositions uniquement instrumentales, on n’entendra que quelques samples d’un discours de la députée Zarah Sultana sur le changement climatique, sur la chanson du même nom. La progression de l’ensemble de l’album se laisse faciliter interpréter comme une allégorie politique où, partant d’un constant déprimant, la colère nous permet de cheminer vers l’espoir.
F. S.
L’Emile Zola de Max Dormoy [3]
Lino l’assénait : un rappeur qui se respecte, c’est comme un bon boxeur. Consciencieux, droit dans ses bottes, il a pour mission de molester l’auditeur consentant, avec puissance et précision. Ses coups verbaux, ou punchlines, doivent être imprévisibles, effrénés, sournois, former une avalanche dont l’auditeur ne peut s’extirper. C’est ce qu’on aime, un tantinet masochiste : finir sur le carreau, béat, à compter ses trente-six étoiles. Avec Hugo TSR, on s’affronte donc, pour la sixième fois, sur un ring désormais bien familier.
Paname, 18e : « tatami en béton, inspecteur en guise d’arbitre », « où les clochards volent aux pigeons leur baguette de pain dur ». Un environnement turpide, stupide, vicieux, saturé de crackheads, de dealers et de « jeunes bouillants ». Un insensé grouillement. Au milieu de tout ça, Hugo. Pas spécialement intello (« J’reste un inculte : j’ai jamais lu, sauf quelques fables et du Molière »), pas trop caillera non plus (« J’suis pas de ces jeunes qui collent leurs couilles au colt, qui foutent la trouille aux gosses ; juste un jeune qu’esquive les fouilles au corps »). Un mec moyen, qui encaisse en serrant les dents, comme les autres. Un type qui trouve son refuge dans le hip-hop, car il n’y a que lui « pour maintenir [s]on cœur à flot ». Un gars qui retranscrit sur le papier, chaotique, ce qu’il vit dans son deux-pièces, ce qu’il voit par sa fenêtre, ce qu’il ressent dans ses rondes nocturnes. Pour l’amateur, c’est une plongée dans tout un monde. Écouter Hugo, c’est à peu près comme lire un reportage en immersion, un poème de Jehan-Rictus ou les récits de voyage que l’on trouve dans les brocantes. Capter le texte ne suffit pas ; il faut aussi se laisser bercer par la voix âpre, le flow haletant, l’ambiance palpable.
Vous en avez le loisir, les morceaux s’entassent. Toujours semblables, forcément : « J’ai pas changé d’adresse, pourquoi j’aurais changé de flow ? ». Hugo reste old school, jusqu’à plus soif : revoilà donc les sempiternels boom bap en piano-violon, agrémenté de samples de Bobby Lapointe, Chostakovitch ou Kill Bill. On pourrait penser qu’avec une forme si rigide et un récit si localisé, son public serait à son image. Que nenni, c’est là tout le paradoxe. Quand Hugo TSR reste enserré jusqu’au cou dans son 18e, ses sons voyagent. D’expérience, on les entend dans les abribus campagnards, les internats catholiques, les piaules de métalleux, les villages de montagne. Le voilà devenu le plus mainstream des rappeurs undergrounds. Faut dire que le décalage face à un environnement laid, sur le point de craquer, bourré de requins et de suiveurs, est un sentiment qui dépasse de loin le 18e. Hugo l’a compris qui, dans son nouveau disque, se plaît à se décentrer, à délaisser l’introspection, pour davantage décrire la vie de la faune parisienne qu’il côtoie. En bon naturaliste, rompu à l’exercice, il ne fait qu’aiguiser à chaque disque sa plume, chaque fois plus tranchante, prête à appuyer là où ça fait mal.
Retour vers le futur [4]
Dans le milieu « rap céfran », on s’y était fait. Old school et new school, la frontière était tracée. New school, d’un côté : les têtes d’affiches, les stars. Ceux qui savent franciser la sauce à la mode chez leurs homologues ricains. Ces temps-ci, le filon, c’est la drill, et les rappeurs nous en font bouffer… jusqu’à la nausée. On prise le fumet de soufre que Freeze Corleone y appose ; on souffre quand l’insipide Gambino s’y essaye. Old school, de l’autre : ou plutôt ses survivants, les morts-vivants qui bronzent dans une ombre perpétuelle. Ceux qui ne jurent que par le texte, qui ne sont plus écoutés que par les puristes et les linguistes de l’ENS. C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures recettes, disent-ils ; oui, mais les plats de grand-mères ont de quoi lasser.
Tout était bien rodé, donc. Jusqu’à ce qu’un petit trublion se pointe, il y a quelques mois. Un Gabonais de 24 ans, shooté au rap depuis sa plus tendre enfance : Benjamin Epps. Suite au succès d’estime de son premier EP Le futur, il réitère dans Fantôme avec chauffeur. Un EP succulent, comme un doigt d’honneur avec un sourire en coin. Aux starlettes, Epps lance : « Ne comptez pas sur moi pour votre drill, je ne poserais que sur du boom bap à l’ancienne ! ». Aux abscons, il ajoute : « S’aligner sur vos flows monotones et périmés, très peu pour moi : je viens ressusciter la technique des States ! ». Rien qu’à l’écoute des prods’ léchés du Chroniqueur Sale, on en frétille : ça fleure bon la côte Est !
Un rap en forme de troisième voie, donc : ni Paris-Nord, ni Chicago, revoici New York ! Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : l’homme n’est plus la pâle copie des grands frères ricains, qu’on lui reprochait d’être à ses débuts. Il a musclé son jeu. Virtuose, il vogue entre les ambiances. Son morceau-phare, « Goom », banger très technique, cohabite avec le tendre « Dieu bénisse les enfants », la souriante egotrip de « Notorious » ou l’ambiance jazzy de « Lingots, Pt. 2 ».
La fraîcheur du rappeur, le grain de la prod’ : Fantôme avec chauffeur a tout pour plaire. À l’écoute de l’EP, on se plaît même à rêver d’une nouvelle vague boom bap, créative et populaire. À rêver d’une rencontre entre les irréductibles puristes, qu’on surkiffe malgré tout (Anfalsh, Bastard Prod, L’Animalerie, …) et cette génération en gestation. Et même avec, pourquoi pas, quelques têtes d’affiches, réputés maîtres de la technicité (« Venu prendre les Nekfeu, les Alpha, les Sneazzy », lance justement Epps). Fantasme, diront certains. Disons qu’on peut toujours rêver.
E. P.
L’émotion mathématique [5]
Chez les fans de guitares saturées et de hurlements maîtrisés, il est un groupe dont le nom fait trembler d’excitation. Meshuggah. Le mot est yiddish : ça veut dire « taré ». Vous êtes prévenus : le groupe suédois, longtemps underground, ne régale que les oreilles très averties. Hélas, comme aucun démiurge n’est parfait, nos joyeux lurons avancent leur nouvel album à petits pas. Heureusement, ils ne sont pas seuls sur le créneau. Toute une génération d’émules du groupe, jeunes geeks en quête de mathématiques appliquées, reprirent le flambeau nordique, au point d’en faire un sous-genre : j’ai nommé, le djent. Djent ? C’est le son si particulier que font les guitares de Meshuggah et que nous travaillons, expliquent ses partisans.
Si l’on enjambe la quantité de groupes génériques que le djent a engendré, l’on trouve parmi les meneurs du genre bien des pépites. À commencer par TesseracT, donc. Quittez la Scandinavie, son aigreur glaciale, son taux de suicide trente fois supérieur à la normale… Direction la Grande-Bretagne : royaume du rock, de la Guinness et des jeunes qui braillent. Un relatif retour au calme et à la tranquillité. Chez TesseracT, Daniel Tompkins chante, d’une belle et forte voix ; il growle peu. Les guitaristes laissent les morceaux souffler, entre deux halètements. Les climax empoignent, plus qu’ils ne tabassent. La monstrueuse misanthropie de Meshuggah s’efface. L’ambiance est éthérée, candide, adolescente, donc plus humaine.
Portals, leur nouvel album, n’est pas une nouvelle fournée, mais l’enregistrement d’un concert sans public, durant le confinement. Soit la crème de la discographie de TesseracT. Presque tous leurs chefs-d’œuvre y sont : « King », « Concealing Fate Part. 1 », « Juno », « Dystopia », … (Où est « Luminary », cependant, et surtout « Hexes », la meilleure d’entre toutes ?). Les morceaux s’enchaînent, et nos oreilles, ravies, en réclament toujours plus. S’ils désirent s’extirper, pour un temps, des sentiers millimétrés du djent et du metalcore, il ne tient pourtant qu’aux djentlemen de prendre des chemins de traverse un peu plus boueux : à la découverte des perles du death metal technique, du black metal symphonique, du black-doom, jusqu’au génial grand n’importe quoi.
E. P.
Le roi de la french drill [6]
Issu de la trap et des gangs de Chicago, la drill, et son style violent et cru, est en passe de conquérir l’Europe. Après le Royaume-Uni, c’est la France qui commence à être touchée par le phénomène, en témoigne l’apparition foudroyante de Ziak, « rappeur du 91 apparu en 2020 », comme l’affirme sa biographie officielle.
Masqué et à l’identité encore secrète, le MC mystérieux est la révélation de ces derniers mois. Sorti en novembre dernier, son premier album Akimbo confirme tous les espoirs placés dans le jeune drilleur, découvert l’an dernier avec les clips « Double Dash » et « Raspoutine ». Pour ce long format, l’artiste originaire d’Essonne nous propose 17 titres et 46 minutes d’ambiance à la fois sombre et mélodieuse, qu’il assure presque seul (un seul featuring de Maes sur « Rhum & machette »). Le rappeur s’avère à la fois capable de changer de flow mais est aussi à l’aise sur différents types d’instrumentales passant par l’électro ou le boom bap, toujours avec une écriture très visuelle et crue. Dans son album, Ziak nous dépeint un quotidien violent, dans lequel existe peu de place pour l’espoir.
Certes un brun inégal – les deux interludes sont par exemple dispensables –, Akimbo recèle quelques perles, comme « Shonnen », « Prière », « Akimbo », « Vrai / Faux », « Lauiss » ou « Fixette ». Sans avoir réussi à pondre un chef-d’œuvre, Ziak nous donne l’impression d’être dans une B.O. de film de gangster, ce qui ne nous déplaît pas.
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