- L’Empire du non-sens, Jacques Ellul, L’Echappée, 2021 [1]
- Revue Zone Critique #2 : Aventure, 2021 [2]
- Manifeste pour une psychiatrie artisanale, Emmanuel Venet, Verdier, 2020 [3]
- De la démocratie en pandémie, Barbara Stiegler, Gallimard, 2021 [4]
- L’art du politiquement correct, Isabelle Barbéris, PUF, 2019 [5]
- Mississippi Solo, Eddy L. Harris, Éditions Liana Levi, 2020 [6]
- Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, Maya Angelou, Le Livre de Poche, 2009 [7]
L’art et la manière [1]
Publié une première fois en 1980, L’Empire du non-sens de Jacques Ellul reparaît dans la collection Versus, dirigée par Patrick Marcolini, et agrémenté d’une préface inédite de notre camarade Mikaël Faujour. À travers une critique sociale, culturelle et anthropologique il énonce une thèse simple : l’art du XXe siècle — qu’il s’en défende ou qu’il le revendique, qu’il en soit conscient ou ignorant — est tout entier soumis au règne de la Technique, évacuant toute notion de beau, d’histoire, de sujet, d’agrément, de vie et donc de sens. Et « éliminer le sens de l’art, c’est en réalité éliminer le « pourquoi jusqu’ici l’homme a vécu ». C’est effectivement éliminer l’homme. »
Pour Ellul, le monde technicien tel que nous le vivons aujourd’hui est sans commune mesure avec les siècles précédents, englobant quasiment tous les domaines de la vie en société. De fait, l’artiste et les conditions de la « création artistique » n’échappent pas à ce nouvel état des choses. Quel sens peut donc bien avoir l’art moderne dans cette situation ? Ellul précise qu’il ne cherche pas à « montrer ce qui détermine l’art moderne, mais [à] expliquer pourquoi il est ce qu’il est ». Entre autres bouleversements, la Technique moderne a réduit l’invention esthétique à un simple « jeu parfaitement gratuit, allusif et individualiste » sans se référer à un système symbolique commun, une expérience commune : « L’œuvre de l’Art moderne est de procéder à la rupture radicale entre ces informations indépendantes spécifiques du signe, et le message, qui à la limite doit être exclu. » On supprime donc tout message et toute signification à l’œuvre (considérations d’un autre temps) mais les artistes l’accompagne, paradoxalement, d’une kyrielle d’explications en tout genre « sur leurs intentions, leurs idées, leurs proclamations ». Ellul cite à ce propos le critique Leonid Andreev qui affirmait en 1967 dans la Literatournaya Gazeta, à propos du groupe Tel Quel : « L’art devient le privilège de techniciens experts. On s’acharne à compliquer… L’œuvre se transforme en produit de laboratoire. » Le rapport au spectateur est ainsi biaisé car en faisant reposer la définition du beau (tout du moins de la redéfinition de ce que les artistes contemporains nomment « le beau ») sur un plébiscite (le public doit adhérer massivement) on substitue le critère démocratique par le critère technicien : « est validé ce qui réussit, exclusivement. »
Pour Ellul, la revendication de la liberté absolue de l’artiste qu’implique le mot d’ordre « tout est possible, tout est permis » n’est qu’un mépris envers le spectateur car celui-ci n’a pas les codes pour comprendre la démarche du créateur et les logiques complexes qui structurent son œuvre. De même que l’hypocrisie des artistes révolutionnaires subventionnés, en réalité en parfait accord avec les structures capitalistes de la société : « Fêté par toutes les autorités, décoré de toutes les récompenses, admis par tous les régimes, il déclare paisiblement qu’il faut mettre la subversion partout. » Excluant le processus de symbolisation et de distanciation présent dans l’art classique, la Technique produirait ainsi « un tout idéologique à l’égard duquel l’homme ne peut plus prendre aucune distance ».
Néanmoins — et c’est, avec sa manie de rabâcher, le principal reproche que nous pouvons lui faire — « la Technique » que Jacques Ellul brandit à longueur de pages comme un mantra explicatif de la perte de sens généralisée ressemble davantage à un « gros concept » un peu balourd et systématique (pour reprendre les mots de Deleuze) qu’à la pièce majeure d’un engrenage dont les différentes strates du mécanisme auraient gagnées a être démontées avec un peu plus de nuance (tous les artistes modernes et contemporains sont, à titre d’exemple, mis dans le même sac sans discernement). Si la plupart de ses critiques font mouche, certains emportements contre l’ordinateur, la vidéo et le hi-fi font lever les yeux au ciel, de même que nombre de jugements de valeurs à l’emporte-pièce et, pire, des formules définitives qui sacrifient la rigueur analytique sur l’autel de la grandiloquence apocalyptique : « La peinture, la musique sont mortes (comme aussi la philosophie !) et nous faisons autre chose, qui n’a plus rien à voir avec la parole mais qui dérive exclusivement des moyens d’action. Le logos, la parole sont finis. […] Dans l’état actuel, il n’y a aucune issue ni pour l’art ni pour l’homme. »
Reste à savoir si cette analyse demeura pertinente dans les décennies à venir (notamment du fait de l’expansion de l’utilisation de la réalité virtuelle dans les installations muséales, de l’indévissable fait du prince du ministère de la Culture et de la bonne santé boursière des stars de l’art contemporains). Mais davantage que la soumission à la « Technique », c’est l’asservissement à une nouvelle forme de politiquement correct issu d’une certaine gauche moralisatrice qui menace aujourd’hui la liberté artistique (voire à ce sujet les travaux de Carole Talon-Hugon et d’Isabelle Barbéris). En ce sens, cette sentence de Michel Tournier, cité dans l’essai, n’a peut-être jamais semblée aussi juste : « Si par malheur l’avant-garde devait assumer une fonction politique, elle ferait régner la terreur la plus réactionnaire au nom de la révolution. Cela s’est vu. Cela se voit encore. »
En terre inconnue [2]
Après un premier numéro consacré à la crise sociale et plus de 18 mois de labeur, la revue Zone Critique sort son deuxième numéro avec comme thème central l’aventure. Premier constat, le bestiau est volumineux : 420 pages, soit quasiment le double du premier numéro ! Pages plus fines, couverture solide et maquette élégante, l’écrin est toujours aussi soigné. À défaut de le lire vous pourrez toujours l’envoyer à travers la gueule d’un lecteur du Nouveau Magazine littéraire. Mais ce serait gâcher.
Quid de cette aventure alors ? Elle est d’abord littéraire (le cœur de la revue) avec pas moins d’une quarantaine de contributions. On part ainsi sur les traces des aventuriers de l’errance que sont John Fante, Charles Bukowski et Mark SaFranko, on tente de renouer avec les explorations de l’Ancien monde en compagnie de Sylvain Tesson, on retrace l’expérience initiatique de Corto Maltese à travers les mers du globe, on accompagne le voyage de Dante Alighieri entre ciel et enfer, on suit les chevauchées motorisées de Neal Cassady et Jack Kerouac sur les routes américaines, on décolle avec l’Aéropostale et Saint-Exupéry aux commandes… Sans compter nombre de recensions d’ouvrages récemment parus tels L’Or du temps de François Sureau et son voyage le long des bords de Seine, La Cuillère de Dany Héricourt et son incursion dans l’infra-ordinaire, ou le premier roman de Nastassja Martin, Croire aux fauves, à la découverte d’une communauté évène des forêts du Kamtchatka.
Mais, loin de se limiter aux explorations autour du monde, l’aventure est également intérieure comme le rappelle Pierre Poligone en croisant les œuvres de Béatrice Douvre, Emmanuel Carrère et Vincent La Soudière. Pierre Chardot analyse, pour sa part, la recherche d’absolu chez Fernando Pessoa et son intériorité torturée. Cette quête d’absolu se retrouve également chez André Malraux dont Romain Debluë fait émerger « cette mystérieuse dialectique des aventures humaines avec l’unique aventure que constitue l’histoire tout entière de l’humanité ». L’écrivain Ernst Jünger, de son côté, choisira plutôt la « quête aventureuse d’entomologiste » pour accéder à la sagesse et au détachement intérieur. La revue propose également quatre entretiens bien touffus avec : le créateur de Bob Morane, Henri Vernes, ainsi que son plus célèbre illustrateur, Gérald Forton ; le professeur et biographe Jean-Yves Tadié à propos de son essai Le roman d’aventures ; l’universitaire Claude Leroy quant à son travail sur l’édition des œuvres complètes de Blaise Cendrars dans la Pléiade ; l’écrivain Emmanuel Ruben, récipiendaire du prix Nicolas Bouvier au festival Etonnant Voyageurs pour son roman Sur la route du Danube.
L’aventure est enfin cinématographique avec un entretien et un portrait d’Alain Guiraudie, le réalisateur de L’inconnu du lac dévoilant ses petites odyssées campagnardes, une visite du New-York fiévreux par les frères terribles Josh et Benny Safdie, une plongée dans les méandres de la folie des explorateurs acharnés avec Werner Herzog ou une balade sauvage à travers les grands espaces américains avec Kelly Reichardt. Le grand écran est peut-être le lieu de projection par excellence de tous les fantasmes aventureux en déployant un imaginaire visuel incroyablement immersif, à l’image des épopées spatiales, « véritable dernière frontière » comme le rappelle Olivier Maillart. Une recherche de l’inconnu et un dépassement des limites qui acquiert une dimension mystique, ainsi que l’analyse Célia Sanchez à travers Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa et L’Ornithologue de João Pedro Rodrigues. Restera enfin à explorer les mondes infinis et connectés du vaste univers numérique, guidé en réalité virtuelle par Manon Boyer, pour clore le voyage.
S. M.
Une approche proudhonienne de la psychiatrie [3]
C’est un petit livre au titre proudhonien qu’a fait paraître Emmanuel Venet, psychiatre au sein de l’hôpital du Vinatier à Lyon, aux éditions Verdier en août 2020 : Manifeste pour une psychiatrie artisanale. Il y a d’abord le manque de moyens, après un « virage ambulatoire » qui a vu depuis trente ans une réduction drastique des capacités d’accueil intra-hospitalières sans que celle-ci soit compensée par des moyens alloués à la psychiatrie de secteur, soit aux centre médico-psychologique. La psychiatrie de secteur, mise en place en France à la suite du bilan effroyable de la Seconde guerre mondiale dans les hôpitaux et asiles (50 000 morts), est née d’une ambition humaniste : ouvrir la psychiatrie sur la société, et sortir de la logique asilaire, en parallèle du développement de la psychothérapie. L’enjeu aujourd’hui est de ne pas trahir cette ambition humaniste pour des considérations budgétaires et managériales.
Emmanuel Venet s’attaque surtout à une vision de la psychiatrie uniquement basée sur les progrès (réels) des neurosciences ces vingt dernières années, qui verrait le soin en santé mentale être réduit à l’opération mécanique symptôme = traitement, en toute méconnaissance de la psyché humaine. Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, les deux psychiatres derrière la Fondation Fondamental qui a des liens étroits avec l’Institut Montaigne, en prennent pour leur grade. La psychiatrie pourrait devenir, comme l’ophtalmologie, une discipline médicale taylorisée où les échanges entre patients et soignants sont réduits à l’os, et ce alors même qu’ils sont vitaux pour l’établissement d’une bonne alliance thérapeutique (le consentement au traitement, par exemple). Au regard de cette critique, il prolonge certaines des réflexions de la philosophe Cynthia Fleury, qui plaide pour placer la vulnérabilité et l’attention intersubjective au centre du soin au XXIe siècle, dans le cadre de sa chaire de philosophie à l’hôpital.
Du temps, de l’attention et des moyens, voilà ce dont il est question. Au moment où, un an après le début de la pandémie de Covid-19, on assiste à une vague épidémique de souffrances psychiques et de pathologies psychiatriques liées aux restrictions sanitaires qui s’éternisent, la lecture de cet ouvrage est salutaire.
La démocratie, à l’heure du Covid-19 [4]
Dans ce « tract » Gallimard dont le titre fait directement écho au livre phare de Tocqueville, Barbara Stiegler s’interroge sur l’état de la démocratie en France, à l’heure de la crise sanitaire. Alors que le patron de la revue The Lancet, Robert Horton, déclarait en septembre 2020 que la Covid-19 n’était pas une pandémie mais plutôt une syndémie, soit une maladie causée par les inégalités sociales et les problèmes écologiques au sens large, c’est le choix du premier terme qui a été retenu par toute la classe dirigeante. Une façon de privilégier l’adaptation à la crise, dans une logique de l’urgence, plutôt qu’une volonté d’agir sur les causes. « Si nous ne vivons pas une pandémie, écrit-elle nous vivons bel et bien en Pandémie », le terme désignant un nouveau continent dans lequel c’est désormais la démocratie qui devient un objet de discussion voire de remise en cause.
Le tableau dressé par la philosophe est celui d’élites affolées et gouvernant par la peur, avant de se livrer à une infantilisation générale de la population dans tous les actes de la vie afin de s’efforcer de rééduquer la société au nom de la bienveillance. Barbara Stiegler souligne l’usage, à l’occasion de la gestion de crise, de nouvelles techniques de gouvernement nées de la rencontre entre neuroscience et économie comportementale, autour la théorie du nudge, et dont l’attestation dérogatoire de déplacement constitue sans doute l’exemple le plus concret. Cette mobilisation de l’Etat dans la fabrique du consentement, à travers le recours à des agences privée, les manipulations du langage ou de la science a permis l’épanouissement d’un nouveau libéralisme autoritaire dont le maître mot de « distanciation sociale » a permis d’anéantir la vie démocratique et de dissoudre les mouvements sociaux.
L’hôpital et l’université ayant fait l’objet d’une même transformation néolibérale, la crise sanitaire a également constitué une opportunité de poursuivre la numérisation, la vente de l’hôpital à la découpe et la course à l’innovation, tout en renforçant la soumission de la recherche au monde économique et politique. De la démocratie en pandémie offre enfin une réflexion plus générale sur le rôle de la recherche et du savoir comme vecteur d’émancipation des citoyens : un remède pour éviter aussi bien la tentation du complotisme que la confiscation du savoir par les experts.
L’art inclusif, nouveau conformisme des élites culturelles ? [5]
Dans cet essai incisif, Isabelle Barbéris analyse la diffusion dans le monde de l’art contemporain — et plus particulièrement des arts de la scène dont elle est spécialiste — d’un « politiquement correct » prenant la forme d’une ethnicisation de la question de la diversité.
Au cœur d’une partie des institutions culturelles s’est installé une approche intersectionnelle de la diversité, dans une version ethno-différentialiste, qui vise à faire de l’art, un moyen de rendre visible les dominés, victimes des discriminations systémiques. Cette optique conduit à « un nouvel académisme anticulturel » qui tend à anéantir l’idée même de représentation au profit d’un droit à être représenté et un culte de la visibilité, s’inscrivant parfaitement dans la culture individualiste et de la performance du capitalisme contemporain. Au nom de la déconstruction des normes, il produit ses propres normes via des metteurs en scène transformés en managers du symbolique, érigeant des figures racialisées de victimes et de bourreaux, dans une vision du monde binaire opposant le bien au mal, la fraternité à la haine, etc.
La scène critique et réflexive des années 1960 d’une Ariane Mnouckine ou d’un Patrice Chéreau a cédé la place, à partir des années 1980, au nom d’une conception plus horizontale de l’art, à une scène faisant place à la participation de « vrais gens », de témoignages nus, chacun jouant son propre rôle, à l’image des pièces d’un Mohamed El Khatib, en s’alignant sur la tendance des industries culturelles. Le paradoxe est que cet hypernaturalisme qui entend rendre hommage aux « vrais gens » ne fait souvent que réactiver et consolider les stéréotypes que l’on prétend abolir. Dans cet univers où il s’agit d’être le regardé et le regardant, à la fois l’auteur et le sujet de la représentation, l’œuvre n’a plus de valeur en dehors de l’appartenance de son créateur forcé de s’exprimer « en tant que ». Il s’ensuit une privatisation de la représentation qui finit par interdire tout regard extérieur potentiellement critique, renvoyé à la Réaction ou la fachosphère, et à priver le spectateur de son activité d’interprète.
À mesure qu’il se veut inclusif et participatif, l’art devient de plus en plus hermétique à la contradiction et détruit tout cadre délibératif contradictoire, la représentation étant réduite à un espace d’affrontement entre groupes luttant pour le territoire. Derrière la rhétorique indignée du rebelle parlant au nom des dominés, Isabelle Baberis nous décrit finalement une bureaucratisation de l’antisystème, lequel s’efforce d’occuper les instances de pouvoir qui produisent les représentations culturelles dominantes.
R. M.
Le fleuve qui porte l’âme de l’Amérique [6]
Eddy, un trentenaire en errance décide un jour de longer le fleuve du Mississippi en solitaire depuis sa source au lac Itasca dans le Minnesota jusqu’à la Nouvelle Orléans, « de là où il n’y a pas beaucoup de Noirs à là où on ne nous aime toujours pas beaucoup », comme le remarque son ami Robert. Étant noir de peau, le narrateur n’a jusqu’ici jamais réellement souffert du racisme ; mais quand l’aventure commence, son regard devient plus sensible : « Mais soudain, être noir, et grand, prenait un nouveau sens. Être grand, à cause du long voyage qui m’attendait, assis en tailleur dans un canoë. Être noir à cause de mes perceptions et de celles dont je serais l’objet. »
À bord de son canoë, le jeune aventurier défie avec persévérance et courage les obstacles qui se dressent devant lui, que ce soient les barrages fluviaux, les navires gigantesques, les rafales de vents en sens contraire ou les vagues mouvementées. Du nord au sud, le fleuve offre une succession de visages différents, avec oscillant entre l’harmonie et la misère. Dans cette odyssée, Eddy se frotte à la nature, tantôt véhémente, tantôt pleine de charme et de beauté, et face aux doutes et à l’abattement qui surviennent de temps à autre, apprend à trouver sa place dans le décor. « Le vent, les arbres et le fleuve, les montagnes et les oiseaux, parlent eux aussi, mais en chuchotant. Ils parlent à travers vous. Ils parlent à votre sensibilité en vous faisant ressentir ce qu’ils ont à dire. » Il est également amené à rencontrer des individus de passage qui lui révèlent l’esprit véritable de l’Amérique profonde, loin des caricatures véhiculés par les grands médias américains.
Le résultat est un récit enivrant, au style poétique et ciselé, qui brosse un portrait de l’Amérique sans concession avec ses drames, ses échecs et ses lâchetés, mais qui exalte également, avec une grande justesse, ses paysages mystiques et son caractère merveilleux dans l’inconscient collectif.
Une jeunesse mise à l’épreuve [7]
Dans ce récit autobiographique écrit en 1969 qui l’a consacré en tant qu’écrivaine, Maya Angelou raconte avec un style percutant et sans fioritures sa jeunesse mouvementée. Ayant été élevée par sa grand-mère dans une petite ville en Arkansas dans les années trente et subi un viol à l’âge de huit ans, la jeune Marguerite Johnson se forge un regard lucide sur le poids de la souffrance et des injustices humaines, mais aussi sur le pouvoir du langage et de la littérature.
Consciente de l’existence distincte que mènent d’une part et d’autre les Noirs et les Blancs, la narratrice dépeint avec une simplicité empreinte de cynisme les préjugés de son temps : « Les gens à Stamps disaient que les préjugés des Blancs de notre ville étaient tels qu’un Noir ne pouvait pas acheter de la glace à la vanille. Sauf pour la Fête nationale. Les autres jours, il devait se contenter de glace au chocolat. » Son récit illustre aussi l’ambivalence de son rapport aux autres et à ses proches, et le fossé qui sépare les sentiments que laisse apparaître un enfant et son monde intérieur. Ce décalage est visible quand la jeune fille manifeste son admiration vis-à-vis de sa grand-mère : « Son secret dans la vie, se plaisait-elle à répéter, c’était qu’ ‘elle espérait pour le mieux, se préparait au pire, et n ‘était donc jamais surprise pour quoi que ce fût entre les deux’ », tout en se moquant parfois de sa religiosité excessive.
L’on suit ensuite la narratrice en Californie, où elle vit tour à tour chez sa mère ou chez son père, et montre tout son esprit débrouillard et aventureux dans des circonstances rocambolesques. Malgré les incidents malchanceux qui lui tombent dessus et la défaillance de ses géniteurs, jamais Marguerite ne s’apitoie sur son sort ou n’accuse les autres de ses malheurs, quitte à parfois endosser une culpabilité excessive, mais sans ne jamais manquer de caractère ni d’ardeur. « Être abandonnée à soi-même sur la délicate corde raide de l’ignorance adolescente, c’est expérimenter la déchirante beauté de la pleine liberté et la menace de l’éternelle indécision. Peu d’êtres survivent à leur adolescence. La plupart succombent à la pression imprécise mais meurtrière du conformisme adulte. Il devient plus facile de mourir et d’éviter les conflits que de soutenir une bataille permanente contre les forces supérieures de la maturité. »
En résumé, il y a dans l’écriture de Maya Angelou une complexité savoureuse, qui assortit la joie au malheur, la drôlerie à l’accident et la détermination personnelle au déterminisme de la société. « And Still I rise », le titre de l’un de ses recueils de poèmes, pourrait parfaitement résumer l’esprit du livre entier et de Maya Angelou, dans sa littérature comme dans son activisme politique pour l’égalité des droits civiques.
A. D.
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