Shots et pop-corns

Les shots du Comptoir – Novembre 2021

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman et la bande-dessinée, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « Le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels le temps de quelques chapitres.

Le Marché contre la société [1]

Dans ce bref essai publié pour la première fois en 1947, l’économiste austro-hongrois Karl Polanyi (1886-1964) décortique en à peine dix chapitres les idées simplistes et les valeurs utilitaristes du capitalisme libéral solidement incorporées dans l’économie humaine depuis l’avènement de la Révolution industrielle. L’enjeu civilisationnel étant cependant, à l’Ère de la Machine, de « chercher une solution au problème de l’industrie elle-même » et pas uniquement aux « problèmes du capitalisme ».

L’apparition de la doctrine du laisser-faire, remplaçant les marchés isolés d’antan par un système de marché autorégulateur, donna naissance à un nouveau type de société dans laquelle une « sphère économique » fonctionne de manière autonome en déterminant la vie du corps social : « Un processus qui s’autorenforce fut enclenché, au terme duquel le modèle autrefois inoffensif du marché a été transformé en une monstruosité sociale. » Une des conséquences brutales – et inédite – de ce bouleversement fut de faire de l’homme et de la nature des marchandises : « En achetant et en vendant librement le travail et la terre, on leur imposa le mécanisme de marché. » La nouveauté du capitalisme libéral est ainsi d’immerger la société dans la sphère économique, notamment, via l’organisation de la production, en transformant deux motivations humaines essentielles – la faim (chez le travailleur) et le gain (chez l’employeur) – en des motivations d’ordre purement économique. Partant, il créa l’illusion que le déterminisme économique était une loi générale pour toute les sociétés humaines.

Or, cette idée est mensongère car c’est oublier que l’homme possède bien d’autres motivations majeures (traditions, devoirs publics, engagement personnel, pratiques religieuses, obligations juridiques, sens de l’honneur, respect de soi, etc.) et qu’en général « l’économie de l’homme est immergée dans ses relations sociales ». Dans le système mercantiliste, par exemple, le travail et la terre étaient réglementés par des institutions publiques, des coutumes, des décrets, des guildes, etc. s’inscrivant dans le système organique de la société.

Remontant plus avant, Polanyi cite plusieurs travaux en économie des sociétés primitives (Bronislaw Malinowski, Richard Thurnwald, Herskovits…) détruisant le mythe du sauvage individualiste, de sorte que « l’idée qu’on puisse rendre universelle la motivation du profit ne traverse à aucun moment l’esprit de nos ancêtres ». L’étude de l’anthropologie sociale contredit, par ailleurs, l’assertion d’une seule détermination économique qui supplanterais toutes les autres : « La créativité institutionnelle de l’homme n’a été suspendue que lorsqu’on a permis au marché de broyer le tissu social pour lui donner l’apparence uniforme et monotone de l’érosion lunaire ».

De fait, les déterminations des hommes étant multiples il serait possible de garantir de manière institutionnelle les libertés individuelles issues de l’économie de marché (liberté de conscience, liberté de parole, liberté de réunion et d’association…) tout en se débarrassant des libertés néfastes (liberté d’exploiter son prochain, liberté de réaliser des profits personnels sans retombées pour la société, liberté de s’accaparer les innovations techniques, liberté de spéculer sur les désastres sociaux ou les catastrophes écologiques…). Polanyi plaide, en somme, pour « la diversité retrouvée des motivations qui devraient inspirer l’homme concernant son activité quotidienne de producteur, pour la réabsorption du système économique dans la société et pour l’adaptation créatrice de nos modes de vie à un environnement industriel ».

Sylvain Métafiot

Le « wokisme » franchouillard [2]

French Theory - François CUSSET - Éditions La DécouverteLes dents grincent déjà. Parler de « wokisme », ça va bien lorsqu’on s’appelle Elisabeth Lévy. Mais c’est qu’il fallait t’aguicher, toi qui guerroie contre ce cancer totalitaire, toi qui pourfend, style Deus Vult, le monstre rampant qui contaminerait nos jeunes jusqu’au trognon. Bien sûr, tu es aussi le bienvenu, toi qui punaise un poster d’Usul dans ta chambre et fait commencer la bête immonde au PCF. Votre opposition est intangible, tout dialogue entre vous devient bourbier. Soit. Il faut dire que la fabrique médiatique du « débat » n’aide pas, qui évacue la pensée pour conserver l’élément de langage. Pour que le dialogue soit constructif, encore faudrait-il partir sur de bonnes bases. Et c’est là que François Cusset toque à la porte. Dans sa besace, un livre à la couverture aride, au titre qui ne claque pas, passé sous les radars. Avec une qualité décisive, cependant : c’est un livre d’histoire des idées. L’air de rien, il remise au placard le « wokisme », la « sur-sensibilité des jeunes » et tutti quanti, pour nous parler post-structuralisme et French Theory. Et c’est autrement plus instructif.

Avec lui, déroulons la bobine… C’est devenu une tradition : les cerveaux européens fuient vers les campus américains, au rythme des tribulations du Vieux Continent. Ces mêmes campus, en pleine crise existentielle, ne savent que choisir entre la connaissance ou le marché. À l’heure où chaque discipline choisit son camp, les facultés de lettres s’affirment porte-étendards de la recherche pure. S’y concentrent donc les cerveaux euro-américains les plus fertiles. Parmi ces intellos fraîchement débarqués, toute une clique de Français. Vous les connaissez de nom, vous ne les avez sans doute jamais lus : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari, … Quoi de plus normal ? Ils sont abscons, illisibles, vous font miroiter des abstractions fluides et rhizomatiques. Face aux French Theorists, les Français ouvraient des yeux ronds ; les Américains, eux, les trouvent diablement intéressants. C’est qu’ils tombent à pic, en plein bouillonnement social. On les mâchonne à l’américaine, on en fait une mixture qui se répand sur les campus. Le cocktail est détonnant : voilà que se créent les studies, que l’on parle de genre et de postcolonialité. Laissez infuser, et en émerge une relève américaine : Judith Butler, Edward Said, Donna Haraway… C’est l’époque de l’Internet anarchique, du cyberpunk florissant, du trip hop de DJ Spooky, tous inspirés par cette pensée bizarre, à leur image. La théorie française se popularise, et les étudiants les plus engrainés jouent les puristes, en imposant le diktat du Politically Correct ; une aubaine pour les conservateurs et les marxistes, qui font front face aux vils coupeurs de cheveux en quatre. Comme un air de déjà-vu, non ?

Délaissons les passions américaines, retour en France. Quelle fadeur ! Ici, les Nouveaux Philosophes paradent, le cheveu long, la chemise ouverte. Foin de la révolte, fi de la critique sociale ! Eux misent sur le ronron, le cotonneux, l’humanisme, les droits de l’homme et les valeurs républicaines. Cette molle intelligentsia décrète la fin de l’histoire et s’en sustente. Elle a remisé les armes au placard et s’est enroulé dans son plaid pour une longue somnolence. Et aujourd’hui, voilà qu’elle voit, estomaqué, revenir par la fenêtre une créature qu’elle avait foutu hors de chez elle cinquante ans plus tôt. Alors, oui, c’est cruel, mais on a quand même une certaine joie mauvaise à la voir se débattre, apeuré, quand le fils prodigue aux airs de mutant dantesque revient pour l’étrangler.

Erwan Plurien

Le bras armé de l’agriculture cellulaire [3]

Amazon.fr - Cause animale, cause du capital - Porcher, Jocelyne - LivresUne certaine défense de la cause animale, dont le mouvement végan constitue le symbole, est souvent perçue comme le signe d’une nouvelle radicalité éthique et écologiste, qui irait plus loin que la critique des élevages industriels en acceptant de questionner la légitimité même de l’exploitation des animaux par l’Homme. Dans ce petit livre au titre aussi explicite que provocateur, Cause animale, cause du capital, la chercheuse Jocelyne Porcher montre au contraire comment le bien-être animal est aujourd’hui devenu le nouveau crédo de multinationales pour développer le marché des substituts animaux ou végétaux à la viande à partir de cellules souches via l’agriculture cellulaire.

Après une remise en perspective des mouvements de protection des animaux tels qu’ils se sont développés depuis le XIXe siècle dans les rapports de classe — relire la critique par Marx de la bourgeoisie amie des animaux — et les tentatives de contrôles des mœurs des classes populaires par la bourgeoisie, l’ouvrage documente de façon extrêmement précise les collusions actuelles entre associations « à but non lucratif », milliardaires (Bill Gates, Jeff Bezos…), fonds de pension, et start-ups de la disruptive food, dans une convergence d’intérêts au service d’un capitalisme de la « viande propre » (clean meat). Tout un courant abolitionniste — incarné en France par une association comme L214 — milite pour la fin de l’élevage et des relations de domestication avec les animaux, en considérant que toute relation de travail avec ces derniers ne peut qu’être synonyme de violence et de désastre pour l’environnement et la santé, sous prétexte que ces relations sont asymétriques. Or, si la lutte contre les souffrances infligées aux animaux et les efforts destinés à améliorer leurs conditions d’existence constituent des progrès, Porcher défend au contraire l’élevage paysan, comme seule alternative à la violence des systèmes industriels qui nous coupent du vivant… La clean meat ne peut revendiquer le pouvoir d’écarter la mort que parce qu’elle écarte en réalité la vie.

À ses yeux, une partie du succès du discours végan chez les jeunes générations urbaines tiendrait à une coupure d’avec le monde rural et la quasi disparition des animaux de ferme au sein même de l’espace rural, sous l’impulsion du développement des systèmes industriels. Ces animaux sont de plus en plus perçus comme des êtres virtuels que beaucoup de militants découvrent sur Internet, à laquelle s’ajoute une méconnaissance de l’élevage dans la diversité de ses formes. Fondamentalement, l’ouvrage soulève les contradictions d’un militantisme qui pense la souffrance des animaux comme un fait distinct de la violence sociale, en oubliant que « la violence envers les animaux et envers la nature résulte d’abord de choix économiques, de la primauté de l’argent sur le lien, de la phénoménale concentration des richesses entre les mains d’une minorité et des conséquences de cette injustice qui condamne des millions d’êtres humains au dénuement et au désespoir, et des millions d’animaux à une existence misérable ».

Romain Masson

Repenser la société capitaliste [4]

Sociologie historique du capitalisme - Pierre FRANÇOIS, Claire LEMERCIER -  Éditions La DécouverteSi les militants trotskistes, depuis les années 1960, aiment dire que « tout est politique », il peut être encore plus pertinent aujourd’hui de dire que « tout est capitalisme ». C’est dans cet objectif de comprendre, sur un temps long, comment nos sociétés sont imprégnées par la recherche du profit, que s’inscrit le très récent manuel universitaire Sociologie historique du capitalisme, de Claire Lemercier et Pierre François. La première est historienne, le second est sociologue. Dès l’introduction, il est d’ailleurs question de se nourrir, dans une perspective interdisciplinaire, de divers travaux de sciences sociales et donc de décloisonner les savoirs, afin de mieux appréhender cette « société capitaliste ».

Derrière cette recherche, planent évidemment les ombres de Karl Marx (Le Capital, 1867), Werner Sombart (Le capitalisme moderne, 1902), Max Weber (L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1904), Christian Baudelot (L’école capitaliste, 1971) et de Fernand Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe et XVIIIe siècles, 1979). Ces derniers avaient, chacun à leur manière, investigué les ressorts idéologiques du capitalisme, mais tous étaient tributaires de biais déformants, faisant soit du capitalisme un étape nécessaire dans le développement des sociétés (approche fonctionnaliste, que l’on retrouve chez Baudelot) soit faisant du capitalisme le point final du récit révolutionnaire et progressiste (Marx). Refusant cette fois-ci tout angélisme ou providentialisme, Claire Lemercier et Pierre François mettent au contraire en exergue le fait qu’aucune époque n’est forcément préférable à une autre, et qu’à toute époque il a existé des perdants et des gagnants du capitalisme.

La première finalité de cet ouvrage est de mieux cerner ce concept de capitalisme, et les rapports de force sous-jacents. En cela, les deux auteurs distinguent intelligemment le « comportement capitaliste », défini comme la recherche du profit pour lui-même, que l’on retrouve à toutes les époques et dans toutes les sociétés – du banquier romain au roi africain, enrichi par le commerce d’esclave –, de l’expression « société capitaliste ». Cette dernière désigne une manière d’organiser la société, apparue surtout en Europe occidentale à partir des années 1680. Ce serait à partir de cette période, que l’on observerait la fin de certains tabous (en particulier chrétiens) sur la recherche du profit, le comportement capitaliste devenant de plus en plus acceptable. Surtout, c’est vers la fin du XVIIe siècle que l’on assisterait à une forte extension sociale et géographique du capitalisme, qui se traduirait notamment par la recherche de nouvelles formes de consommation, issues du grand négoce, et la transformation des formes du travail – fin progressive de l’autosubsistance paysanne, du travail payé en nature, remplacé par le travail rémunéré, et intégré à un circuit économique plus large.

Le vrai apport de cet ouvrage est également de renouveler la chronologie de la société capitaliste, en proposant une division de la société capitaliste en trois âges (l’âge du commerce 1680-1880 ; l’âge de l’usine 1880-1980 ; l’âge de la finance 1980 à aujourd’hui), sans nier la logique de superposition de ces phénomènes. Si la structure des cinq premiers chapitres est chrono-thématique, les deux derniers chapitres s’intéressent aux éléments de permanence et aux caractères universels du capitalisme, prenant ainsi à rebours les théories de Sombart sur la distinction entre proto et haut capitalisme.

En somme, cet ouvrage, accessible, sans rogner sur la densité du propos, est très utile pour clarifier notre vision du capitalisme. C’est un ouvrage utile aussi pour déconstruire certaines vieilles chimères, notamment celle qui voit un lien intrinsèque entre développement capitaliste et idéologie religieuse protestante (Max Weber), ou encore pour nuancer notre vision de l’Etat comme foncièrement ennemi de la finance. Apparaît en effet au grand jour le rôle ambivalent de l’Etat, à la fois régulateur et mais aussi parfois soutien des capitalistes, à travers les aides aux entreprises, notamment depuis les années 1980. Enfin, cet ouvrage peut évidemment servir à fourbir nos arguments contre les sempiternels tenants du profit, en démontrant, preuves historiques à l’appui, les ravages sociaux et politiques du capitalisme.

Léonard Barbulesco

Bonnet d’âne et blanc bourgeois [5]

L’ex-footballeur Lilian Thuram signe un pamphlet intitulé La pensée blanche, attaque féroce contre l’idéologie coloniale qui a imprégné et imprègne encore le monde occidental. L’ouvrage commence dur, arguant que si l’on parle d’art nègre et de « pensée noire » (allusion à un hors-série du Point daté de 2009), pourquoi ne pourrait-on parler de « pensée blanche » ? À ce stade on est tenté de répondre que le concept d’art nègre est pour tous, dépassé, et que Le Point ne représente que lui-même.

Et l’auteur d’avancer, dessinant les contours de cette pensée blanche qui a justifié tour à tour une conquête et une extermination sans pitié des peuples d’Amériques, un esclavage cruel et démesuré et une colonisation sans vergogne. En fait de pensée blanche, c’est plutôt une idéologie des aristocraties et des bourgeoisies européennes que semble – pas très explicitement – désigner l’auteur : « La pensée blanche n’est pas le fait de la paysannerie européenne » concède-t-il.

Pourquoi cette terminologie racialiste, quand c’est une idéologie des classes dominantes que vise Thuram ? Sans doute par mesquinerie, une mesquinerie justifiée par des rancœurs légitimes, mais qui dédouane largement les coupables suscités, en faisant porter la responsabilité de leurs actions à l’ensemble d’une population. Pourtant la paysannerie au XVe ou XVIIe siècle représente, nous dit Braudel, « l’énorme majorité des vivants ». La paysannerie européenne jouissant elle-même, le reconnaît Thuram, d’un statut proche de l’esclavage.

Néanmoins, en exhumant le code noir, le code de l’indigénat, le racisme biologique, Lilian Thuram met devant les yeux de son lecteur autant de dispositions peu connues du grand public. Peu connues, car tues ; peu enseignées, car honteuses. Contre ceux qui, arguant du racisme de Voltaire, entendent justifier ces atrocités par « l’époque », l’ancien footballeur cite les noms de ceux qui se sont indignés contre elles : « Le théologien dominicain Domingo de Soto, le militaire et explorateur espagnol Martín de Ledesma Valderrama, le capitaine et grammairien portugais Fernão de Oliveira, l’historien espagnol Bartolomé de Albornoz » ou encore l’abbé Raynal, qui conspuait en plein XVIIIe siècle la barbarie des européens.

Ainsi Thuram renvoie chacun à ses responsabilités, rappelant que si pour beaucoup, la barbarie est la norme, d’autres, savent que non, un homme, ça s’empêche. 

Emmanuel Casajus

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