- Rire au temps de la honte, Guillaume Orignac, Façonnage, 2021 [1]
- L’invention de la science, La nouvelle religion de l’âge industriel, Guillaume Carnino, Seuil, 2015 [2]
- Le Crépuscule du monde, Werner Herzog, Séguier, 2022 [3]
- Le grand démantèlement, Wendell Berry (trad. Thomas Bourdier), R&N, 2022 [4]
- En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation, Sophie Béroud et Martin Thibault, Raison d’agir, 2021 [5]
- Sésame et les Lys, John Ruskin (trad. Marcel Proust), Rivages Poche, 2011 [6]
- Comme un désir qui ne veut pas mourir, Alia Mamdouh (trad. Philippe Vigreux), Actes Sud, 2022 [7]
Mise à nu [1]
En novembre 2017 le New York Times publia une enquête sur Louis C. K. dans laquelle cinq femmes l’accusaient de s’être masturbé devant elles sans leur consentement. Reconnaissant, dès le lendemain, la véracité des faits qui lui étaient reprochés, le scandale enfla sur les réseaux sociaux au point que ses spectacles, ses films, ses séries et toutes ses apparitions publiques furent annulées. Dans le tourbillon d’indignation de la cancel culture, même ses anciennes productions furent retirés des réseaux de diffusion, entérinant la logique marketing du capitalisme moral en tant que « paravent d’une quête de la bonne réputation, préalable à l’écoulement paisible des produits auprès de consommateurs distraits ». Bref, la carrière de l’humoriste s’écroula brutalement.
C’est au prisme de cette histoire que le critique Guillaume Orignac en déroule une autre, une grande, remontant au fondement du stand-up américain, celui d’un « élan vital à dire ses vérités les plus intolérables en utilisant le véhicule désarmant du rire ». Des origines qui permettent de comprendre le parcours pour le moins atypique de l’humoriste new-yorkais qui ne fit rien d’autre que de se mettre à nu (au sens figuré) sur scène et dans ses fictions pendant plus de trente ans, dévoilant, en toute transparence et sans la moindre pudeur, ses peurs, ses haines, ses névroses, ses obsessions, ses hontes. Et d’en rire avec les spectateurs. Ce rire que certains lui refusait désormais. Car l’histoire du stand-up américain est lié à cette exposition crue de la honte en public. Au moins depuis un soir de 1955 où, dans un strip-club miteux de Los Angeles, un autre humoriste (comedian) se mis, lui, littéralement à nu devant une audience crapoteuse : il s’agit de Lenny Bruce.
Pendant des décennies, les comedians jouaient sur des scènes de vaudeville ou de burlesque des numéros gras et souvent racistes, ne remettant jamais en cause l’ordre des choses. Dès les années 1930 leur liberté d’expression s’élargit au sein des night-clubs tenus par la mafia mais ils subirent les foudres de la justice, bras armé de la société des bonnes mœurs : « Toutes ces ligues de vertu, cette police, cette justice, qui ne pouvaient accepter qu’ils montent sur scène comme ils dansaient en coulisse, drogués, orduriers, obscènes, gays, en feu, en femmes et magnifiques ».
En apparaissant nu, les chaussettes aux pieds, ce soir de 1955, Lenny Bruce révolutionna le stand-up en exhumant l’obscénité des coulisses (de la vie américaine) sur scène, devant tout le monde. La religion, les questions raciales et surtout le sexe étaient ses sujets préférés pour confondre l’hypocrisie et la pudibonderie de ses contemporains. Pour lui, le stand-up était « une joute oratoire ininterrompue avec le licite, un dialogue enfiévré avec la Loi, une danse incessante autour des interdits de la vie sociale pour examiner la valeur de ses tabous ».
Louis C. K. avait bien retenu les leçons de Lenny Bruce (mais aussi de l’impertinent George Carlin), lui qui fraya avec le politiquement correct et le sérieux des mouvements contestataires des années 2000 en « glissant sa critique sociale dans les habits d’une confession personnelle. Il ne s’agissait plus de parler de l’état de la société, de ses représentations et de ses valeurs, mais de s’en faire l’écho à travers les remous bourbeux de l’âme et du cœur. L’intimité devenait le théâtre d’un immense chaos moral à travers lequel un homme cartographiait les lieux de son intimité. » Ce que ne supportent pas les activistes militants dont la gravité des causes qu’ils défendent, aussi juste sont-elles (la lutte contre l’oppression des minorités par exemple), contamine parfois la « sacralité des scènes de comedy club avec les semelles du plomb social : son goût de la dignité, de la politesse et de l’hypocrisie. Tout ce que le stand-up s’emploie à détruire, dans sa quête renouvelée de l’abjection et du déchet existentiel ». Dans une société où chaque groupe sociaux est prompt à se sentir « offensé » par la moindre « micro-agression » et à s’en indigner bruyamment sur son smartphone, il n’est pas inutile de rappeler que « les comedy clubs restent des églises de l’obscénité verbale, à l’écart des conventions policées du monde ordinaire ». L’humour a un espace propre et il est absurde de le juger sur le tribunal du monde civilisé.
De fait, l’œuvre amère et désenchanté de Louis C. K. était difficilement audible et compréhensible pour toute une partie de la population persuadée de sa supériorité morale et intellectuelle, se croyant dépourvue de pensées inavouables, s’inventant un destin sans passion triste ni honte : « L’humour de Louis C. K. est une lanterne. Avec lui, nous acceptons de descendre dans les abîmes de la nature humaine. Et cette nature-là a ses raisons que la raison des dévots ignore. »
Naissance de la technocratie [2]
Des débats sur le nucléaire à la 5G ou autour de la vaccination intégrale, dans le cadre de la gestion de la crise du Covid-19, la question de la science et du rapport au progrès sont devenus — ou plutôt redevenus — des enjeux politiques centraux et l’objet de différends, y compris au sein des gauches. Dans cet ouvrage paru en 2015, issu de sa thèse, l’historien Guillaume Carnino, nous raconte comment une nouvelle conception de la science s’impose à partir du milieu du XIXe siècle, tendant à devenir la religion de l’âge industriel. À la science des XVIIe et XVIIIe siècle, synonyme de connaissance générale incluant toutes les formes de savoirs, succède une nouvelle idée d’une science expérimentale, pratiquée en laboratoire, et mathématisée qui prétend détenir à elle seule le monopole du vrai. Les grands débats scientifiques de l’époque, la radicalisation de l’opposition entre science et religion et la construction d’un Galilée « père de la science moderne » anticlérical, à rebours du personnage historique s’inscrivent dans un affrontement entre l’Église catholique et la Troisième République, et permettent d’imposer la Science comme nouvelle autorité politique. Une nouvelle conception du monde se répand, par l’intermédiaire des revues de sciences populaires, des expositions universelles, et même de l’art et la littérature : désormais, le réel n’existe plus en soi, par ce que l’on voit, observe ou entend mais uniquement à travers ce qu’en dit la science.
Contre l’illusion d’une science autonome et désintéressée, Carnino montre la manière dont celle-ci se met spontanément au service du capitalisme industriel naissant, et rappelle les nombreuses collusions d’un Louis Pasteur avec les industriels de son temps pour faire financer ses recherches. La création de l’École centrale a vocation à former les ingénieurs destinés à allier les méthodes les plus abstraites de la science aux préoccupations les plus concrètes de l’industrie. Se développe toute une martyrologie des inventeurs et une héroïsation des scientifiques, sur le modèle des légendes dorées du Moyen Âge, mise au service d’une nouvelle conception du temps, linéaire et guidée par l’idée de progrès. Le sacré de la religion chrétienne se transfert vers la connaissance savante. Mais là où la religion donnait autrefois un sens à la finitude de l’existence et du monde, la Science garantit la cohérence du progrès perpétuel et sans limite. Dans ces conditions, toute résistance apparaît comme une crispation inutile engendrée par l’aveuglement obscurantiste. Enfin, la création de la catégorie « science » est l’occasion d’exclure certaines questions du champ démocratique, à travers l’instauration d’un espace étanche à l’opinion du peuple. Les seules personnes habilitées à s’intéresser à ce qui relève de la science sont les scientifiques eux-mêmes, la parole de l’expert devenant la garantie de l’objectivité et de la neutralité de tout jugement. Exposer ce jeu de dupes, nous dit Carnino, c’est s’efforcer de lutter contre l’accaparement des savoirs et techniques à l’origine de la dépossession politique contemporaine.
Le cinéaste, la jungle et le soldat [3]
L’histoire du dernier soldat japonais de la guerre du Pacifique, le lieutenant Hiro Onoda, resté seul à combattre sur l’île de Lubang aux Philippines jusqu’en 1974, vingt-neuf ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, continue de fasciner. Près d’un an après la sortie en salles du magnifique film d’Arthur Harari, Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, c’est un autre cinéaste, et pas des moindres, qui s’en est emparé : Werner Herzog. Cependant, ce n’est pas derrière la caméra que le réalisateur allemand s’est frotté à la jungle. Il s’est fait écrivain et dresse, au fil de cent cinquante pages agréables à lire, le portrait d’un Onoda qui diffère légèrement de celui d’Arthur Harari.
Là où le cinéaste français avait réussi à présenter la complexité psychologique d’un kamikaze raté voulant se racheter à tout prix – une sorte de Don Quichotte voulant s’inventer un destin et transformant le réel envers et contre tout – Herzog fait de son personnage un homme-jungle. Il insiste sur les bananiers qui ruissellent de pluie et les fourmis rouges, sur le mouvement perpétuel, sur une géographie qui ne laisse aucune prise à l’homme, quitte à faire usage d’un style parfois un peu forcé. On retrouve cependant le thème qui était au centre de Fitzcarraldo (1982), film sur un conquistador de l’inutile tourné en Amazonie : l’homme tentant coûte que coûte de dominer une nature hostile. À ce titre, malgré des similarités dans la structure narrative (le fait de commencer par la visite de Norio Suzuki en 1974) et si Harari est beaucoup plus ambitieux, les deux œuvres sont complémentaires. On lit même Herzog avec en tête les images encore fraîches de ce qui avait été l’un des meilleurs films de 2021.
En préambule et en conclusion, Herzog évoque son rapport au Japon et surtout, à son personnage. Il a connu le vrai Onoda, et s’est même rendu avec lui au Yasukuni, le temple shinto, situé à Tokyo, qui rend hommage aux soldats qui se sont sacrifiés pour leur pays, temple qui est au centre d’une polémique de longue date en ce qu’il honore également des criminels de guerre. L’anecdote qu’Herzog en tire est très belle, et interroge sur la matérialité de l’expérience et du passé. Onoda n’a-t-il jamais vécu qu’un rêve, à errer dans la jungle ? Rien que pour cette scène, ce petit livre vaut la peine d’être lu.
Racines et ramifications de la crise agricole [4]
Décrire une crise agricole qui se double de crises anthropologiques, identitaires et politiques, et analyser les liens entre toutes ces facettes d’une gigantesque crise de civilisation : un livre publié en 1977 pourra difficilement paraître plus actuel. Cette clairvoyance ne vient pas de nulle part : Wendell Berry appartient à une classe de penseurs rare. À la fois paysan et essayiste, on ne saurait dire s’il est davantage un « intellectuel » qu’un « manuel » ou l’inverse — tout comme Matthew Crawford ou Masanobu Fukuoka. On ne s’étonnera alors guère que Berry identifie précisément l’hyper-spécialisation des individus modernes, « entraînés à ne savoir faire qu’une seule chose », comme l’une des causes principales de cette crise de civilisation.
Berry décrit, d’un côté, des agriculteurs devenus d’aveugles techniciens de l’agrobusiness, coupés du reste de la société tout autant que de leur terre, et ne songeant plus qu’à « augmenter le rendement sans s’embarrasser des effets induits sur les ouvriers ou les consommateurs […], labourer d’immenses monocultures à l’aide d’un usage massif de pesticides, [sans se] soucier du tout de la destruction des sols ». De l’autre côté, les écologistes en prennent aussi pour leur grade : victimes d’un « syndrome de l’aquarium », ils ne voient la nature que de l’extérieur sans la connaître intimement ; et incapables d’en promouvoir un usage respectueux, ils confondent sa défense avec le fait de la tenir à l’écart du monde humain.
La crise de civilisation est donc à la fois un grand aveuglement et une grande séparation. Entre l’homme et la terre, entre l’homme et son corps (« nos corps ne sont plus dans notre modernité qu’une carrosserie dont la seule fonction est de transporter notre cerveau et ce qu’il nous reste de muscles au travail »), entre l’homme et la femme. L’atomisation et la désintégration du foyer familial, qui opérait jadis la jonction entre toutes ces composantes de la vie humaine, fait l’objet d’une longue discussion.
Berry aborde également (en 1977, rappelons-le !) la question de la crise énergétique avec une stupéfiante capacité d’anticipation, et un diagnostic qui ne sera hélas pas démenti par le cours des décennies suivantes. Écartant la question du mode de production de l’énergie, il propose de s’interroger avant tout sur ses usages. En particulier dans le monde agricole, il plaide pour la sobriété : « défendre un équilibre entre la vie et la machine, c’est défendre un usage modéré de ces dernières ». Plutôt que de débattre éternellement sur le nucléaire ou les renouvelables, Berry propose de commencer par « nous laver de toute paresse […] et réévaluer notre rapport au luxe et au confort ». L’agriculture prônée par Berry ne ressemble donc pas seulement à une agriculture sans pétrole, mais à une agriculture sans machines — ou le moins possible —, à échelle humaine.
Pour terminer, certains passages du livre évoquent de manière assez troublante ce qui deviendra, une quinzaine d’années plus tard, le fondement de l’idéologie transhumaniste. Dans un long passage dénonçant l’idéologie du Progrès et le culte religieux qui lui est voué, Berry constate déjà l’ambition naissante, parmi certains de ses contemporains, d’une ère « où nous vivrons tous confortablement dans un corps mécanisé », où l’on verra « des machines si sophistiquées qu’elles ne se contenteront pas de nous habiller et de nous nourrir, mais penseront pour nous, joueront à notre place, peindront nos tableaux, écriront nos poèmes. Ce sera le Paradis sur Terre ». Nous sommes en tout cas plus proches que jamais de mettre à l’épreuve la prédiction ironique de Wendell Berry.
Le grain de sable et la machine bien huilée [5]
Depuis 1973, le patronat a gagné. L’affaire semble entendue. Les succès néolibéraux se suivent et se ressemblent, le Code du Travail est chaque fois plus mal en point, et la précarisation gagne comme une lèpre. Loin de rivaliser de radicalité, nombre de syndicats semblent s’être assagis devant le choc : la CFDT bien sûr, mais aussi la CGT (avant un réveil tardif) ou la CFTC. Tous, avec des variantes bien sûr, se complaisent dans l’atonie, nous ânonnant les mérites du « dialogue social ». Plus question de vouloir renverser la table ; y avoir accès, c’est déjà pas mal, s’agirait pas non plus de trop en demander.
Tous les syndicats semblent donc vaincus. Tous ? Non… Car un syndicat peuplé d’irréductibles autogestionnaires résiste encore et toujours au patronat. Il s’agit de SUD, bientôt renommé Solidaires ! Né dans le sillage de la CFDT, à l’époque où celle-ci critiquait la CGT par la gauche, elle finit par couper les ponts avec elle. Dès lors, désormais autonome, SUD doit réussir à s’imposer comme un maillon marginal au sein de la grande chaîne syndicale, dans une aventure qui dure depuis quarante ans. Sur la ligne de crête, elle doit chaque fois chalouper, entre efficacité et refus de la compromission, alliance intersyndicale et maintien d’une ligne propre, revendications techniques et grandes batailles politiques…
C’est donc l’histoire d’un chaloupage que ces deux sociologues retracent. Dans un style légèrement jargonnant, ils font se mêler la grande et la petite histoire au fil des chapitres. Après un panorama général de l’histoire du syndicalisme, ils retracent l’histoire de quelques jeunes, syndiqués à la SNCF. D’une analyse aiguë du rapport SUD / Gilets Jaunes, ils élargissent sur l’approche des questions de conflits du travail par le syndicat. L’ensemble s’impose comme une monographie passionnante, suffisamment courte (200 pages) pour être vite digérée, suffisamment pertinente pour poser les bonnes questions. Le syndicalisme arrivera-t-il à s’adapter au monde du travail tertiarisé, fluidifié, managerisé ? Pourra-t-il se remassifier ou marche-t-il vers son déclin, sans résurrection ? Pas de réponses définitives, ici ; mais la description d’une initiative encourageante, de ce vers quoi il faudrait sans doute aller. Un livre hybride, entre constat froid et baume au cœur.
Lire, malgré tout [6]
C’est un livre à tiroirs. Un livre récupéré dans une obscure brocante, qu’on ouvre comme ça, l’air de rien, presque par compassion pour lui, parce qu’il gît depuis trop longtemps dans un coin sombre de notre bibliothèque.
On ouvre la première page, l’air de voir, et sans le savoir, le premier tiroir. Une préface, plutôt longue, d’un traducteur. Et une première phrase, magnifique, ravissante : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. » Surprise : ce livre nous parle… de livres. C’est même un vibrant plaidoyer pour la lecture. Au fil des pages, le fameux préfacier nous dresse une affriolante hypotypose de nos lectures de jeunesse, un clin d’œil alerte en forme de « ah, vous aussi ? ». Et, comme par volutes, s’esquisse une sémillante eau-forte quant à l’art de lire. Disposant, de-ci de-là, quelques conseils : que lire ? Dans quelles conditions ? Comment procèdent les grands esprits ? Et après nous avoir ainsi contenté, l’espace de cinquante pages, le préfacier nous laisse avec l’œuvre proprement dite, nous divulguant, en guise de coup de chapeau final, son nom : Marcel Proust.
Deuxième tiroir, le meilleur. Car, sur le même thème, Proust passe le relais à John Ruskin, sympathique socialiste romantique anglais du XIXe. Dans un verbe perlé, étincelant, Ruskin nous presse de lire ; car la lecture nous aide, nous oblige, nous enjolive. L’esprit capitaliste du temps valorise le massif, l’utilitaire et le balourd ; à nous de réintroduire de l’irrationnel, de l’élevé, du spirituel dans tout cela. Le Capital a fait du livre un amas de papier, d’encre et d’informations. « Le livre-causerie est imprimé seulement parce que l’auteur ne peut pas parler à un millier de personnes à la fois ; s’il le pouvait, il le ferait ; le volume n’est que la multiplication de sa voix ». À nous d’ennoblir le livre : d’en faire un concentré du meilleur de l’Homme, sa substantifique moelle. « L’auteur (d’un livre) a quelque chose à dire dont il perçoit la vérité ou la beauté secourable. Autant qu’il sache, personne ne l’a encore dit ; autant qu’il sache, personne d’autre ne peut le dire. (…) Il voudrait le fixer pour toujours, le graver sur le rocher s’il le pouvait, en disant : « Ceci est le meilleur de moi ; pour le reste, j’ai mangé et dormi, aimé et haï comme un autre, ma vie fut comme une vapeur, et n’est pas, mais ceci je le vis et je le connus ; ceci, si quelque chose de moi l’est, est digne de votre souvenir ». Ceci est son écrit (…). Ceci est un « Livre » ».
Troisième tiroir, qui amoindrit un peu le reste. Ruskin évoque ici la condition des femmes. Le texte est daté, les idées aussi. Elles n’ont d’intérêt qu’historiques, engoncées dans un essentialisme plombant. Après tout, Ruskin le dit lui-même : un livre « est toujours mêlé de mauvais fragments, de travail mal fait, redondant, affecté. Mais si vous le lisez bien, vous découvrirez facilement les parties vraies, et celles-ci sont le livre. » Et ces parties vraies sont ici de petites digressions, qui témoignent, qui d’une recherche de la sagesse, qui d’un amour de la nature. L’espace d’une heure, le socialisme romantique nous invite à chausser ses lunettes empoussiérées, oubliées ; à partager son optimisme obstiné, à porter un regard amoureux sur l’Humanité, à l’imaginer foncièrement belle et tendant vers le beau. Une vision ingénue, presque godiche, jaugerait le blasé contemporain. Assurément inadaptée à notre ciel de plomb, à nos villes pluvieuses et neurasthéniques ; mais ne l’était-elle pas déjà, au temps des rougeoyantes usines infernales, des sanglantes guerres impériales et des taudis pourrissants ?
E. P.
La quête d’un amour disparu [7]
Une fois n’est pas coutume, les romans de l’écrivain irakienne se lisent en Europe là où ils sont censurés dans le monde arabe. Paru en 2007, Comme un désir qui ne veut pas mourir, (« Tashahi » en arabe), est loin d’être un roman érotique car derrière la multiplication des images crues, il est encore une fois question de politique et d’amour.
Ce dernier thème fut peu exploré par les critiques ces derniers semaines alors que c’est depuis longtemps le cheval de bataille de l’écrivaine. Prix Naguib Mahfouz en 2004 et dans la shortlist du Prix international de la fiction arabe en 2020, l’œuvre d’Alia Mamdouh explore sans cesse la mort de l’amour dans le monde arabe où la guerre ravage tout. Le personnage principal de son dernier roman, Sarmad, est un exilé communiste irakien à Londres. Ce natif du sud de l’Irak est écrivain et traducteur de métier. Atteint d’une obésité pathologique, il rejoint un centre de soins sur invitation de son ami psychiatre parisien Youssef. Ce n’est pas seulement l’obésité qui tourmente Sarmad, c’est surtout la disparition progressive de sa verge sous des couches de graisse. Désespéré, il s’en remet à son médecin. Le récit se poursuit sur une quête mémorielle explorant ses relations avec les femmes, le langage, la culture et l’Irak car ce qui disparaît ce n’est pas seulement une partie de son corps mais tout un monde, dont son pays natal. Le nœud des complexes de Sarmad se cache dans une relation amoureuse ratée. Son amour des années de la faculté, Alef, lui a été ravie par son frère cruel Mohannad, un haut responsable des services de sécurité. Forcé à l’exil par ce dernier, Sarmad est prisonnier de cet amour volé et ses idéaux écrasés par l’hypocrisie, la violence, et la nostalgie. Il se console alors dans la nourriture qui finit petit à petit par l’aliéner.
La force symbolique derrière la violence que subit Sarmad est un lieu commun de l’histoire récente de l’Irak. Sarmad représente cette classe moyenne irakienne promue par la monarchie puis les différentes républiques irakiennes comme l’un des piliers de l’Etat moderne irakien rêvée. Pourtant, l’influence grandissante des républiques de l’Est a eu raison de ce rêve libéral en transformant l’Irak en un laboratoire de la déshumanisation avec la multiplication des services de sécurité et l’extension continuelle de leur emprise sur la vie des irakiennes et des irakiens. Les diatribes de Kita contre la gauche trouvent un fort écho dans l’histoire récente de l’Irak tant les coups d’État des forces progressistes ont été sanglantes à Bagdad. Mohannad est l’archétype du cauchemar irakien, il piétine la dignité humaine avec un cynisme absolu et sans remords, comme si sa conscience humaine avait été suspendue par un pouvoir politique dont la monstrueuse imagination n’a pas de limites. Dans une langue crue, Alia Mamdouh livre un récit sans concession, celui d’une société qui s’écroule sous le poids de la violence politique. Cette dernière finit par obséder toute la société qui ne connaît plus les joies d’une vie ordinaire. Pour l’écrivaine irakienne, l’amour ne peut naître sur une terre ensanglantée. Pourtant, Alia Mamdouh continue de plaider pour l’amour (voir son discours à l’Institut du monde arabe lorsqu’elle reçut une médaille pour son œuvre). Vivre et écrire reste le dernier moyen pour résister à cette machine infernale qui s’est abattue sur l’Irak et le monde arabe. D’ailleurs, Alef finit par dire à Sarmad son amour de jeunesse : « Malgré les ulcères et la mélancolie, tout ce qu’il te reste à faire, c’est de rester en vie, rien que pour crever l’œil de Mohannad, ceux des Blonds ensuite ! »
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