Shots et pop-corns

Les meilleurs disques 2023 de la rédac’

Terminons notre sélection de fin d’année avec nos coups de cœur musicaux de l’année 2023 : Keith Jarrett, ORKA, Motorama, Luther. À écouter sans modération sur les Internets, votre portable ou sur votre chaîne Hi-fi si vous assumez votre côté anti-moderne et faites partie des personnes qui achètent encore des disques (voire des vinyles), espèce en voie de disparition s’il en est.

  • Carl Philipp Emanuel Bach, Keith Jarrett, ECM Records [1]
  • All At Once, ORKA, Kervid Records [2]
  • Sleep, and I will sing, Motorama, I’m Home Records [3]
  • Ami, Luther, Sublime Records [4]

Le dernier dinosaure [1]

Cet album ne changera pas votre vie. Au mieux accompagnera t’il vos lectures, vos attentes, vos pensées du jour. Une curiosité quand même, on y joue des œuvres de Bach, pas le « vrai » mais son fils Carl Philipp Emanuel Bach. Sinon ? Un album invisible. Aussitôt écouté, aussi oublié. D’ailleurs, un album même pas « neuf » puisqu’il avait été enregistré en 1994, mais produit seulement en 2023. Voilà pour la critique de l’album. Fait pas rêver. Sauf que. Cet album n’est pas une œuvre, il est une couleur, rare. Pas la plus flamboyante, mais indispensable pour saisir l’œuvre de l’artiste, pianiste, compositeur, dans sa totalité. On finit toujours par rencontrer Keith Jarrett dans son parcours de mélomane. Pour une raison simple. La magie finit toujours par se mettre en travers de votre route, au moins une fois dans votre vie. C’est ce qui m’est arrivé, il y a fort longtemps.

« Quoi ? Tu connais pas ce gars ?!?!… bon ben, tiens je te prête ce CD, mais tu me le rends !!! ». Et me voilà savourant le concert inclassable de 1975 à Cologne en Allemagne, un monument. À ce jour, il est l’album de jazz solo piano qui s’est le mieux vendu de toute l’histoire. Et pourtant. Ce jour là n’annonçait rien de bon. Tout allait de travers. Notre pianiste n’avait pas la frite, le piano n’était pas le bon. Etc. À priori, ce concert n’était ni fait, ni à faire. Alors perdu pour perdu, Keith Jarrett va nous nous offrir quatre improvisations qui résonnent encore. Bon, le neuroscientifique vous dira qu’une improvisation n’en est jamais vraiment une, les doigts délivrent toujours quelque chose qu’ils savent déjà plus ou moins. On s’en moque. Ce jour là, quelque chose se passa.

Évidemment, il s’est passé un peu de temps depuis. Et on est plus proche de la fin que du début… On passera sur les côtés insupportables de l’artiste, « capable de quitter le plateau pour une simple toux ou un chuchotement ». C’est souvent le prix à payer des gars mi-dieu mi-humains. Ils prennent un melon de dingue. Tant pis, on ferme les yeux et on écoute, peut être son album le plus accessible My Song, 1978. Pianiste, compositeur, ou l’inverse. Jazz, classique. Le premier en roue libre, le deuxième en respect total. Keith Jarrett. Profitons-en, encore. « On a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie »… oui, je sais c’est du Céline.

Karl Eychenne

Duo électrique entre chantiers et hirondelles [2]

Première sortie studio d’ORKA depuis sept ans, All At Once restera un album important dans la discographie d’un groupe qui évolue continuellement, tout en gardant un style et une identité fortes et très reconnaissables. L’expérimentation est au cœur de son processus créatif : originaire des Îles Féroé, ORKA a pu tout d’abord être décrit comme un groupe de musique industrielle, fabriquant ses propres instruments à partir de matériaux de récupération ou d’outils agricoles. Après deux albums percutants au parfum d’Einsturzende Neubauten des mers du nord, ORKA s’était progressivement dirigé vers une musique plus électro et plus pop : les paroles abandonnèrent le féroïen pour l’anglais, les samples et les synthétiseurs numériques devinrent la chair des créations du groupe. Avec All At Once, ORKA (désormais duo constitué du Féroïen Jens Thomsen et de l’Anglaise Francine Perry) livre un album beaucoup plus techno et clubby, très entraînant et clairement inspiré des dancefloors londoniens.

À propos du morceau introductif, Bird, Jens Thomsen expliquait récemment : « Nous avions commencé à travailler sur ce morceau dans le studio de Francine, alors situé dans un quartier industriel de Peckham. Nous voulions collecter quelques samples provenant des chantiers autour du studio, que nous aurions pu utiliser comme sons de percussions. Mais tout ce que nous avons réussi à saisir furent des chants d’oiseaux. Les enregistrements ne nous ont servi à rien, mais le nom est resté : Bird. » Un bon résumé de la démarche d’un groupe qui aspire à « créer un art en dialogue avec son environnement » ; un clin d’œil aussi au premier album d’ORKA, Livandi oyða, enregistré à la ferme familiale et marqué par les chants d’hirondelles.

Tandis que les courts titres Millennium Green ou Catford Snow, en forme d’intermèdes, apportent une touche ambient apaisée et onirique à l’album, N176 ou Glory Dust explorent des territoires aux confins de la house. Atlantic, aux beats énergiques, reçoit (comme d’autres titres de l’album) les collaborations d’Émilie et Yann Tiersen, ainsi que d’anciens membres d’ORKA.

All At Once est surtout une excellente occasion de (re)découvrir le reste de la discographie d’ORKA : entamée en 2007 et toujours aussi actuelle, ses huit albums font rayonner sur la scène internationale la musique féroïenne, et la musique électronique au sens large.

Frédéric Santos

Retour aux sources du post-punk russe [3]

Fondé en 2005 à Rostov-sur-le-Don (ville récemment au centre de l’actualité du fait d’un épisode du conflit russo-ukrainien), et longtemps sous bannière du label bordelais Talitres, le groupe Motorama est progressivement devenu une référence de la cold wave et du post-punk. Leurs deux premiers disques (Alps et Calendar), plutôt minimalistes et très efficaces, s’inscrivaient dans un style très proche de celui de leurs voisins russophones (plus contemporains) Human Tetris et Molchat Doma. Lignes de guitare douces et mélancoliques dans un esprit krautrock, basse très présente, batterie imprimant un rythme rapide et énergique, le tout surplombé par la voix grave de Vladislav Parshin : la recette a été reprise et peaufinée pendant une décennie de sorties à succès et de longues tournées.

Plus récemment, Motorama avait pris un virage plus électro avec l’album Many Nights, marqué par la présence (inédite dans la discographie du groupe) de nombreux claviers et synthés numériques. Avec Sleep, and I will sing, Motorama revient en quelque sorte à ses premières amours de cold wave minimaliste, mais en gardant la touche plus chaleureuse développée dans Many Nights. Ce nouvel album, indiscutablement le plus lumineux et entraînant de leur discographie, s’ouvre avec les excellents Two Sunny Days et And yes, probablement deux des morceaux les plus accrocheurs jamais écrits par le groupe.

Twilight Song est quant à lui un parfait résumé du style Motorama : après une ouverture assez dark/goth dominée par la basse et un chant brumeux, le morceau prend rapidement des teintes plus aériennes et enjouées, dans un mélange des registres que le groupe maîtrise à la perfection depuis ses débuts. Rien d’étonnant donc à ce que le titre Dreams serve de conclusion à un album qui, à l’image de sa pochette, invite à une contemplation joyeuse.

F. S.

Le bon génie de la New Gen [4]

2023, c’était un mauvais cru pour le rap français. Année terne, année plate. Pas un rappeur pour secouer le game, pas un putschiste pour détrôner le king. Non, des ermites dans leurs chapelles, des pégus dans leurs prés carrés. Chacun chez soi, chacun sa recette, chacun sa routine. Et nous, on s’ennuie ferme.

Heureusement qu’en sourdine, il y a les jeunots. La New Gen et ses sonorités nouvelles. L’hyper-pop de Winnterzuko, la jersey de Kershak, la plug de Serane. Et, par-delà ces styles, un même point commun : une envie de « représenter sa génération », de rehausser la culture des années 2000 (leur enfance), de la remixer au goût du jour.

Luther fait partie de cette New Gen. À peine majeur, il empile les projets. Jusqu’à sortir Garçon : premier pas vers le succès. En 2023, il récidive avec Ami : un 3-titres, parfaite porte d’entrée. Garçon ou Ami, l’ambiance est la même : brumeuse, automnale, confidente, au service d’un rappeur qui table sur la normalité, l’introspection, peut-être même la fragilité. Pas du genre larmoyant, mais Luther parle de lui, sans affectation.

D’autant qu’il écrit bien, sans se la jouer cryptique. On s’était habitués aux mélanges d’argot, aux allusions qui se télescopent, aux jeux de rimes en guise de punchs. Ici, ça change. Le lexique est clair et le texte a du souffle ; les punchs sont fréquentes et souvent juste ; surtout, on voit ce qu’il dit. C’est un faiseur d’images. En quelques traits, Luther pose un décor. Il sait décrire : ses journées, ses pensées, son humeur. Le quotidien d’un mec de la « géné’ Internet », plutôt casanier, « les mêmes jours en repeat ». Du réel, du concret. Du rap.

Yves Perrugan

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