1. Créer un remède collectif aux champignons hallucinogènes, par Noé Roland
2. « Le voilà, le matin neuf qui se lève », par Mathilde Marchand
3. Fin de la campagne, début de l’offensive, par Kevin Amara
4. Ne laissons pas la place au vide, par Aurelien Beleau
5. À nous de jouer, par Galaad Wilgos
6. Nous ne voulons pas être milliardaires, par Vincent Froget
7. Cinq ans pour une reconquête, par Aesra Legrand
8. En route plutôt qu’en marche !, par Frédéric Santos
9. Dépasser la colère : l’émergence d’un populisme de gauche à la française qui ne s’éteindra pas, par Romain Masson
10. Porter le regard au-delà des limites, par Sylvain Métafiot
1. Créer un remède collectif aux champignons hallucinogènes
Nous connaissons désormais le visage de notre principal ennemi durant les cinq prochaines années : un autocrate à la tête d’une monarchie financière. Je pronostique à l’hologramme de François Hollande une cote de popularité aussi basse que mes pieds d’ici quelques semaines. Nous n’avons pas élu l’extrême-droite, mais nous avons élu l’extrême-centre qui, sous couvert d’un programme soi-disant modéré qui ne convient à personne, n’hésitera pas à employer les airs les plus martiaux face à toute tentative de résistance. Nous voilà donc en marche vers plus de précarité, plus d’injustice, plus de violence politique et plus de ressentiment populaire, guidés par un champignon hallucinogène auquel nous devons fabriquer un remède.
Collectivement, marchons dès à présent à contre-courant dans toutes les sphères de la vie publique, sabotons les plans de l’oligarchie, soyons libres de demander plus d’égalité et de fraternité, et construisons notre contre-projet via la culture et le concret. Avec la gauche à 20%, le regain d’importance de la question sociale et la relative nullité de notre nouveau président des riches, nous avons plusieurs cartes à jouer.
La première sera électorale : les législatives arrivent, et notre camp est divisé. L’heure est au regroupement : camarades, cessez immédiatement les querelles et effacez vos ardoises ! On repart de zéro ! Pas pour vous, mais pour nous, pour le peuple. Rien n’est plus urgent, pour l’heure, que de nous construire un barrage de députés aptes à nous défendre face aux nombreux partis de l’argent.
Pour porter tous leurs fruits, les coups suivants devront être à la fois individuels et coordonnés. Individuels, parce que nous ne pouvons plus nous permettre de faire preuve de lâcheté dans notre quotidien. Nous ne pouvons plus nous contenter de nos critiques adressées à un système économique et politique dépassé, en acquiesçant timidement lorsqu’il tente de nous acheter par ses offrandes. Nous ne le dépasserons qu’en acceptant de nous en émanciper, par la liberté d’expression, par la sobriété heureuse, par la ténacité. Nous ne le dépasserons qu’en refusant d’y parvenir, comme le géographe anarchiste Elisée Reclus nous y invitait au XIXe siècle.
Et nous devrons aussi être coordonnés, c’est-à-dire inscrire nos combats dans le commun, parce qu’il faudra bien s’unir et combattre, par tous les moyens possibles, contre l’idée d’une France start-upisée, réduite à une succursale du nouveau capitalisme, coincée entre les savants fous du libéralisme et les Frankenstein de l’identité nationale. Avec Macron à la tête du pays, nous devrons refuser que notre pays, en rejoignant l’ordolibéralisme allemand, devienne la tête de pont d’un ordre européen profondément réactionnaire et antisocial. Empruntons dès maintenant le chemin inverse en faisant le contraire de ce que le “consensus raisonnable” nous somme de faire : redevenons un bastion de libération populaire, un espoir, un exemple pour tous les peuples.
2. « Le voilà, le matin neuf qui se lève ! »
Au soir du premier tour, la défaite pour nous tous fut amère, douloureuse, et même brutale. Pour tous ceux qui, militants de longue date, ou nouveaux venus portés par la formidable dynamique de la France insoumise, y ont cru chaque jour un peu plus. Pour tous ceux qui ont osé se dire enfin que la victoire était possible, juste là, à portée de main. Pas une victoire égoïste, faite de gloriole et de vanité, non. Mais la victoire de l’humain sur la finance, de l’horizon commun sur la débâcle individualiste. Celle-là même que nous appelions déjà de nos vœux en 2012, et qui fut portée à travers de nombreux combats dont nous souhaitons nous faire héritiers.
Les résultats du scrutin, bien qu’assez peu surprenants finalement, ne font que rendre cette défaite plus difficile à supporter. Comment comprendre le second tour qui s’offrait à nous, comment accepter l’absence de choix qui nous était proposée en guise de parodie démocratique ? Face à un programme ambitieux, chiffré, collectivement construit, c’est entre la France de Marine Le Pen et celle d’Emmanuel Macron qu’il nous a été demandé de choisir. Entre la France de la finance reine, et celle de l’exclusion et du rejet érigés comme mots d’ordre. La France de la loi de la jungle économique et la France du tri ethnique. Dans les deux cas, seuls les plus forts survivent. Je le refuse catégoriquement. Et nous sommes nombreux, à ne pas avoir voulu nous résigner à choisir entre la cause et la conséquence. Le peuple a désormais tranché, selon la loi démocratique, critiquable certes mais légitime et implacable. Emmanuel Macron sera notre président. Et face à cette réalité, plutôt que faire front, nous nous déchirons sur des querelles puériles et intestines, nous perdons de vue l’horizon commun. Les dirigeants de nos mouvements s’enlisent dans des batailles épuisantes et inutiles, qui ne font que montrer de nous une image ternie. Nous avons beaucoup de raisons de nous sentir abattus, abandonnés, endeuillés.
Et pourtant… Pourtant. Il ne sert ni de pleurer, ni de maudire, ni de ruminer. Au total, 20 % des électeurs ont donné à la France insoumise la chance et la responsabilité de reconstruire l’espoir d’un pays plus juste et solidaire, libéré de traités européens mortifères, d’une humanité qui se donne la chance de survivre sur une planète déjà abîmée, qui prône la paix face à la guerre sous toutes ses formes. Ces voix seront entendues. Les élections présidentielles terminées, il faut désormais reprendre le chemin du combat, et il n’est pas des moindres. Emmanuel Macron a annoncé la couleur très clairement, il ne touchera pas à son programme, et il réformera par ordonnances et au plus vite le Code du travail. Par réformer, entendez “couper au maximum pour flexibiliser”, rendre les entreprises et les travailleurs “agiles”, ne surtout pas toucher à la directive travailleurs détachés. C’est vrai que les élites libérales européennes, frustrées de ne pas pouvoir délocaliser toutes les activités dans les pays où les salaires sont les plus bas, ont trouvé une alternative brillante : délocaliser les humains. Les résultats du Front national en sont, pour partie, le prix, et la présence au second tour du parti frontiste risque de devenir récurrente. La “société macroniste” quant à elle ne sera pas tendre, et il faudra y résister, de toutes nos forces, et par tous les moyens possibles. Voici quelques idées, concrètes mais essentielles, que chacun peut appliquer à son échelle dès maintenant pour s’armer à sa manière face au monde qui vient :
- Prenez votre carte dans un parti qui résistera au banquier. La “start-up France” ne passera pas par nous.
- Commencez la campagne des législatives si ce n’est déjà fait, elle sera cruciale pour lutter au Parlement contre ce qu’il sera possible de bloquer d’un point de vue législatif.
- Syndiquez-vous et préparez-vous à des luttes acharnées en interne, puisque le droit commun du travail sera donc détruit par ordonnances, dans un délai a priori très court. C’est désormais au sein des entreprises que va se jouer une partie importante de la lutte politique.
- Plantez des arbres, cultivez vos potagers, prenez le vélo et le train, pour compenser le carbone que la politique Macron va produire. L’environnement ne sera pas plus pris en compte par le futur président qu’il n’a été évoqué dans le débat d’entre-deux tours. Et il y a urgence !
- Relevez la tête. Nous avons fait un score historique et, chaque jour, je vois dans les enfants que je croise le symbole d’une génération qui vient, qui n’a rien demandé, et à qui nous devons ce combat.
Pour nous guider et apaiser nos cœurs endeuillés, nos esprits échaudés, nos âmes fatiguées par ces mois et ces dernières semaines de campagne, voici quelques mots, brillants, de la grande Rosa Luxemburg, qui écrivait depuis sa prison en 1916 : « Fais donc en sorte de rester un être humain. C’est ça l’essentiel, être humain. Et ça, ça veut dire être solide, clair et calme, oui calme, envers et contre tout, car gémir est l’affaire des faibles. Être humain, c’est s’il le faut, mettre gaiement sa vie toute entière “sur la grande balance du destin”, tout en se réjouissant de chaque belle journée et de chaque beau nuage. » Mettons donc nos vies tout entières dans la grande balance du destin, pour peser dans notre sens, celui de la justice sociale, celui de la reconquête de la souveraineté populaire, celui de la transition écologique. Jean-Luc Mélenchon, le 23 avril au soir, disait : « Le voilà, le matin neuf qui se lève ! ». Il avait raison. La gauche aujourd’hui, c’est nous, et nous ne sommes qu’au début du chemin. Alors, au travail, camarades !
3. Fin de la campagne, début de l’offensive
Cette campagne présidentielle fut d’une importance cruciale, à n’en pas douter. Il y a énormément de choses sur lesquelles nous pourrions revenir, mobilisant tantôt les regrets et les amertumes, tantôt les colères et les fureurs, qu’on en arrive à oublier le principal : la dernière fois qu’une gauche radicale en France avait atteint la barre symbolique des 20%, c’était avec Duclos, sous l’étiquette du PCF, en 1969. La seule différence – majeure – c’est qu’à cette époque, l’électorat communiste était armé et défendait avec rage les conquis sociaux (« Il faut parler de conquis sociaux », disait Ambroise Croizat, père de la Sécurité sociale en France, « et pas d’acquis sociaux : le patronat ne désarme jamais »).
Je ne suis pas militant de la France insoumise. Je me tiens depuis toujours éloigné de tous les partis politiques, considérés par Simone Weil comme étant des « machines à fabriquer de la passion collective », des « organisations construites de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres » et « [dont] l’unique fin est [la] propre croissance, et cela sans aucune limite ». Je n’en suis pas militant, mais je ne suis pas aveugle pour autant. En effet, les militants de la FI sont parvenus à réintroduire aussi bien dans le paysage politique que dans le champ social une lecture marxiste de notre société. Ils ont participé à ouvrir un espace dans lequel il sera possible de s’engouffrer. Parler d’une France insoumise, ce serait succomber au fantasme. Ce que l’on constate pourtant, c’est qu’il y a un peuple de gauche qui renaît, qu’un jeune sur trois a voté pour un programme de gauche radicale, et que ce peuple de gauche semble s’auto-instituer et se donner les moyens à la fois humains et politiques de faire émerger une révolution que nous appelons tous de nos vœux, de plus en plus nombreux. En cela, la part prise par les militants de la France insoumise doit être reconnue. Il n’y a pas à rougir du dénouement, il faut observer la tendance qui se dessine, au-delà du seul résultat électoral. Une brèche s’ouvre, et il s’agira de la maintenir grande ouverte : il s’agira même de l’élargir. C’est un travail collectif qui arrive. Cette campagne présidentielle fut celle de la mise en cause directe de la caste capitaliste, de l’oligarchie, et cela même de la part de bon nombre d’électeurs FN. Cette campagne a permis de parler à nouveau – il était temps – de lutte de classes. Dans « lutte de classes », il y a le mot « classes » : chacun semble désormais comprendre où il se trouve, symboliquement et dans les rapports de production. Il y a également le mot « lutte ». Alors, organisons la lutte.
Le contexte et l’urgence qui l’accompagne nous invitent à nous débarrasser au plus vite de notre narcissisme des petites différences. Insurrectionnaliste, j’aurais aimé qu’à l’annonce des résultats succède l’émergence de barricades, un peu partout en France. Je me trouve donc enclin d’un point de vue personnel à mépriser celles et ceux qui continuent de croire en l’exercice d’un pouvoir politique – de tous les pouvoirs politiques – par le biais de la démocratie libérale. C’est un symptôme de l’individualisme qui ronge le corps social, et il convient de s’en expurger au plus vite. Ce narcissisme des petites différences, qui nous pousse à voir comme une mouche à merde au milieu d’une tasse de lait toute divergence politique avec un interlocuteur, est précisément ce qui nous empêche de nous penser en tant que classe et de mobiliser les conditions objectives de la création d’un corps social suffisamment efficace pour reprendre l’ascendant, ne serait-ce que d’un point de vue psychologique. Les bourgeois, les possédants, les ventres repus du capitalisme, ne sombrent pas dans cet écueil, quant à eux, et sont capables de se penser comme une classe en faisant fi des divisions qui seraient susceptibles de les séparer : religions et idéologies politiques.
Plus que jamais, il est nécessaire que nous décolonisions nos imaginaires de tout ce que le libéralisme culturel y a imposé de force, ou pire encore, facilement, par le biais des merdes culturelles qu’il produit à la chaîne et que nous consommons docilement. Théoriquement, il y a un abîme entre un conseilliste et un anarchiste, entre un anarcho-syndicaliste et un socialiste conservateur, entre un éco-primitiviste et un républicain de gauche. Théoriquement, seulement. Dans les faits, il y a une unité : tous ont un ennemi commun qui leur permet de se penser et de se fixer comme un groupe homogène malgré la disparité des points de vue et des aspirations : le Capital et ceux qui le sous-tendent, qui poursuit son expansion de manière exponentielle. L’urgence qui s’impose à nous et qu’il serait irresponsable de ne pas regarder en face est celle de la nécessité d’une coalition de toutes les gauches, de toutes les forces d’opposition au capitalisme, afin que finalement, la peur change de camp, et ce de manière définitive. Les « vaincus de la mondialisation » doivent s’unir et destituer le monde capitaliste.
Ces élections auront été décisives. L’offre faite au peuple de France de choisir entre deux tentations fascisantes – tandis qu’un camp oppose les races, l’autre oppose les classes : in fine, les deux font l’injonction d’une lutte fratricide, et qu’est-ce que l’utilisation par la force de l’État au profit d’un néolibéralisme toujours plus violent, si ce n’est une forme moderne de fascisme ? – aura été la démonstration que le cirque électoral va mourir, et l’on assiste à son agonie. George Orwell, dès 1938, nous mettait en garde : « […] se battre contre le fascisme au nom de la « démocratie » revient à se battre contre une forme du capitalisme au nom d’une autre de ses formes, susceptible à tout instant de se transformer en la première ». 12 millions d’abstentionnistes, 4 millions de votes blancs et nuls au second tour, malgré le Front républicain : ce n’est pas que le Front national ne fasse plus peur, mais bien le signe d’un désaveu total de la politique politicienne.
Nous ne manquons pas de symboles sur lesquels nous appuyer pour reconstruire une unité de classe, et participer à l’émergence d’un nouveau récit collectif suffisamment stimulant et mobilisateur pour qu’il soit à même de créer les conditions d’une révolution par le conflit social. La résurrection d’une gauche radicale en France, on l’a dit. Le caractère durable des oppositions au capitalisme, également : les ZAD se multiplient, et se pérennisent, faisant reculer – voire abandonner – l’État, au niveau symbolique, certes, mais surtout au niveau de la lutte territoriale. Le caractère incontrôlé et incontrôlable des cortèges pendant les manifestations contre la loi Travail, laquelle aura permis la création de multiples blocs de contestation voués à s’installer progressivement dans le champ social. Et cætera.
À nous de savoir unifier nos luttes et de nous rendre ingouvernables, définitivement. En attendant, nous risquons de cracher du sang.
4. Ne laissons pas la place au vide
Cet entre-deux tours a été pour moi une confirmation quant à l’apathie politique d’une bonne partie de l’électorat français. Il a été l’occasion de révéler le manque d’idéal et de vision politique d’une bonne partie du corps électoral. Les appels incessants sur les réseaux sociaux pour “faire barrage” ont été de grands moments de “flashs totalitaires” comme l’avait décrit Emmanuel Todd pour expliquer les événements post-Charlie. À l’époque le sociologue et démographe expliquait la chose suivante : « J’ai vécu ce moment d’unanimité apparent, relayé par les médias, comme un flash totalitaire. C’est le seul moment de ma vie où j’ai eu l’impression que ce n’était pas possible de parler en France. »
Ces invectives ont été l’occasion de voir enfin des proches ou amis prendre une position tranchée sur une question politique. Ils sont devenus, par la force du vote utile, des commentateurs politiques chevronnés. Mais cette défense quasi-unanime de la République face au danger Bleu Marine est symptomatique de l’annihilation de toute idée de changement. Il semble beaucoup plus facile de faire campagne en faveur du barrage plutôt que pour un projet ou un candidat. Les mêmes ont-ils cherché à comprendre les raisons poussant plus de 20 % des électeurs à voter pour la candidate FN ?
Une bonne partie des articles et des tribunes relayés ont préféré proférer des procès en responsabilité au « ni-ni » des Insoumis, comme on les appelle. À croire qu’ils seraient responsables d’avoir mis le FN aux portes du pouvoir. Pourtant une lecture rapide du programme de la France insoumise aurait dû les convaincre de sa pertinence dans un contexte de crise du système politique et de nos modes de vie. Serait-il possible que ces commentateurs en herbe ne soient pas totalement innocents de ce marasme politique ? Ceux qui, par manque de convictions politiques et de volonté de transformation du quotidien, ont été frappés par le sceau du défaitisme.
En se focalisant sur l’abstention à gauche et sur l’absence de consigne de vote de Jean-Luc Mélenchon, on aperçoit une forme d’intériorisation de la contrainte issue de notre système démocratique selon laquelle une personne décide à la place des autres. Nous n’avons pas l’habitude qu’un responsable politique défende le libre arbitre chez son électorat. Ceux qui considèrent ce silence comme une “trahison” ne se sont pas, pour autant, offusqués du hold-up démocratique lors du vote d’une partie du Traité européen au Parlement après la victoire du “non” au referendum de 2005.
Au premier tour, de nombreux électeurs de gauche se sont repliés sur Macron par peur d’un second tour Fillon-Le Pen et avec lui le retour à la morale conservatrice. Emmanuel Macron a su jouer sur cette “gauche libertaire” dont l’égalité des droits est mise sur un piédestal au détriment des notions d’équité et de solidarité. L’ancien ministre de l’Économie a su se montrer rassurant sur les questions sociétales et pragmatique sur le plan économique. Sa candidature, portée par une couverture médiatique sans pareille, donnait l’impression que le consensus mou était toujours préférable à l’instauration d’un véritable rapport de force, pourtant nécessaire pour faire bouger les lignes économiques et sociales.
Ainsi, de nombreux proches ont pu se reconnaître politiquement dans le programme de la France insoumise : la prise en compte de l’urgence écologique, le respect des circuits courts de l’agriculture, la justice fiscale, voire la VIe République. Cependant deux points de désaccord semblaient insurmontables : le risque de sortie de l’Europe et la rupture avec l’Otan suivie d’un rapprochement avec Poutine.
La boule aux ventres et sans réelle conviction, de nombreux électeurs plutôt “de gauche” ont choisi de voter “utile” en mettant de côté leurs idéaux. Ils ont contribué à mettre sur la première place du podium celui qui détricotera le droit du travail, supprimera notre système de retraite par répartition, culpabilisera les chômeurs, protégera la finance dérégulée et la concentration des patrimoines et marginalisera la question écologique. Un vote par défaut pour ceux qui se satisfont du statu quo, sans véritable adhésion à un projet de transformation sociale, démontrant les méfaits d’une société régie par l’imaginaire collectif solidaire au détriment de l’individu. Pourtant faire de la politique doit être l’occasion de voter “pour” et non “contre” afin de nous conduire vers un idéal souhaitable.
5. À nous de jouer
La première révélation de cette élection présidentielle tient sans nul doute dans ce constat désormais acté : plus de 60 % des votes durant le premier tour ont été vers des candidats ne se définissant plus (principalement) en référence au clivage gauche-droite. Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron ont tous trois mis cette division de côté, la niant pour Marine Le Pen, l’ignorant pour Emmanuel Macron, et la dévaluant au profit d’une opposition entre peuple et oligarchie pour Jean-Luc Mélenchon. L’effet principal de cette nouvelle configuration politique a été visible : les débats se sont bien plus portés sur les sujets qui opposent vraiment les Français, de la mondialisation à l’Union européenne en passant par la sécurité sociale et la lutte contre le terrorisme – au détriment des polémiques usuelles sur l’islam et la laïcité. Finie l’opposition entre un “peuple de gauche” et un “peuple de droite”, l’heure est désormais au conflit entre “France ouverte” et “France fermée”, “gagnants” et “perdants” de la mondialisation, périphéries et métropoles, peuple et élites, jusqu’aux plus courageux se remettant à parler de classes populaires.
Guy Hocquenghem disait dans son célèbre ouvrage Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary : « Il y a bien deux chemins pour être “ni droite ni gauche”, l’un par l’extériorité, à la fois à l’une et à l’autre ; et le second par l’inclusion à la fois dans la droite et la gauche ; dans ce qu’il y a de plus typiquement de gauche, expéditions coloniales, adulation de l’administration, et de droite, néolibéralisme et nucléaire. Les voilà, le mouvement tournant, l’usurpation de drapeau ; ils ont bien dépassé et la droite et la gauche sous laquelle ils vinrent au pouvoir comme la gauche était venue au pouvoir municipal et culturel du temps de la droite ; ils les ont dépassées pour en sublimer, en concentrer les éléments les plus réactionnaires, les aspects les plus répressifs. »
En effet, il existe plusieurs manières de se situer en-dehors de la gauche et de la droite, et ces trois candidats semblent en incarner aujourd’hui les principales variantes : Marine Le Pen reprend pour elle la négation classique de l’extrême-droite au profit d’une vision organique, voire ethnique de la nation, censée transcender les classes sociales, et Emmanuel Macron, quant à lui, revendique en réalité une fusion du libéralisme des deux rives, en attirant autour de lui des libéraux venant du PS, du centre ou de Les républicains. Cependant, c’est bien la vision de Jean-Luc Mélenchon qui demeure la plus pertinente. Il s’agit effectivement de la plus intéressante critique pratique de la centralité de ce clivage depuis bien des années.
Lors de la présidentielle de 2012, le Front de gauche, avec son Parti de gauche, étaient incapables d’avoir une quelconque résonance malgré une superbe campagne. C’était l’époque de la stratégie classique de la gauche traditionnelle, à grand renfort de Front contre Front, d’appels à voter PS, de dénonciation du “populisme” ; c’était aussi une époque d’incertitudes par rapport à la position adoptée à l’égard de l’Union européenne, de l’euro, de l’immigration, etc. Devenu la France insoumise, le mouvement de Mélenchon, les livres populistes de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau en main, a résolu en grande partie tous ces problèmes. Le résultat fut à la hauteur de ce changement de paradigme, les Insoumis engrangeant plus de 19 % des votes, dont une grande partie est issue des classes populaires. Que cela soit donc une leçon pour les générations futures de militants : la réalité prend tôt ou tard le pas sur l’idéologie, dont la nature tend toujours vers la fossilisation et le psittacisme. Cela a été la grande intelligence de ce mouvement.
Mais ne nous leurrons pas.
Malgré la dynamique extraordinaire de Jean-Luc Mélenchon et de son mouvement, la France insoumise demeure attachée au système parlementaire et au gouvernement représentatif. Des institutions anti-démocratiques qui, tôt ou tard, se seraient retournées contre ceux qu’elles dominent. Si l’unique barrage électoral à Emmanuel Macron et Marine Le Pen est une marée insoumise lors des législatives de 2017, l’unique barrage au capitalisme que ces deux candidats défendent n’est en réalité pas un barrage, mais une barricade.
Pour cette raison, l’avenir politique se jouera en-dehors des institutions hétéronomes du capitalisme et de ses valets : dans la rue, dans les usines, dans les entreprises, dans les syndicats, dans les champs, dans les associations, c’est-à-dire dans tout ce qui évolue dans les marges du système parlementaire, et nulle part ailleurs. C’est en se fédérant, d’une manière ou d’une autre, que ces acteurs arriveront à former une force politique consciente et menaçante, capable de freiner un premier temps les ravages sociaux que nous promettent macronistes et marinistes, et éventuellement d’imposer des réformes sociales audacieuses – voire, qui sait, un jour, une révolution qui renverserait le système capitaliste au profit d’une société authentiquement autonome, c’est-à-dire réellement démocratique, profondément égalitaire et sincèrement fraternelle. Car en effet, pris dans les rets de l’État bureaucratique français, et devant faire face aux multiples rapports de force politiques et économiques (des multinationales à l’Union européenne), Mélenchon, même élu, n’aurait probablement pas été à la hauteur des ambitions portées par son programme. Ce sont avant tout les mouvements sociaux qui pourront porter ces propositions, comme ils le firent durant le Front populaire (dont le programme était autrement plus modeste). Seuls des mouvements spontanés et insurrectionnels – que cela soit une grève générale ou d’innombrables reprises d’usine – pourront empêcher le pouvoir, quel qu’il soit, d’accentuer la dynamique du capitalisme.
Vaste projet, âpre lutte, espoir sans doute naïf, mais seul salut dans cette « période de basses eaux » dont parlait Castoriadis. Si une conjonction invraisemblable d’éléments s’acharne à empêcher toute constitution d’une classe consciente et combative – dont une mélancolie issue de la défaite de 1989 qui faisait dire à Enzo Traverso que « ce qui restait de ce siècle de soulèvements n’était plus qu’une montagne de ruines et l’on ne savait pas comment déblayer les décombres ni où commencer à reconstruire, ni même si l’on en serait capables ou si cela en valait la peine » (Mélancolie de gauche, éditions La Découverte) – seule l’émergence d’une telle classe pourrait enfin raviver l’indépassable lutte des classes, contre une bourgeoisie mondialisée bien trop consciente de ses privilèges et de la guerre sociale qui en découle. C’est pour cela que le sous-commandant Marcos déclarait que si la gauche et la droite existaient, existait « sans doute plus durablement encore “l’en haut et l’en bas”. » un bourgeois de gauche n’ayant « rien à voir ni à faire avec une femme ou un homme de la gauche de “l’en bas”. » (Ballast). Cependant, encore faut-il que le bas soit conscient d’être opposé à un “haut”. La formation de la classe ouvrière avait été, après tout, le produit laborieux de luttes quotidiennes contre le capitalisme industriel naissant, aidées par des liens sociaux de proximité très solides et de vieilles habitudes communautaires. C’est donc à cela que doit s’atteler aujourd’hui toute personne soucieuse de défendre les intérêts des plus humbles et des plus démunis. La défaite du mouvement ouvrier, au lieu d’être moteur d’apathie, doit devenir, comme le furent les défaites des siècles passées aux yeux de ce mouvement, une leçon pour tous les révoltés et les exploités. Contre l’atomisation, recréer du lien social. Contre la fragmentation du corps social, la ré-organisation des dominés. Contre la perte de tout horizon politique, l’élaboration de nouveaux projets révolutionnaires, soucieux de rompre avec le pire comme de conserver le meilleur.
C’est sans doute Raoul Vaneigem, dans un texte intemporel critiquant les élections, qui a le mieux formulé la politique telle que l’envisage le socialisme du Comptoir : « Je ne veux ni du “Ferme ta gueule !” ni du “Cause toujours !” Je veux que la politique retrouve son sens premier : l’art de gérer la cité. Je veux qu’une démocratie directe émane non de citoyens battus, cocus, contents, mais d’hommes et de femmes soucieux de promouvoir partout la solidarité et le progrès humain. »
6. Nous ne voulons pas être milliardaires
Ce second tour consacre le résultat du premier. Par défaut ou par adhésion, une partie des Français a mis Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle le plaçant ainsi sur les rails de l’Élysée. Son programme et son parcours politique ne laissaient pourtant aucun doute. Il représente la France intégrée au libéralisme mondialiste, la France qui gagne. Par déni, omission, méconnaissance ou mépris, les forts, les gagnants vont donc écraser encore plus les faibles à moins que Macron ne réussisse son pari de reconnecter la France périphérique.
Paris et ses 90 % de votants pour le candidat d’En Marche ce dimanche 7 mai 2017 conforte les analyses de Christophe Guilluy jusqu’à la caricature. Il faut dire que ce second tour n’a offert (comme en 2002) qu’un ersatz de démocratie. Le premier tour avait ainsi vu se qualifier, le vote par défaut – puisque 40 % des votants pour Emmanuel Macron ne l’ont pas réalisé par conviction – et le vote dynamite contre le système (Marine Le Pen) qui après le débat de l’entre-deux tours, s’est avéré être un pétard mouillé.
Cependant, pour la première fois, un mouvement politique a réussi à récupérer des voix au FN. La gauche populaire s’est présentée avec un programme plutôt cohérent, une vision, un nouveau projet de société. Là où les autres courants se confondent traditionnellement entre vétusté et petit jeu électoral partisan, les Insoumis de Mélenchon ont transcendé la gauche par une idée fortement appuyée : l’éco-socialisme.
Bien sûr, tout n’est pas encore parfait. À cause de quelques mauvais réflexes de la gauche culturelle, des éléments du programme sont restés trop lointains et superficiels pour les couches populaires. D’autres encore étaient trop productivistes et industrieux pour être crédible écologiquement. Toutefois, une direction a été prise.
Et surtout ce combat de la gauche populaire nous a rappelé que les Français ont le droit de rêver, qu’ils ont le droit de ne pas se soumettre sans résistance aux pouvoirs des banques et des lobbys bruxellois. Une brèche a été ouverte dans le marasme austéritaire européen. Rembourser une dette ne peut pas être le projet d’une génération. Voilà le message donné par les jeunes insoumis.
Macron au pouvoir, c’est une chance. Les mondialistes vont se regrouper dans une seule grande coalition comme en Allemagne. La fausse alternance va petit à petit s’estomper. Trois choix de société vont s’ouvrir et feront sauter les clivages : le libéralisme, le nationalisme et le socialisme.
Mais désormais, après le combat éreintant de cette présidentielle, reprenons de la hauteur. Faisons peuple, pensons peuple, soyons peuple ! Démontrons aux libéraux, que ce mot n’est pas un fantasme et qu’il existe toujours. Il va falloir faire preuve d’humilité, d’esprit de cohésion et, pitié, de beaucoup moins de condescendance bourgeoise. Chaque jour nous devrons être un exemple d’altruisme et de fraternité. Un seul mot d’ordre désormais : la résistance philosophique. Et un slogan : nous ne voulons pas être milliardaires.
Nous ne participerons pas à la guerre du tous contre tous.
7. Cinq ans pour une reconquête
Les Français sont décidément un peuple singulier. Alors que cinq ans durant ils ont voué aux gémonies François Hollande, ils ont installé sur le trône présidentiel le continuateur le plus pur de sa politique. Nous voilà repartis pour cinq ans de capitalisme débridé, de délocalisations et de misère sociale (« parce que c’est notre projeeeet ! »). Certes, l’élection d’Emmanuel Macron s’est faite sous la menace, celle du Front national, alors que commentateurs et médiacrates nous annonçaient les nuages de sauterelles et le retour des années 1930. Ceux-là mêmes n’hésitèrent d’ailleurs pas à se changer en véritables petits commissaires politiques, spécialistes de la leçon de morale et de la chasse à l’abstentionniste. Devons-nous pour autant nous résigner à un nouveau quinquennat de barbarie libérale, avec comme seule alternative la réaction la plus infecte ? Non, et nombreuses au contraire sont les raisons d’être confiants devant l’avenir.
C’est sûr, les “jours heureux” ne seront pas pour aujourd’hui. La campagne menée par la France insoumise autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon s’est terminée aux portes du succès, dans une déception bien compréhensible. Pourtant, comment parler de défaite, devant l’incroyable travail accompli ?
L’année 2017 devait être un vrai blitzkrieg de la part de Marine Le Pen. Depuis un an, on nous annonçait une campagne électorale résolument tournée vers les thèmes chers à la candidate frontiste ; immigration, identité, islam. Au lieu de quoi, la question sociale a pu faire un retour fracassant, ramenée par l’engagement des Insoumis, la grogne des Whirlpool, ou encore les bons mots de Philippe Poutou. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a fait toute la différence lors du second tour : le duel Macron-Le Pen, le “banquier de Rotschild” contre “la France oubliée”, apparût aux yeux de certains comme une nouvelle expression de la lutte des classes – à tort, mais c’est une autre histoire.
Sur les programmes aussi, il convient de reconnaître l’ampleur du chemin parcouru. Ni Macron, ni Le Pen, ni Fillon n’ont abordé la question pourtant cruciale de l’écologie. Aucun de ces trois-là n’a parlé de distribution des richesses, de réforme des institutions, de démocratie directe, de la condition animale, etc. Le seul des “grands” candidats à avoir porté ces idéaux de progrès social et humain, est Jean-Luc Mélenchon. Et ces idées, que les soi-disant experts politiques déclaraient minoritaires et passéistes, ont démontré toute leur vivacité et leur actualité, capables de jouer dans la même cour que les champions de l’ordre économique. La bataille contre le libéralisme et la réaction est donc loin d’être perdue.
Alors oui, à défaut de victoire éclatante, il faudra se contenter de ce succès en demi-teinte ; mais au moins savons-nous à quoi nous en tenir.
Nos forces sont désormais comptées ; sur cette fondation, il nous appartient de construire la force d’opposition du quinquennat qui vient. Et notre horizon ne doit pas être les législatives, il ne doit pas même être 2022. Cessons de calquer nos ambitions sur le calendrier électoral d’un régime aux abois. Notre ambition, c’est le peuple au pouvoir ; et pour la réaliser, il faut combattre là où est le peuple, dans la rue, devant les lycées bloqués, sur les piquets de grève, dans les entreprises en faillite. Le Front national est devenu l’un des premiers partis de France parce qu’il a su vaincre le camp social sur son terrain et devenir le nouveau héraut de la colère populaire. À nous de lancer la reconquête, partout où le peuple se bat pour ses droits, ses libertés, ses conquis sociaux.
Macron espérait une prise de pouvoir en forme de triomphe romain ; il débute son mandat avec tout un pays contre lui. Le monde ouvrier le rejette, les territoires ruraux le méprisent, les banlieues le dédaignent, la jeunesse ne s’est pas mobilisée pour lui. La colère est partout présente, les braises du mouvement contre la loi El Khomri sont encore rouges, la rage contre les violences policières anime encore banlieues et milieux militants. C’est de cette saine colère que le mouvement social français a besoin, c’est dans cette colère qu’il doit puiser ses forces nouvelles. L’heure n’est pas aux accords de partis et aux stratégies électorales, mais à la révolte. Pour nous, peuple travailleur, l’alternance véritable c’est de créer le parti de nous-même, et c’est dans la lutte seule que nous pourrons le construire.
8. En route plutôt qu’en marche !
Cette campagne électorale qui s’achève, considérée comme la plus bas-de-plafond de l’histoire de la Ve, aura acté « l’arrivée à maturité du vide » – comme le disait Emmanuel Todd sur notre site – ou, pour le dire plus clairement, la disparition quasi totale de la politique. Alors que nous sommes en plein dans la 6e extinction animale de masse, alors que la pollution et le changement climatique menacent partout notre avenir, alors que la guerre économique laisse dans l’extrême pauvreté un tiers de la planète et que les guerres tout court n’en finissent pas, le débat fut régulièrement réduit à une chicane d’experts-comptables pour déterminer le dosage optimal dans la baisse des dépenses publiques, la suppression de postes de fonctionnaires ou la suppression de normes environnementales et sociales. Autre spectacle surréaliste : alors que les urgences politiques réelles ne manquaient pas, une bonne partie de la campagne aura été polluée par des questions de stratégies d’alliance ou de reports de voix, achevant de transformer la politique en un désolant feuilleton de télé-crochet.
La campagne de Jean-Luc Mélenchon aura fait figure d’exception. Inutile de rappeler sa volonté de remettre le peuple au centre du jeu en convoquant une assemblée constituante s’il était élu, ou encore sa capacité à refaire de certaines questions vaguement “sociétales” (la mort, le corps) d’authentiques questions politiques – il s’en expliquait en détail dans son livre-programme. Mais surtout, il fut la voix des “catégories inertes” ou des entités abstraites dans l’arène politique : les animaux, la nature, la mer et même l’espace n’ont trouvé que lui pour plaider leur cause, et rappeler qu’il existe un univers autour de nos nombrils. Mélenchon repoussa ainsi le champ de la politique « au-delà des frontières de l’humanité » pour lui faire réinvestir des domaines abandonnés et pourtant cruciaux. Mais le peuple, objet central du programme de la France insoumise, n’est-il pas en passe de devenir à son tour une “catégorie inerte” ?
La dissonance entre les aspirations du peuple français et son vote est impressionnante. Plus de deux tiers des Français se déclarent très soucieux d’écologie, mais les deux seuls candidats à avoir parlé d’écologie totalisent péniblement 25 % des votes. Une grande majorité des Français sont opposés à la loi El Khomri, au recours au 49.3, au Tafta… mais le président confortablement élu – après avoir déjà fini en tête au premier tour – promet de renforcer la loi El Khomri par un coup de force législatif, et était par ailleurs le seul (!) des 11 candidats à être favorable au Tafta. La démocratie a ses mystères – et ses inconsistances…
Alors que la gauche radicale endosse habituellement le rôle du croque-mort égrainant les mauvaises nouvelles, la France insoumise avait osé une campagne gaie et colorée, chargée d’affects positifs (les meetings ayant pris l’habitude de se clôturer par un « allez, que viennent les jours heureux et le goût du bonheur »), dans la droite lignée des enseignements du film No. Bien qu’héritant du rôle de vendeurs de sang et de larmes, Macron et Fillon auront battu « l’avenir en commun » d’un Mélenchon joyeux et rassembleur. (Puisqu’il est visiblement rentable de jouer au Schtroumpf grognon, je lance ma start-up de fiel dès aujourd’hui avec ce billet d’humeur maussade.)
Au nom des éternels angles morts de la politique française – la souffrance animale, les milliers de personnes mourant dans la rue ou sur leur poste de travail chaque année, le massacre de la nature, et tant d’autres choses encore – nous allons devoir arpenter sans relâche le chemin emprunté par la France insoumise : celui du retour de la politique dans nos vies. Mais si nous, citoyens français – qui avons choisi d’ignorer à plus de 75 % les enjeux cruciaux de notre temps – voulons un jour être dignes d’avoir la chance de reprendre notre destin en main au travers d’une assemblée constituante et d’une réelle démocratie, une chose est sûre : nous avons bien du chemin à parcourir.
9. Dépasser la colère : l’émergence d’un populisme de gauche à la française qui ne s’éteindra pas
Avec un score de 19,58 % rassemblant plus de sept millions de voix, soit une progression de huit points par rapport au score de Jean-Luc Mélenchon en 2012, la percée de la France insoumise a été le véritable événement de cette élection présidentielle. Les leçons de l’échec du Front de gauche ont été tirées. Aux accords traditionnels entre partis, la campagne des Insoumis a privilégié un mouvement citoyen, particulièrement actif sur Internet et les réseaux sociaux, qui a su prendre en compte, dans le sillage de Nuit debout, l’aspiration à un fonctionnement plus horizontal qui sorte des jeux d’appareils. Si le programme a gagné en cohérence par rapport à 2012, notamment à travers l’adoption d’un plan B sur l’euro qui a terrorisé tous les européistes, la grande spécificité a été l’adoption d’une stratégie populiste assumée consistant à “fédérer le peuple” plutôt que de ne s’adresser qu’à la “gôche” à l’heure où l’on sait de moins en moins ce que celle-ci signifie.
C’est à mon avis ce qui a permis à Mélenchon de devenir le premier candidat chez les jeunes et de disputer au FN – même de manière marginale – une partie de l’électorat populaire. Comme l’a relevé Emmanuel Todd, la particularité de la France insoumise est qu’elle constitue le véritable vote interclassiste : diplômés, jeunes, personnes âgées, classe moyenne. Par-delà l’opposition entre la France d’en haut de Macron et la France périphérique du FN, le vote des Insoumis traduit l’existence d’une troisième France qui conteste la globalisation en parlant d’égalité, d’écologie, de souveraineté et de nation, dans une perspective inclusive et non xénophobe.
La déception des militants et des électeurs est aujourd’hui à la hauteur des espoirs qui avaient été placés dans le leader de la France insoumise, d’autant que 620 000 voix de plus auraient permis d’éviter un duel Macron-Le Pen au second tour. La colère est d’autant plus grande que tout a été fait pour empêcher l’émergence d’une alternative autre que celle proposée par le Front national, de Ruth Elkrief affirmant que « Mélenchon c’est l’URSS des années 1950 » à François Hollande lui-même sorti de sa léthargie pour déclarer que « Mélenchon est un dictateur, pas un démocrate ». Si la colère et la déception sont bien évidemment justifiées, les 19 % de la France insoumise doivent être vus non pas comme une défaite mais comme le début de quelque chose de nouveau. En refusant de se soumettre à la comédie du « Front républicain », devenu un front macronien allant du PCF à François Fillon, Jean-Luc Mélenchon a exprimé un désir d’indépendance qui donne aux Insoumis une cohérence pour apparaître comme la principale force d’opposition pendant cinq ans, dans les urnes comme dans la rue. Empêcher notre Tony Blair français de détruire ce qu’il reste d’État social, au motif de transformer la France en “start up nation”, sera la priorité du quinquennat. Quant au Front national, il n’est pas absurde d’imaginer qu’après sa défaite il pourrait finir par abandonner les idées de sortie de l’euro et de protectionnisme qui continuent encore d’effrayer une partie de l’électorat de droite afin de mettre en échec la stratégie de Florian Philippot. Le parti d’extrême droite pourrait alors revenir à ses fondamentaux, dans la ligne de Marion Maréchal Le Pen : identité chrétienne de la France, sécurité, islam, immigration. Cette nouvelle configuration pourrait ouvrir un boulevard à la France insoumise pour se présenter en 2022 comme la seule véritable alternative à la France de Macron, à l’euro et au néolibéralisme européen finissant.
10. Porter le regard au-delà des limites
Pour ma part, et ne pouvant parler qu’en mon nom propre, mon individualisme forcené m’empêche de prendre part à une quelconque révolution collective, qu’elle soit socialiste, citoyenne, insoumise, rétro-libertaire, post-vegan, ultra-numérique, néo-millénariste, rouge-ciel ou bleu-moutarde. Non pas que je décourage l’initiative (et encore moins les propositions de mes camarades) mais il est difficile de se donner des principes plus forts que son caractère quand celui-ci a l’héroïque consistance d’une paresseuse limace à l’assaut d’une petite feuille de laitue. De sorte que je ne peux accorder à ma révolte qu’un statut d’ordre strictement personnel.
À l’orée de cette nouvelle ère Macroniste (mélange d’arrogance libérale, de progressisme béat et de vide spirituel), d’aucuns se reconnaîtront peut-être dans ce sentiment accablant. Quitte à risquer l’auto-critique en place publique. En effet, accordant plus d’importance à mes goûts esthétiques qu’à mes maigres convictions politiques, j’estime Manfred, Jean des Esseintes et Oblomov de meilleure compagnie que Marx, Proudhon ou Sorel.
« On a cru voir en moi un anarchiste affilié à je ne sais quelle bande, alors que je suis un solitaire et doux rêveur ennemi de la vermine et toujours armé pour la combattre », précise un condamné à mort chez Léon Bloy.
Taraudé par mes contradictions intimes et foin d’une radicalisation “j’men-foutiste”, je consacre ainsi une bonne part de mon énergie à cultiver un mépris d’acier envers les ambitieux et les cuistres, les vertueux et les demi-habiles, les sectaires et les lâches. Soit mes semblables, mes frères. Et, comme on dit dans les livres, la famille s’est sacré. De sorte que l’amour des miens constitue un antidote à mes accès de cynisme. Je dois donc m’y résoudre : je ne suis pas à la hauteur de ma misanthropie. Même si la sensation d’être étranger au temps présent persiste. « Nous autres enfants de l’avenir, se demande Nietzsche, comment pourrions-nous êtres chez nous dans pareil aujourd’hui ! »
Alors que faire ?
Peut-être penser contre soi-même lorsque l’air est saturé de certitudes idéologiques, désirer le Sublime là où l’Utile règne en maître et, plus généralement, opposer de la résistance à toute son époque. Voilà ce que j’appelle “prendre les armes”. En somme, vivre contre son temps, demeurer inactuel et désinvolte.
Rude tâche pourtant que d’aller voir ailleurs pour y trouver du nouveau tant l’horizon est bouché par la lourde enceinte sur laquelle la “Réalité” a tyranniquement gravé ses lettres. Malheur à qui préfère la légèreté d’une valse d’étoiles à étoiles que l’accoutumance gluante au royaume de la médiocrité.
Il ne semble pourtant n’y avoir d’autre urgence que de fracasser ce mur pour entrevoir les possibilités infinies de l’inconnu qui se cache derrière.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous vous avons proposé une série d’articles sur Macron et sur le FN
- Nous publiions une tribune intitulée « Ni Macron, ni Le Pen »
- Nous plaidions pour une république décente et un socialisme populaire
- Notre reproduction d’un texte d’Orwell, le meilleur des remèdes anti-gueule de bois électorale, pour apprendre à être de vrais petits populistes
- Et comme on assume complètement ce désir d’être un gros “nous” contre « notre ennemi le Capital », on n’arrête pas d’en parler et ça passe par l’insurrection quotidienne, la lutte des classes avec Michéa, la grève générale, le syndicalisme de combat, ou encore la libération du peuple
Catégories :Politique
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